Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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Le garçon de Pest

 

Liliom de Molnár a apporté la célébrité au bonimenteur du Luna-Park de Pest, ce héros brutal au grand cœur, pourtant pudique, cette personne sans patrie, pourtant plus enracinée, davantage sang pur que tous les prototypes nationaux, que l’on ne pourrait ni confondre ni remplacer par un apache parisien ou un hobo américain, cette chose, cette justification du soupçon, voire de la certitude, que seul un artiste mais jamais un politicien n’aurait découvert : les grandes métropoles du monde ont chacune désormais une âme à part, de même que les nations et les pays du monde. Les grandes villes sont désormais des pays et des nations, elles engloutissent et fondent en elles tout ce qui leur échoit, avec une force personnelle et constructive. Autrefois on donnait le nom d’une grande ville à un empire – aujourd’hui l’amour-propre du provincialisme moderne, de nature nationale, protesterait contre cet esclavage abstrait, et probablement à juste titre – mais ne pensez-vous pas que, plus encore que le snob provincial singeant la ville, le citadin rejetant la culture sous prétexte de nationalisme cocardier est bien plus ridicule encore ?

Pire que ridicule peut-être.

Le Parisien n’a jamais fait de différence – il s’avouait et se targuait tout autant parisien que français.

Je suis né et j’ai vécu à Pest, et je l’avoue, au fond de mon âme j’entends comme une trahison, ce qui est fréquent de nos jours, que quelqu’un médit de Budapest, au nom d’un amour-propre national mal interprété, avec la fausse accusation d’antinationaliste.

Mais ne comprends-tu pas, toi, fils des pusztas et des brousses, qu’être budapestois représente quelque chose, en plus d’être hongrois – une sorte de patriotisme particulier, qui a son propre romantisme, comme pour toi le mirage dans la Grande Plaine ? Essaye de réfléchir avec ton intelligence d’enfant. Nous sommes nés ici, et ce qui était pour toi la forêt et les champs, la même chose était pour nous la rue, l’alignement des maisons et les "accourses" de l’immeuble de Józsefváros : des phénomènes de la nature.

Le monde des contes de fées de notre enfance c’était le Bois de la Ville et le Luna-Park. Le Bois et son Luna-Park étaient notre Bakony[1], et le brigand qui rêvasse au tréfonds de la forêt, pour nous c’était Liliom.

C’est là que s’est épanoui notre amour, dans les petits salons de thé de Buda, et notre ambition rédemptrice du monde à la table d’habitués du café.

Rousseau, enfant du paysage et de la nature, c’est à l’ombre d’un figuier qu’il a rêvé la société de l’avenir – il fut réveillé par un paysan et sa charrue.

Nous sommes partis de la table d’habitués du café, et c’est un garçon de café de Pest qui était l’unique et simple témoin de nos fiers désirs.

 

*

 

Il aura aussi un jour son poète.

Car c’est un phénomène unique qu’on ne trouve nulle part ailleurs, un "archétype" national à part, autant que Liliom ou même que Miska Magyar[2].

Le métier de garçon de café est tout à fait international. Pourtant, un serveur de Pest se reconnaît même à Honolulu.

Mais lui aussi, il te reconnaît !

Personne d’autre ne connaît aussi bien le Budapestois que le garçon de Budapest.

C’est lui qui l’a élevé ; comment ne le connaîtrait-il pas ?

Il était présent à sa naissance quand, vers la fin des années quatre-vingt-dix, du mélange des éléments de souche et juifs allemands, souabes, hongrois de la plaine ou de Bácska, tout d’un coup a jailli une nouvelle nationalité, une nouvelle couleur sur la palette des ethnies du monde : le bourgeois de Pest.

Il l’a vu entreprendre, s’ouvrir au monde, construire une ville, commercer, déployer ses ailes. Il l’a vu s’aviser avec fierté de son hungarité pendant le millénium, lorsqu’il y avait déjà de quoi se vanter devant la grande Europe.

Il l’a vu se transfigurer dans la renaissance de l’art, autour de mille neuf cent dix, à la terrasse du Café New-York, à cette fameuse terrasse où les constructeurs d’une nouvelle ère intellectuelle à venir s’asseyaient comme jadis Diderot et ses compagnons, les Encyclopédistes, précurseurs d’un nouveau siècle de l’Europe, dans ce fameux petit café où Philidor jouait aux échecs avec "le neveu de Rameau". Naviguant, virevoltant, disparaissant puis revenant avec le café au rhum, il attrapait parfois quelques mots, de "petites bouchées" littéraires, un peu de ce "charabia" que parlaient ces messieurs étranges, un certain monsieur Ady avec son abondante chevelure noire, et l’élégant auteur dramatique avec son monocle[3] ! Il agitait expertement les pourboires royaux de Sándor Bródy, il écoutait, adossé aux colonnes, les pourparlers des deux cafetiers de la maison qui négociaient pour présenter éventuellement une nouvelle invention à l’établissement : des images mobiles ou quoi. Et il a vu Jen­ő Heltai, griffonnant à la hâte sur papier entre deux cafés l’histoire de Berta, l’oie, qui aime aller au cinéma, cinéma, cinéma.

Puis vint la guerre, et il a vu partir d’ici, de ce café, lâchant sa tasse, le jeune Budapestois courir à la mort. Et il a vu le Conrad du café, en train de piquer des petits drapeaux en allumettes sur la carte dépliée. Et il a vu les premiers pilotes hongrois, Székely, Takács, Prodham, Wittmann, qui depuis le terrain d’exercice de Rákos couraient ici pour une minute, afin de discuter, à l’époque encore avec des comédiens, des écrivains ou des peintres, cette sensation : la réalisation du rêve d’Icare, dont nous espérions alors qu’il ne ferait pas pousser des ailes seulement au corps.

Et il a vu l’écroulement, et il a vu les révolutions – il a vu les monstres du monde souterrain, le chevalier arrivé dans la cape de Lohengrin qui se battra contre le monstre pour la princesse. Il les a vus et il a pensivement constaté que les monstres du monde souterrain et les princes Argyre sont des gens qui ressemblent vraiment aux autres clients normaux – l’un porte des lunettes, l’autre une canne, mais chacun fait du scandale si le café n’est pas assez chaud, ou s’il n’est pas bien percolé, minutieusement, avec soin, comme il avait ses habitudes chez sa chère maman, l’unique, qui connaissait très exactement les goûts de son fils chéri.

 

*

 

Il a vu toutes ces bizarreries, et il s’est formé en lui une sorte de philosophie condensée, personnelle, reconnaissable à son goût, son odeur et son arôme, qui collait à toutes ses paroles, tous ses gestes.

On ne peut le confondre avec rien, et pourtant il est impossible de le distinguer, de le définir.

On peut déceler quelques-uns de ses traits.

 

*

 

Le plus caractéristique est peut-être qu’il ne s’étonne de rien. Le stoïque Grec ne répondait pas à des questions impossibles avec un calme aussi inébranlable que lui qui effectivement a vu plus de fous que son ancêtre classique.

J’ai de nombreuses fois essayé de le troubler.

J’ai dit à Árpád, négligemment, mine de rien :

- Merci, je n’ai pas encore déjeuné. Je vous prie, apportez-moi une demi-langue d’éléphant, avec du raifort.

Pas un muscle de son visage n’a frémi. Oui, Monsieur, une demi-langue d’éléphant avec du raifort, débita-t-il, et aussitôt il disparut. Il revint une minute plus tard en haussant les épaules. S’il vous plaît, dit-il, veuillez plutôt commander autre chose !

- Comment, ai-je rétorqué, vous ne voulez tout de même pas prétendre que vous n’avez pas d’éléphant dans la cuisine ?

Il se hâta de me rassurer poliment :

- Bien sûr que si, nous en avons évidemment… entier… et on ne peut pas souhaiter qu’on tue un éléphant entier pour une demi-langue.

 

*

 

J’ai levé des yeux sévères sur Sándor.

- Une fois de plus vous m’avez apporté l’eau dans cet état… Elle est complètement liquide.

- Vous savez, Monsieur, ça se passe comme ça depuis des années, répondit-il sans réfléchir, et il poursuivit son travail.

 

*

 

J’ai arrosé Laci de mes reproches :

- Dites, comment pouvez-vous concocter un jus aussi honteux, une eau de vaisselle aussi imbuvable, comme cette sauce de goudron que vous n’hésitez pas à affubler du nom de café ?

Il se prosterna.

- Je suis désolé, secret commercial. Je n’ai pas le droit de vous dévoiler la recette.

 

*

 

- Dites-moi, Ernő, ne sauriez-vous pas par hasard à quelle heure part l’express pour Győr ?

- Neuf, dix-sept… Lance-t-il.

Cette certitude me paraît suspecte.

Comment le sait-il aussi précisément ?

Bon, ben, mon train est déjà en gare – lance-t-il d’un geste.

 

*

 

Il a son propre avis sur le cours du monde, sur la vérité et le mensonge.

C’est avec un certain étonnement que j’ai vu Vilmos apparaître à côté de ma table, en 1919, quelques jours après la chute de la Commune, comme si rien ne s’était passé. Il dit à ma place, comme le sachant par cœur :

- Un petit noir dans un grand verre avec de l’eau de Selz.

- Que se passe-t-il, Vilmos, ai-je dit ébahi, vous qui étiez soldat rouge, j’ai entendu dire que vous avez une fois été enfermé comme contre-révolutionnaire ; comment vous êtes-vous débrouillé ?

Il s’est penché plus près pour me répondre.

- Retenez bien ceci, cher Monsieur : l’idéal meurt, moi je vivrai.

 

*

 

Le meilleur au monde dans son métier – il réussit brillamment où que son destin le transporte, à Monte Carle aussi bien qu’au buffet de la gare de Pomáz. Il est discret, habile, attentif – rapide d’esprit, il comprend en une seconde les situations délicates, qu’elles soient de nature matérielles ou morales. Il ne trahira pas avec qui tu te cachais l’autre jour dans le petit compartiment près de la fenêtre, sans qu’il soit nécessaire de le lui demander. Il accepte sans ciller si tu as oublié ton porte-monnaie chez toi, il éconduit l’étranger désagréable qui tente de s’immiscer à ta table, et au téléphone il juge d’après la voix, pour qui tu es là et pour qui tu n’y es pas.

Il y a en lui quelque chose de Figaro, et quelque chose d’un Almaviva dérogé supportant son sort avec humour.

 

*

 

Il se tient depuis une demi-heure près de sa caisse, il ne s’approche pas de ma table, pourtant la relève arrive et il devrait faire ses comptes.

Peut-être devine-t-il que c’est sur lui que j’écris.

Il doit le savoir, il sait tout, mais il ne parle pas inutilement.

Il t’a vu, toi, bourgeois de Pest, il t’a vu naître et vivre au café. Si un jour tu tombes de ta chaise, tu ne peux pas souhaiter une main plus fraternelle que la sienne pour te fermer les yeux.

 

31 mars 1929

 

Suite du recueil

 



[1] Bakony : région montagneuse de Transdanubie. Un poème célèbre de Endre Ady s’intitule : « Paris est mon Bakony ».

[2] Personnage d’un roman populaire nationaliste du XIXe siècle.

[3] Ferenc Molnár.