Frigyes
Karinthy : "Mon
journal"
Le roman de la rÉalitÉ
Il arrive tout de même ici ou là qu’on me pose
des questions.
Avez-vous lu Dreiser[1] ? Avez-vous lu Remarque ? Et le nouveau
livre de Gerhart Hauptmann ? Et Gide ? Et ce nouveau Français, Moréas[2] ? – un styliste excellent, un
analyste raffiné. Et le livre de Chesterton sur Dickens ? Et l’essai de
Paléologue[3] sur Cavour, et le Christ de Emil Ludwig[4] ?
J’en feuillette un ou deux, je m’en réserve
quelques autres, à lire absolument quand j’aurai le temps.
Et le soir – ô, rare, pécheresse heure
pastorale volée ! – quand je ferme la porte, j’allume ma lampe de chevet,
je m’étire, puis, les paupières baissées, j’attends que les machines
trépidantes actionnées par les eaux souillées des dix-huit heures passées,
tournent encore un moment, puis s’arrêtent dans mon esprit ; le soir,
quand, dans la gelée torturée du récipient osseux, le nœud de la colère et de
l’indignation s’engourdit dans le sommeil, je rouvre les yeux et, assoiffé, je
tends le bras vers la colonne de livres sur ma table de chevet. Une heure de
pureté, de silence au-dedans et au dehors – que vais-je lire ?
Autant de belles choses, de nouveaux
romans, travail de nobles cœurs et de nobles esprits – des mondes, des cosmos
créés par l’imagination et par le Souvenir – vais-je y trouver ce que j’ai
imaginé moi-même, ce que j’ai vu moi-même ; ont-ils parcouru eux aussi,
comme cet autre chrétien, les villes symboliques, les champs et les rivières,
la source du bonheur, la vallée du désespoir ?
Je jette un coup d’œil dans un premier,
dans un second, je déguste, je me prends au jeu.
Et l’aventure – ces temps-ci – se termine
toujours par ce que je reste avec un livre soi-disant "scientifique"
à la main, qu’ensuite je ne pourrai plus lâcher.
Pourtant je voulais lire un roman.
Et à la place d’un roman, voici un chapitre
saisi dans un vaste sujet avec lequel en réalité je n’ai aucun rapport,
puisqu’il est désormais évident, je commence à le croire moi-même, que je ne
deviendrai jamais commandant d’un navire. Je ne serai pas plus astronome, ni
médecin, ni mathématicien, ni entomologiste, ni explorateur de terres
nouvelles, ce n’est pas moi non plus qui ai inventé l’avion comme je m’y préparais
à l’âge de huit ans (il est vrai que l’avion n’est pas devenu tout à fait ce que j’imaginais alors), et je vois bien
que l’on parviendra sur la Lune et sur Mars sans moi. Je pourrais encore écrire
quelques romans, pièces et poèmes, quelques "modestes opinions" sur
le monde, mais apparemment je finirai par quitter cette terre dans le même état
où je l’ai trouvée, que j’aie eu ou non sur elle une opinion modeste ou
immodeste.
Mais alors dans ce cas, pourquoi mon cœur
palpite-t-il autant, pourquoi est-ce que je m’abandonne bouche bée à ces
"connaissances scientifiques" avec une telle fougue, comme jamais je
n’ai lu un ouvrage de mon ressort, roman, poème ou pièce – je mâche et remâche
deux ou trois fois une phrase pour colmater les lacunes de mes connaissances.
Pourquoi diable ai-je besoin d’apprendre dans les détails où en sont
aujourd’hui, à cette heure et à cette minute, la théorie et la pratique de la
pathologie des cancers, synthétisant tout ce que l’on sait sur la question –
alors que je ne compte pas devenir chirurgien, et pourquoi diable je m’empiffre
de cette marmelade : dans quelle direction les chercheurs récents on fait
évoluer la théorie des électrons ou la théorie quantique, alors que je n’aurai
jamais l’occasion d’intervenir ne serait-ce qu’oralement, dans les débats des
mathématiciens et des physiciens – et pourquoi diable la vie amoureuse du
bernard-l’hermite m’intéresse davantage que celle de Madame Bovary ou celle de
l’héroïne de O’Neill, ou même la mienne ?
Arrêtons-nous un peu sur moi-même.
Ces questions n’auraient eu aucun sens,
j’en suis sûr, quand j’avais quatorze ou dix-sept ans. Même si cela sonne
bizarrement aujourd’hui (pour moi pas tellement en fait) à cette époque j’étais
pareillement intéressé à chacun de ces sujets, comme qui peut avoir ou aura
affaire aux électrons de même qu’au
martin-pêcheur : je pensais faire leur connaissance, personnellement, et
que nous ne serions plus indifférents les uns aux autres. J’avais probablement des
notions erronées du temps, de la mesure du temps – je m’étais prévu des
programmes pour cinq ou six mille années, il est donc très naturel que ce
programme eût permis que je devienne et médecin, et avocat, et premier ministre
et astronome, et que de plus je déchiffrasse le mystère du monde au trot du
cheval sur l’échiquier.
Un poème de Heine me vient à
l’esprit :
Ich hab allein dreihundert Jahre[5]
Tagtäglich drüber nachgedacht,
Wie man am besten Doktores juris
Und gar die kleinen Flöhe macht.
Je me rappelle aussi à quel point j’étais
étonné de voir mon père, à l’âge de soixante-dix ans, se replonger dans les
livres, recommencer à lire avec voracité, de la science, de la philosophie et
des chefs-d’œuvre des belles lettres, mais surtout, je le répète, des sciences.
Je me demandais ce qu’il pouvait y chercher, puisque pour lui tout cela n’avait
plus d’utilité. Pourquoi lisait-il,
oubliant tout, Spencer[6] et Auguste Comte, alors que dans le monde
que par exemple ce dernier enthousiaste avait rêvé et voulait réaliser, mon
père ne pouvait plus être présent, n’avait aucune chance de jouir de sa beauté,
de son calme. Et pourquoi s’intéressait-il à Werther, à Adolphe et à Casanova –
voulait-il apprendre alors, à soixante-dix ans, à quoi sert la jeunesse ?
Voulait-il chercher la Certitude, au seuil
de la porte au-delà de laquelle tout est incertain, la certitude de ce monde
que bientôt il serait obligé de quitter à jamais, l’avait-il bien connu ou
l’avait-il mal connu ?
C’est maintenant que je commence à le
comprendre.
Cette nostalgie n’est pas tout à fait une
désaffection de la création artistique, du "jeu de l’imagination",
l’écœurement d’un Spengler, pour se tourner vers le royaume des faits
connaissables.
Il est certain que dans le monde de la
connaissance scientifique on est saisi par la douceur d’un sentiment de
sécurité comparable à rien, que, ni l’art, ni la sociologie, ni la philosophie,
ni l’histoire, ni la théologie ne peuvent offrir. Comme si, après un long
voyage en mer source de vertiges, la tête découvrait enfin la côte : on
ignore où l’on se trouve, mais il est certain que c’est une terre ferme,
semblable à soi, du solide. Au dehors, dans le monde créé par l’homme, il y a des paysages merveilleux et d’encore plus
belles perspectives et des horizons – mais tout cela a un grave inconvénient dû
au fait que cela a été créé par l’homme, que cela est issu de son imagination,
de la force créatrice de ses désirs et de sa volonté. Comment m’exprimer ?
Je vais essayer de me résumer en une loi
mathématique unique, improvisée, quelque chose comme : au même moment, une même action ne peut se
dérouler que d’une seule manière.
En revanche au fond de toute action humaine
couve le problème du bien et du mal, autrement dit elle est toujours
soumise aux conditions de la morale et de l’éthique. Comment faire coïncider
cette condition avec la loi qui précède ?
Pour constater si une action humaine (soit
imaginaire, soit volontaire) est juste et correcte, il n’existe qu’un seul
moyen convaincant, c’est de la soumettre à une contre-épreuve, de façon à
examiner si, en agissant autrement, on arrive à un résultat néfaste et
incorrect. Mais hélas c’est impossible, car on ne peut à la fois agir que d’une
unique manière – par conséquent, toute morale restera à jamais problématique et
non fiable. J’ai sauvé la vie d’un tel et détruit celle d’un autre – quelle que
soit la conséquence de mon action, je ne pourrai jamais savoir si agir
inversement aurait été meilleur ou pire – il n’y a aucun moyen de me procurer
une certitude, je dois à jamais renoncer à y voir clair au préalable, je dois me contenter du rayonnement de mon instinct,
ce qui, justement parce que je suis un humain, fonctionne plus faiblement, de
façon moins crédible et plus embrouillée en moi qu’en mes frères et sœurs
animaux ou végétaux.
Pourtant pendant la lecture de livres
scientifiques où je ne suis pas hanté par cet éternel doute faustien, je n’ai
pas l’impression d’avoir tourné le dos à l’art.
Il existe toutes sortes de mondes, et il
n’existe ni raison ni contrainte de percevoir n’importe lequel d’entre eux plus vrai, plus juste, plus existant que
les autres.
Dieu a créé un monde, et le génie humain
aussi a créé un monde. Lequel des deux est plus parfait que l’autre, où réside
le paradis, qui le sait ?
Tout ce que je sais est que ce qui se passe
par exemple dans le monde des atomes et des forces, tel que la recherche
contemporaine le révèle progressivement de nos jours – est plus excitant, plus
aventureux, plus effarant et plus atterrant que le plus fantastique roman
d’aventures – et que ce qui se déroule devant nos yeux jour après jour dans le
monde des insectes et des végétaux par exemple, dépasse de loin dans sa
diversité, son ingéniosité, son horreur et sa beauté, la sensation qu’offre,
disons, l’histoire de l’humanité, avec ses guerres, ses paix, ses révolutions,
ses contre-révolutions.
Et moi je suis incapable de poser ce roman
à sensation, le roman de la réalité,
ce feuilleton d’un auteur inconnu, que récemment j’ai recommencé à feuilleter.
21 avril 1929
[1] Theodore Dreiser (1871-1945). Écrivain américain naturaliste.
[2] Jean Moréas (1856-1910). Poète symboliste français d’origine grecque.
[3] Maurice Paléologue (1859-1944). Diplomate, historien et essayiste français.
[4] Emil Ludwig (1881-1948). Écrivain allemand connu pour ses biographies.
[5] Durant trois cents ans/J’ai moi aussi réfléchi jour et nuit/Comment les grands docteurs en droit/Arrivent à pondre de minuscules puces. (Heine : Divers chants de la création)
[6] Herbert Spencer (1820-1903). Philosophe et sociologue anglais.