Frigyes Karinthy : "Mon
journal"
Panorama
Ça vient, ça s’approche, aucune digue ne
pourrait l’arrêter.
Dans les paroles pressées des hommes
d’affaires ou des journalistes au retour de Hollywood ou de Berlin, vibre déjà
une inquiétude fébrile. C’est dans l’air, ça s’approche.
Pour le moment il ne s’agit que du film
parlant, du chambardement que la nouvelle technique a provoqué dans cette
industrie deux fois décennale. Des palais de cinéma s’écroulent en craquant, on
reconstruit fiévreusement des usines mondiales. Berlin, Londres, New-York
déménagent à la hâte, des câbles vont et viennent, on casse les grands contrats
du passé, de nouveaux noms surgissent. Certains ont déjà entendu le nouveau film et regardent en face un avenir vertigineux :
mon ami, s’en est fini du théâtre, du cinéma, c’en est fini de tout dans sa
forme actuelle. S’ouvre une ère nouvelle.
Pourtant derrière le cinéma parlant, qui
n’est après tout qu’un simple additif, la fusion de deux opportunités bien
connues et exploitées en une troisième – derrière le talkie, gazouillis en anglais, se cache, d’après des experts
sérieux, un nouveau chambardement bien plus révolutionnaire que la radio.
L’usine radiophonique parfaitement
accomplie dans sa gloire, l’Oreille universelle, avait tout de même ôté les
frontières dans le temps et dans l’espace d’une certaine catégorie modeste des
phénomènes perceptibles, le royaume des Sons.
L’univers sourd et muet n’était pas
suffisamment différent du monde réel pour transformer de manière sensible notre
perception lorsque des milliards de gorges se sont mises à parler voilà
quelques années.
Mais cette fois il s’agit d’éclairer le
monde aveugle et obscur.
Après l’Oreille universelle s’ouvre l’Œil
universel.
Les experts prétendent que la transmission
de l’image mouvante parfaite sur les ondes radio est résolue – ce n’est plus
très long, plus qu’une question de temps pour que notre appareil de prise de
son, notre lampe magique d’Aladin, soit complétée du miroir magique de Tanagra,
une petite plaque de verre. Sur cette plaque, si je donne deux tours, apparaît Eastern-Square, sous le soleil de midi, avec mon beau-frère
au milieu en train de traverser la chaussée – si je donne trois tours apparaît
à volonté le Pôle Sud, quatre tours c’est le Sahara, des tours supplémentaires,
la réception de Lady Windermere ou éventuellement une exécution à la chaise
électrique à Sing-Sing.
Le monde existant en tant que panorama
accessible à tout instant – c’est le panorama du proche avenir.
Un monde simultané à la fois dans ma
perception et ma conscience – un monde dans lequel deviennent inutiles la
rêverie et l’imagination, toute conclusion laborieuse et non fiable, déduction
du connu vers l’inconnu – c’est la réalité à la place de l’imagination, le
résultat final à la place de la déduction, sur place, livré à domicile.
La Tragédie de l’Homme, sans illustrer le
destin dans le temps, sur le sablier condensé des millénaires, mais en le
présentant dans l’espace. Adam et Ève ne jaillissent pas d’une succession des
générations dans une jeunesse éternelle, dans les naissances et les morts
éternelles, dans les vagues sans cesse renouvelées d’une espérance éternelle –
non dans des époques successives mais dans des scènes placées les unes à côté
des autres, comme roi et reine, mendiant et prostituée, chevalier courtois et
fière châtelaine, explorateur polaire et jeune Esquimau, être archaïque
anthropophage et son esclave en Tasmanie.
Car le monde peut être aussi bien
représenté dans l’espace que dans le temps, et une fois que s’ouvrira l’Œil
universel, il s’avérera que ce que nous appelions l’Histoire, l’ordre et
l’alignement de passés qui s’approchent, dans lesquels nous croyions déceler un
processus évolutif, était en réalité
tout autant une illusion d’optique que ces bizarres et inexplicables images
oniriques, quand on rêve un précédent
à un événement extérieur, un bruit, le choc d’un objet qui tombe, le téléphone
qui se met à sonner, rêver une histoire cohérente dont la conclusion serait le
bruit extérieur ; en nous réveillant, nous ne comprenons pas comment c’est
possible, nous sommes obligés de supposer, si nous ne voulons pas lâcher les
béquilles de notre foi investie dans les relations de causalité, supposer donc
que ce que nous croyions se dérouler dans le temps, n’était probablement qu’une
série d’images projetées côte à côte dans l’espace, et rien d’autre.
À la place du Temps, c’est l’Espace qui
occupe désormais le centre de notre vision.
Nietzsche explique dans un de ses beaux
essais que les époques vivant, créant et voyant intensément se préoccupent peu
de l’histoire (de ce qu’on appelle le passé). Les classes cultivées de Rome
savaient moins de leurs prédécesseurs directs que nous d’eux, à la distance de
deux mille ans.
Ils en savaient d’autant plus sur
eux-mêmes.
Apparemment c’est une époque de ce genre
qui commence.
Il ne vaut pas la peine de s’occuper de
l’histoire, puisque le monde visible, si l’Œil universel s’ouvre effectivement,
servira aussi bien à nous alerter pour remarquer et comprendre son
enseignement.
Nous devons nous habituer – et apparemment
c’est là-dedans que la littérature, l’art, la science et la philosophie à venir
puiseront leur tâche – à ce que nous pourrons aussi bien découvrir les tenants
et aboutissants, la signification et le sens des choses dans le caléidoscope
des images qui se ressemblent mais qui sont différentes, que nous les
reconnaissions auparavant sous les indications de la fiction des causes et des
effets, dans l’ordre successif des résultats.
Si le monde entier est en mesure d’entrevoir
le monde entier, si nous évoluons sous les yeux les uns des autres, pour nous
comprendre nous-mêmes il n’est plus nécessaire de puiser des exemples dans nos
souvenirs – c’est le présent lui-même qui présentera des exemples dans une
richesse infiniment variée.
Mais pour que tout cela devienne possible,
on aura besoin de ressentir l’existence d’une nouvelle et différente façon – ce
sentiment n’a émergé que de façon pâle et brumeuse, tantôt apparaissant, tantôt
disparaissant dans l’âme six fois millénaire de l’homme civilisé.
Nos fils en sauront peut-être déjà
davantage.
Comment vous expliquer ce que j’entends par
là ?
Dans ce monde étroit où vit aujourd’hui
l’homme civilisé, le sentiment de
l’existence a été défini par le prétendu sentiment du moi – et celui-ci par la cohérence des souvenirs. À
tout moment j’appelle moi la personne
que je peux identifier à mon centre de mémoire d’il y a un instant, une heure,
un jour, un an. Depuis l’éveil de ma conscience j’ai existé, je suis allé et
venu, j’ai vécu, j’ai senti, j’ai vu, j’ai réfléchi – et j’identifie le héros
de ces anciens et toujours renouvelés sentiments vitaux à celui qui ressent la
vie à l’instant même : c’est ainsi que se crée le Moi.
Le vivant dans le temps.
Mais on peut aussi imaginer un être
différent, qui vit dans l’espace, constitué d’éléments semblables, si l’on
projette tout ce qui s’est passé dans le temps sur le plan de l’espace.
J’ai été un nourrisson, j’ai été un petit
enfant ? Bien sûr je l’ai été, je m’en souviens. J’ai été ce premier, et
si je suis toujours moi, je le sais parce que j’ai été aussi ce dernier.
Mais regarde le monde autour de toi. Tu
vois des centaines de milliers de nourrissons et autant de petits enfants. Ils
ressemblent plus ou moins à ce que tu as été. Si tu cessais de te rappeler ton
enfance, tu pourrais aussi bien te faire une image et une idée sur l’enfant, que par la voie du souvenir à
toi-même – et alors, de tous ces êtres semblables à toi, enfants et adolescents
et adultes vivants qui fourmillent, si tu
arrives à les identifier à toi-même, tu peux aussi bien te créer un nouveau
sentiment du moi vaste, englobant
tous les humains, que celui que tu t’es forgé à partir de tes souvenirs.
Et plus tu observes le monde, et plus tu en
aperçois pour choisir dans ce phénomène ce qui est humain, en le distinguant de
tout ce qui ne l’est pas – plus tu commences à sentir comme possible ce dicton
hindou archaïque, le paradoxe des paradoxes pour une oreille européenne : Ta twam assi, je suis toi.
Et Adam et Ève, dans cette Tragédie
spatiale, simultanée, qui, ici où tu es assis, et dans l’Amérique lointaine, et
à bord d’un Zeppelin balancé dans le vent, et au fond d’une cave, quelque part,
sous cent mille formes, dans un et même moment que tu appelles Maintenant, se
joue aussi bien le destin de ces deux Êtres malheureux qui se cherchent, qui se
combattent, le destin de ces deux Ego, que s’est joué dans l’ordre des
générations successives, ce que tu appelais Histoire.
L’Œil universel qui s’ouvre te le montre
peut-être.
Peut-être en les voyant, et en les
comprenant à travers toi, tu admettras mieux que la méchanceté leur a fait
autant de mal et la bonté et l’affection les a autant sauvés que celui,
l’unique, dont la douleur et la félicité te sont connues par tes souvenirs.
Qu’il vienne donc.
19 mai 1929