Frigyes Karinthy : "Mon journal"
congrÈs du pen club
Oui, il faut quand
même y aller… Monsieur Galsworthy l’a fait dire, et puis – n’as-tu pas crié
tout le temps, avant et après les révolutions, les guerres, que l’aristocratie
intellectuelle doit se donner la main, que cette communauté plus étroite et
plus authentique que toute autre communauté – la patrie, la famille, toi-même –
seule cette communauté peut sauver le monde ?
La société internationale des poètes, des
essayistes, des prosateurs, s’est retrouvée à Vienne pour une réunion amicale.
Vas-y, écoute-les, dis-le leur.
Le matin, endormi, pendant que je
m’habille, trotte en moi une sorte de conception confuse. Nous sommes de
nouveau avant et après des guerres et des révolutions… Que faudrait-il
faire ? Cher Bernard Shaw, avez-vous lu la déclaration de Briand,
affirmant que la réalisation des États-Unis d’Europe est indispensable, si nous
ne voulons pas que tout s’écroule, culture et civilisation comprises… Hum, que
pensez-vous, cher Wells, ne serait-ce pas à nous d’en poser la première
pierre ? Avec les briques des livres, ne serait-ce pas à nous de les
construire, comme ont fait les Encyclopédistes… Voilà deux cents ans ?...
Dans le train je somnole. Je sursaute sur
un sentiment de bonheur étrange… Tiens, qu’est-ce que c’était ? Ah oui, je
rêve… Je suis couché sous un arbre, dans l’herbe, sur le dos : des nuages
courent au-dessus de moi. Une coccinelle se hisse sur un brin d’herbe instable.
Je sens que je vis – que j’existe, et que le monde existe aussi, une richesse
infinie, des vertus infinies ; la joie me dessèche presque, mon cœur
palpite.
Oui, je sais, c’est arrivé un jour – ça m’est revenu dans mon rêve. Je devais
avoir dans les quinze ans… Mais ça se passait où ? Où était cet arbre, où
est cette herbe ? Je me torture, ça ne veut pas me revenir.
Au Grand Hôtel une chambre m’attend, des
formulaires, un insigne que je dois piquer. Un long programme. Séance du
congrès le matin, une excursion l’après-midi, le soir le maire nous offre une
réception. Il y aura des banquets, quatre d’ici à vendredi. Libre accès aux
chemins de fer d’Autriche.
« Salut, Menyus,
quoi de neuf ? Qu’est-ce qui s’est dit à la séance
d’hier ? » ; « Ah, rien, ça baragouinait dans tous les
sens, en vingt langues, personne n’a rien compris. Viens plutôt, allons voir le
Planétarium. » ; « Non, je monte voir un peu. Mon vieux, elle
est superchère cette ville, hein, qu’en
penses-tu ? Vous venez ce soir à l’Impérial ? » ;
« Bon, on pourra discuter après le théâtre, ou on monte chez Sándor, il a
une bonne eau-de-vie d’abricot. »
Dans le hall de la salle des séances on
fait des connaissances. Enchanté, Monsieur. Bin glücklich, Ihnen persönlich kennen zu lernen. Aber
natürlich, ich kenne doch Ihren entzückenden Buch über New Zeeland…[1] O, Mister, I am very glad – never mind, you
speak excellently…
À l’intérieur un Français du Sud brillant,
aux gestes enthousiastes, Monsieur Crémieux[2] est en train d’exposer la proposition du
Pen Club autrichien. Le Pen Club devrait lancer un concours pour le livre le
plus intéressant qui serait ensuite traduit dans toutes les langues. Bon, mais
de qui serait composé le jury ? Chamailleries sur les détails. Les petites
nations protestent, un écrivain yiddish émet de sa voix basse des observations
sarcastiques. Antal Radó[3], notre excellent délégué, récolte succès
et applaudissements avec sa proposition répétée en trois langues.
C’est vrai que Galsworthy a un fin profil.
Ce Werfel[4] ressemble à un musicien. Et que de femmes,
comme elles sont cultivées, c’est magnifique. Gorki[5] n’est pas ici ? – demandé-je à un
écrivain italien. Ses yeux parcourent rapidement la salle – apparemment il
n’est pas venu, répond-il du ton sur lequel à l’école nous nous
chuchotions : dis, le Skurek est encore absent,
il finira par écoper d’un avertissement.
Un journaliste allemand, un journaliste
hongrois d’ici. Le Hongrois m’interroge sur ce que je pense de la dernière
mode, où j’habite, où je compte passer mes vacances d’été, quelles sont les
dernières blagues qu’on raconte à Pest, est-ce une pièce ou un roman que je
prépare, qu’est-ce que je mange au déjeuner. L’Allemand m’interroge sur mon
positionnement idéologique, mais avec froideur et naturel, comme on fait
décliner une identité. Moment, bitte, dit-il, un carnet de notes à la main, also, Weltanschauung, schön ?
Menschlich ? Etisch ? Monistisch –
moralisch, oder spiritual – pessimistisch ?[6] Veuillez remplir, biffer les mentions inutiles.
Le Français m’étreint comme son unique ami,
avec un sourire désarmant et une cordialité débordante, et une minute plus tard
il s’avère qu’il ne sait pas qui je suis.
Hans Müller, célèbre auteur dramatique. Il
était pasteur à Budapest, il a la même façon de parler que les enfants intelligents
de Pest, il est même très à l’aise dans l’argot. Un homme vraiment charmant,
amusant, talentueux. Il prévoit d’aller à Berlin pour tourner un film. Il a
passé deux ans à Hollywood, il connaît tous les commérages hongrois, il
n’ignore rien des potins de coulisse de chez nous, même les plus intimes.
Allons, dit-il, dédaigneux, ça ne s’est pas passé comme ça avec la Fedák[7], vous n’êtes pas bien informé, ça a
commencé à la Brasserie Erdélyi, le soir de la
générale de la pièce de Bús Fekete[8]…
Déjeuner sur la Koblenz,
le Montmartre de Vienne. Beau panorama.
J’ai pour voisine de table Blanka Péchy[9], qui est devenue une importante actrice
allemande. Elle est fière et contente, Reinhardt[10] vient de renouveler son contrat pour deux
nouvelles années.
Le brochet est excellent, nous redescendons
à pied, le soleil se met à briller. Les gars, c’est bien de vivre, hein ?
Comme aujourd’hui, si possible, avait répondu Jenő Heltai[11] au sondage d’un hebdomadaire de théâtre.
L’après-midi, sur la Kärtnerstrasse
(nomen ![12]) je me fais presque écraser par une auto.
Elle freine à la dernière seconde, nous nous heurtons, je la retiens de mes
coudes. Des passants crient autour de moi, une femme se couvre les yeux, j’ai
terriblement honte, je fais le fanfaron en souriant, mais allons, ne voyez-vous
pas qu’il ne m’est rien arrivé ? Et vite je me réfugie dans une boutique
de cravates
L’humiliation et la honte m’empêchent de
regagner mes esprits pendant de longues minutes. Tout serait-il si
simple ? Et tout ce que j’avais imaginé de moi-même… Bergson aurait-il
raison ? La seule différence entre moi et les autres gens normaux
serait-elle que… Je suis un peu plus distrait ? Je ne suis pas distrait à
cause de grands idéaux, de grandes passions, sentiments et idées – est-ce à cause
de ma distraction que j’ai des sentiments et des pensées différents des autres
personnes ?
Soirée dans la salle d’honneur du solennel Rathaus royal, nous sommes les invités du maire.
On nous fait asseoir autour de petites
tables sous des voûtes énormes. On nous sert du thé et un programme musical
majestueux. Suivi d’une représentation de gala et de danses. Vers minuit je
ressens une inquiétude, j’ignore pourquoi. Un de mes compatriotes, écrivain,
émet des observations ironiques sur mon compte, je n’ai pas la moindre idée de
ce qu’il pourrait me reprocher. Quelque chose lui serait-il revenu, entendu il
y a des années, un mot peut-être mal compris. Je souris, je plaisante, comme si
j’étais de bonne humeur. Pardon, je sors un instant…
Je descends en rasant les murs, je traverse
l’escalier et la halle d’honneur béante… Manteau, chapeau…
La grande place devant le Rathaus est déserte, la lune baisse pudiquement les yeux –
là-haut les fenêtres gothiques sont illuminées.
Une auto passe près de moi à toute vitesse,
le chauffeur crie mon nom…
- Tiens, c’est toi, Laci, salut !
- C’est bien moi, dit-il. – Cela fait
un moment que je t’appelle, tu n’entends pas ? Viens, monte vite.
- Comment savais-tu que tu me
trouverais sur cette place ? La réception doit durer jusqu’à au moins
trois heures du matin.
- Pas difficile, répond-il
allègrement, j’étais sûr que tu ne supporterais pas ce beau monde au-delà de
minuit, … J’ai deviné que cet errant solitaire sur la place ne pouvait être que
toi… Mais tu sais ce que nous allons faire maintenant ? Nous allons
prendre la route et ne nous arrêterons pas avant la Mer du Nord…
- Mais tu as trop de choses à faire…
J’ai lu cela… Tes drames… Succès phénoménal… Dans le monde entier…
Il hausse les épaules.
- Allons, qu’est-ce que le métier a à voir avec ça ?... Une
seule chose compte mon pote : cette auto qui permet d’échapper au monde,
inconnu, seul, dans l’inconnu – et s’arrêter quelque part où l’on sent qu’on
saurait être heureux, seul, sans succès, sans nom, sans les gens, sans
littérature – sur une montagne ou au bord de l’eau, où on pourrait construire
une cabane d’herbes et de bois, puis…
- Mon cher Laci,
arrêtons-nous ! Ramène-moi à mon hôtel, je boucle mes bagages, demain
matin je retourne chez moi.
- Qu’est-ce qui ne va pas ?
- Tout va bien, seulement ça fait deux
jours que je me casse la tête, où était cet arbre, ce nuage, cette coccinelle…
- À Szentendre,
mon ami, à Szentendre, là-haut sur la colline, près
de Staravoda… Quand nous étions en vacances, à
quatorze ans…
À midi je suis à Pest, l’après-midi je me
rends à Szentendre par le train de banlieue.
Tant pis pour le Pen Club.
29 juin 1929
[1] Très heureux de faire
votre connaissance. Mais naturellement, je connais votre excellent livre sur
[2] Benjamin Crémieux (1888-1944). Critique littéraire, résistant, mort à Buchenwald.
[3] Antal Radó (1862-1944). Écrivain, poète, traducteur.
[4] Franz Werfel (1890-1945). Romancier et dramaturge autrichien.
[5] Maxime Gorki (1868-1936) vivait dans le sud de l’Italie entre 1924 et 1932.
[6] Donc, Vision du monde ? Humaniste ? Éthique ? Moniste ? – moraliste ou spiritualiste – pessimiste ?
[7] Sári Fedák (1879-1955). Actrice hongroise, deuxième femme de Ferenc Molnár.
[8] László Bús fekete (1896-1971). Auteur dramatique.
[9] Blanka Péchy (1894-1988). Actrice et écrivain.
[10] Max Reinhardt (1873-1943). Metteur en scène de théâtre, autrichien, puis américain.
[11] Jenő Heltai (1871-1957). Écrivain, poète.
[12] "Nomen est omen" : le nom est présage en latin. (Kärtnerstrasse : rue de Carinthie)