Frigyes Karinthy :  Recueil "Panorama", titres

 

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traÎnade

 

Personne ne l’a créé, le mot est né tout seul, sur une sorte de base phonétique et biogénétique, comme peut naître un mot primitif, directement surgi de la notion, imitant une de ses propriétés compréhensibles, traduisant en voix ou mouvement des lèvres le geste particulier que signifie cette perception. Le mot primitif dont la racine ne peut plus être analysée par la linguistique comparée, est en réalité toujours du charabia. Parmi les gens nerveux, qui ne connaîtrait ce jeu bizarre où nous nous répétons mécaniquement de nombreuses fois un mot simple, n’importe lequel, disons "pain" ou "mort" ou "machine", assez longtemps pour que la perception de la notion s’en perde et ne reste que la seule sonorité du mot ? – tout à coup le mot se met comiquement à cliqueter : nous ne le comprenons pas, pourtant nous nous rappelons encore son sens. Cela devient alors quelque chose d’horriblement ridicule et grotesque de voir que des gens sérieux et sensés produisent ce bruit bizarre avec leur bouche, comme "pain, pain" et "mort" et "machine, machine, machine"… sans rire, alors que les oies qui cacardent affolées, ou le piaillement vantard des moineaux, ou le braillement vaniteux du paon, ou le glapissement naïf et étonné du cochonnet leur paraît ridicule – or ce sont tout autant des mots, même si nous ne savons pas leur signification, nous devinons seulement qu’il s’agit dans divers dialectes de "aïe" ou autres interjections exprimées dans le langage des animaux.

 Traînade. Si je le comprends bien cela représente une synthèse de diverses notions prises dans la même sphère. La traînade est une façon particulière de marcher, celle d’une demoiselle aux cheveux coupés à la garçonne, en jupe courte, qui défile entre deux murs d’yeux d’hommes concupiscents, sur la scène décisive de sa lutte pour la vie, la promenade ou la piste du thé dansant de l’après-midi, ou encore à la plage, ou à un bal, ou dans la rue Váci. Elle est composée de déhanchement, de trottinement, du coquet balancement des épaules. Par une association inconsciente d’idées, le mot évoque aussi la "parade". La traînade est d’ailleurs issue de la danse de Saint Guy de notre temps, le shimmy, et de la variante de celle-ci qui, selon l’enseignement des mots croisés, danse verticalement le même rythme que les gentils couples du siècle dernier savaient encore danser horizontalement (mais jamais en public) – le mot, comme une expression sans équivoque de l’état d’âme dont il jaillit, porte en réalité sur lui le stigmate de l’amour-propre féminin indifférent à tous les malheurs, chagrins, angoisses ou scrupules moraux. Et si je poursuis mon analyse, on le retrouve également dans la crânerie cavalière, dans cette sorte d’agressivité quasi militaire avec laquelle la femme traînadant hausse les épaules, de façon provocante, lançant un défi, et en même temps emplie d’un orgueil je-m’en-foutiste, avec le geste d’un « je me fiche et même je me traînade de tout ». Dans cette obstination et cette autonomie je retrouve aussi la virilité de l’époque que l’homme d’aujourd’hui assailli de ses nombreuses activités et responsabilités n’a pas le temps de suffisamment mettre en avant, il est contraint de confier ceci aussi à la femme, que par là même il promeut en un être bisexuel, en un humain parfait, en la prêtresse véritable de l’amour.

La femme d’aujourd’hui, la Grande Traînadante, est véritablement un dépositaire hors concours de tout ce qui est la sexualité humaine – elle est à la fois virile et féminine, mais évidemment seulement aussi longtemps que cela concerne les caractères physiques proprement dits de la virilité et de la féminité (que l’on appelle les traits sexués primaires). Mais qu’en attendre d’autre, de plus ? Le culte des traits sexués secondaires (bonté, compréhensions, sacrifice de soi, altruisme, tendresse, disponibilité d’une part, esprit, intelligence, force et courage d’autre part) c’est nous qui les assumons tant bien que mal, nous les hommes. Vous pensez, n’est-ce pas, que cette distribution n’est pas bonne, n’est pas juste – que la femme devrait être femme secondairement aussi, et qu'elle devrait nous laisser la virilité primaire, à nous ?

Ne vous lamentez pas, imbéciles. Ça ne peut pas être réglé par des soupirs niais. La question est de savoir si oui ou non la Grande Traînadante vous plaît ou non.

Il est inutile de répondre : la réponse, l’image fidèle de votre goût, réside dans votre façon de la suivre, bouche bée, béatement, du regard – elle vous plaît, oui, elle vous plaît beaucoup. Que voulez-vous alors ? Vous l’avez voulue, vous l’avez eue. C’est l’amour qui traînade ici devant vous – le goût amoureux, le désir, le halètement de l’époque ; et vous lamentez-vous parce que, par manque de qualités psychiques, cette femme dont vous êtes amoureux, on ne peut pas l’aimer – car elle est égoïste, avare, sotte et vulgaire ?

Lunatiques imbéciles – ouvrez enfin les yeux aussi vers l’intérieur ! Vous n’avez toujours pas compris la clé d’un secret simple, la tragédie de l’homme à l’âme corporelle – c’est que chez les femmes, nous aimons les qualités – mais nous sommes amoureux de leurs défauts.

 

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