Frigyes Karinthy :  Recueil "Panorama", titres

 

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idÉal d’homme

 

- Tout de même, comment devrait-il être, cet homme ? – je harcelais ma femme, étonné moi-même de ma curiosité, car je n’étais nullement intéressé par ce qu’elle répondrait.

Madame ferma les yeux et sourit.

- Vous croyez que ça peut se raconter comme ça ?

Dieu merci, pensai-je, ça ne peut pas se raconter, parlons alors d’autre chose, par exemple : quand va-t-on servir le thé ?

Madame ouvrit les yeux et devint sérieuse.

- Vous croyez que ça peut se raconter comme ça ?

- Bien sûr que je le crois, et pourquoi non ? Il doit sûrement être grand, blond, les yeux bleus.

Madame fit un geste dédaigneux.

- Sots que vous êtes ! Vous croyez vraiment que pour nous, comme pour vous, l’essentiel est l’apparence physique, la beauté du corps ?

- Vraiment ? Il pourrait même être laid ?

- Laid ? Ça non. Je n’irai pas jusque-là. Il n’en est pas question. Il doit être beau, naturellement. Mais la beauté en soi ne suffit pas. Elle est une condition nécessaire, naturelle, comme l’air, sans elle il ne peut être question de rien. Mais entre un homme beau et un homme idéal il y a une marge ! Il n’y a que vous qui devenez fous si une femme est belle. Pour nous ça ne suffit pas. Chacune de nous est capable d’être belle.

Elle referma encore les yeux, esquissa un sourire, les lèvres humides, un peu ouvertes, s’adossa à sa chaise, ses longs cils vibrèrent voluptueusement. Elle était horriblement laide.

- Donc, il doit aussi être intelligent ? Et génial en tant que penseur ? – chuchotai-je d’une voix enrouée. J’avais très envie de mon thé.

Madame émit un rire mélodieux. Sa voix était affreuse.

- Gros bêta ! Qu’ai-je à faire de ses pensées, du moment qu’elles ne se rapportent pas à moi ? Même si c’est un génie, grand comme ce Shakespeare ou cet Edison ! L’homme dont nous rêvons est avant tout un homme, et pas un apôtre du bonheur de l’humanité !

- Alors il peut aussi être stupide ?

- Qu’allez-vous penser là ? Il est tout naturel qu’accessoirement il soit l’apôtre du bonheur de l’humanité. Vous ne supposez tout de même pas que par exemple un homme stupide pourrait m’intéresser, moi. Mais le fait qu’il soit intelligent et talentueux fait partie du lot, cela va de soi – autrement il n’y a même aucune chance qu’on fasse connaissance. Face à un homme stupide nous ressentons sans cesse notre supériorité intellectuelle et c’est insupportable – car nous n’aimons pas en réalité nous trouver en position supérieure, intellectuellement.

Elle se redressa, l’ironie étincela dans ses yeux, elle me toisa calmement des pieds à la tête. Elle avait l’air incroyablement sotte.

- Je comprends – dis-je les yeux baissés, car je crus entendre les pas de la bonne et je ne voulais pas qu’elle s’aperçoive à quel point je me réjouissais de pouvoir prendre mon thé. – Je comprends. Pour être bref, il doit être capable d’inspirer l’amour. Le type d’homme qui, Dieu sait pourquoi, plaît aux femmes, qui possède une sorte de fluide caché, une force rayonnante. De son visage émanent courage intelligence, fierté.

Elle me regarda, apitoyée. J’eus aussi pitié d’elle.

- Et rien d’autre ?

- Quoi par exemple ?

- Esprit ! Courage ! Intelligence ! Fierté !? Et que fais-tu du plus important : l’enthousiasme ?

- L’enthousiasme ?

- Des yeux obnubilés d’enthousiasme et d’amour quand il me regarde ! Une adoration aveugle, l’humble hommage dans lesquels il fond quand il me voit ! L’amour terrassant qui fait vibrer tout son être ! Des sanglots désespérés, le saut du quatrième étage, l’accès de colère qui lui fait sortir son poignard pour tuer cet autre homme sur lequel je lèverais le regard !

- Mais pourquoi lèveriez-vous votre regard sur un autre, une fois que… ?

- Vous m’en direz tant ! Croyez-vous que je saurais aimer un homme qui me terrorise, qui me prive de ma liberté ? Un esclavagiste ? Pouah ! Les hommes jaloux qui s’humilient me dégoûtent !

- Mais puisqu’à l’instant…

- Quoi à l’instant ? Mon idéal d’homme souffre en silence, ne dit rien, simplement il souffre, il se consume pour moi. Je pourrais aimer un tel homme à en mourir !

J’ai compris que ma femme pourrait aimer à en mourir un homme idéalement beau, génial, riche et parfait, qui l’aimerait sans espoir, et le cœur lourd j’ai renoncé à prendre le thé, je devais sortir.

 

Suite du recueil