Frigyes Karinthy :  Recueil "Panorama", titres

 

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Je me transforme en sociÉtÉ anonyme

 

Cher Monsieur le Rédacteur,

Permettez-moi de penser que le temps est arrivé et, sous la forme d’une lettre ouverte, de mettre fin à des bruits persistants qui m’ont été rapportés de plusieurs côtés, et de couper court à ce qu’on chuchote fréquemment dans des sphères financières et qui mettent en rapport ma modeste personne avec la survenance d’un événement économique prochain.

Alors voici : cet événement va bel et bien survenir et je souhaite que le public qui se perd dans le labyrinthe de l’offre et de la demande ne se fasse pas une idée de cet événement à partir de bruits de couloir et des on-dit du marché souterrain, mais qu’il s’en fasse une image claire et nette.

Il est un fait en effet qu’afin d’assurer un développement de ma production d’écrivain et de journaliste, et afin de lui assurer une orientation conforme à l’esprit de la compétition économique moderne, je me transforme en société anonyme.

Cette société anonyme dont l’objectif consiste à exploiter et à valoriser efficacement les produits de mon esprit, émettra plus tard avec un capital de départ défini (le plus tard possible) des actions dont la valeur nominale dépendra de l’importance de l’usine.

Le conseil assumant la direction de la société anonyme sera désigné par les actionnaires à la majorité ; il devra représenter les intérêts des actionnaires par une activité aussi assidue que possible et par une inspiration progressive de la production industrielle. J’entends par là que sans ménager son capital matériel (à définir plus tard) et moral (déjà défini, je l’espère), il devra veiller à m’insuffler une humeur et un état d’esprit, propices à des œuvres théâtrales, poétiques, romanesques et philosophiques nombreuses et de haute tenue, à développer mes vues sur moi-même, sur les gens, les hommes et les femmes, sur la société, la littérature, la beauté des joies spirituelles et intellectuelles, sur la vanité de l’attachement à l’argent et de la cupidité, sur les dangers du règne de l’argent, de la banquocratie et de la sociétésanonymocratie, sur l’ignominie de la démangeaison de l’enrichissement, sur la laideur de l’enrichissement sans travail et de l’exploitation des biens intellectuels, etc., etc.

Cela à propos la société anonyme elle-même. Mais le grand public sera peut-être davantage intéressé par ma ferme décision d’introduire aussi à la Bourse quelque temps après sa création les actions de la « Société Anonyme pour l’Exploitation des Valeurs Intellectuelles de Frigyes Karinthy ».

J’ai conscience de ce que cela signifie. J’expose par cette mesure les résultats du fonctionnement de la société anonyme aux aléas de la confiance et de la méfiance qui découlent des fluctuations de la spéculation. Mais tout compte fait, ce ne peut être que bénéfique pour la cause. Car quel est l’avantage pour moi de coter les actions FK. à la Bourse ? Cela me permet de constamment connaître et vérifier ce que jamais aucun écrivain n’a pu connaître et vérifier jusqu’à présent : comment et dans quelle mesure son fonctionnement peut escompter le succès auprès du public.

La courbe de confiance et de défiance révélée par les fluctuations des actions FK. fonctionnera avec autant de sensibilité qu’un sismographe. Si par exemple la nouvelle se répand que j’écris un roman, les actions montent. Si le roman paraît et on commence à le lire, les actions dégringolent, si l’on me voit rêvasser dans la rue, je me cogne à un tram en me promenant, je trébuche au seuil de ma porte, attestant par-là que je m’apprête à écrire un poème, les actions s’écroulent. Si je trouve un bon sujet d’opérette, elles remontent. Si Jenő Pintér[1] désapprouve quelque chose que j’ai écrit, les actions FK. font un bond vers les sommets. Si Elemér Császár[2] recommande un de mes articles, c’est la panique, les prix chutent, et si par malheur il affirme que je suis un bon écrivain, c’est carrément le krach. Si on découvre que je suis amoureux, les cotes fléchissent ; si je me promène bras dessus bras dessous devant le théâtre avec une actrice : tendance amicale des cotations. Je pourrai à tout moment suivre ce dont les gens ont besoin. Si, dans un de mes articles, j’exprime une méfiance à l’égard du gouvernement, mes actions respirent une atmosphère de confiance. Si je m’attendris devant la beauté d’un coucher de soleil, je m’en laisse inspirer, plus je m’attendris, plus s’affermit la Bourse ; si en revanche, je reste dur face à la femme à propos de qui je pourrais écrire une pièce, alors la tendance ramollit.

Le temps viendra où le cher lecteur sera davantage empressé à lire la cotation des actions signées de mon nom sur la dernière page du journal, que le billet signé par moi à la une, vu que ses billets à lui importent plus pour lui que mes billets à moi.

Et alors je serai enfin une grandeur reconnue et introduite.

 

                                         Bien à vous, Monsieur le Rédacteur,

                                                        Frigyes Karinthy

 

 



[1] Critique littéraire réputé pour sa sévérité et auteur d’un dictionnaire.

[2] Académicien, historien de la littérature.