Frigyes Karinthy :  Recueil "Panorama", titres

 

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le poÈte et le papillon

ou

la relativitÉ DES ÂMES

 

Le poète dit :

- Ça alors, quel beau papillon !

Le critique l’a entendu. Il s’est assis et a exposé que depuis Homère personne n’a exprimé plus parfaitement, plus simplement, plus originalement et plus profondément cette même pensée, la relation transcendante du sentiment avec le cultivateur de l’Être-conscience, aussi bien du point de vue de la forme que du point de vue du contenu. Il est miraculeux de constater comment la force créatrice du génie a découvert l’unique emploi imaginable de l’expression "ça alors", en rapport avec l’expression "quel beau". Il est vrai qu’au début du siècle dernier il est déjà arrivé à un poète français d’utiliser une tournure semblable – mais sa solution à lui n’était pas "ça alors, quel beau", mais "quel beau, ça alors", ce qui reste loin en dessous de la profondeur du Nouveau poète, même si nous admettons qu’il connaissait le poète français, ce qui est toutefois largement improbable – il est beaucoup plus vraisemblable que, dans l’état d’inspiration, état inconnu pour nous, communs des mortels, il a créé ab ovo et gravé dans le marbre ces mots immortels.

Le scaphandrier de l’âme a lu cette étude, et a démontré dans une excellente dissertation pourquoi ce poète et ce poème ont nécessairement plu à ce critique : quelles étaient les conditions extérieures mais surtout psychiques qui ont modelé sa sensibilité et sa réceptivité de façon que ce soit justement  ces formes qui aient capté son attention. Il a énuméré toutes les composantes des propriétés généralement humaines et en particulier spécifiques qui déterminent nos désirs, mœurs, goûts, bref tout notre psychisme, qui les déterminent, et les endéterminent. Tout le monde a évidemment compris que si le critique avait été un homme différent, il aurait émis un jugement tout autre sur le poète à propos duquel il a émis le jugement qu’il a émis parce qu’il était comme il était.

Plus tard, le philosophe sociétal qui connaissait bien la dissertation du scaphandrier de l’âme, l’a utilisée dans son grand ouvrage en deux tomes sur les transformations directes comme exemple caractéristique pour prouver que la période décadente actuelle se manifeste de façon passablement particulière dans les théories scientifiques, y compris et par excellence dans l’évolution des sciences psychanalytiques. Selon son hypothèse, notre époque se caractérise essentiellement par la critique strictement matérialiste des éléments esthétiques, la dissection de l’évolution de l’âme, par voie d’analyse et ainsi de suite. Il est évident en effet que si le scaphandrier de l’âme a émis ses hypothèses sur le critique, et s’il a émis ses affirmations sur le poète, c’est parce que, enfant de son époque et disciple de son école de critiques, il a nécessairement appliqué la méthode de ces derniers.

Vinrent les écroulements, les guerres et les révolutions, ils ont tout emporté, et l’économiste national a écrit sa grande œuvre encyclopédique qui avait vocation de tirer les leçons de l’histoire à partir de la logique des événements. Il a souligné comment et pourquoi la classe moyenne péniblement devenue majoritaire conséquemment à l’idéal d’état, absolutistico-capitalistico-impérialistique a trouvé le temps et le moyen de développer un travail poétique qui protège et conserve ses intérêts. Il a également mentionné le philosophe sociétal et son ouvrage en deux tomes – les citations qu’il en a prélevées justifiaient brillamment son hypothèse selon laquelle le philosophe sociétal avait prétendu à propos du scaphandrier de l’âme que de tels et tels points de vue spécifiques il fallait nécessairement qu’il suppose telle et telle opinion du critique et telle et telle position de ce dernier avec lesquelles il avait jugé le poète – parce que le philosophe sociétal représentait nécessairement telle et telle position de sa classe en écrivant son grand ouvrage.

Pendant ce temps le papillon s’est envolé et je ne saurai jamais s’il était vraiment charmant et bariolé.

 

Suite du recueil