Frigyes Karinthy :  Recueil "Panorama", titres

 

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madame

Allons, allons ! Olga !... Je vois que vos amies sont arrivées – ce n’est pas une raison pour me laisser tomber et courir sur le champ à l’autre table... Restez gentiment assise, les amies ne vont pas se sauver – j’aimerais tout de même finir ce que j’ai à dire une fois que je l’ai commencé. Mais oui, même si vous vous fâchez... je me suis résolu à vous le dire une bonne fois... Mais vous n’allez tout de même pas vous fâcher, n’est-ce pas, contre le bon vieux toton Béla qui, vous le savez, n’est motivé que par la bonne volonté et l’affection, même s’il est contraint de parler franchement et d’évoquer certaines choses que d’un autre vous prendriez peut-être mal. – Oui, je me suis résolu à vous le dire... Je vous le dis avec l’intention honnête de vous faire peut-être du bien... je vous dis que ces derniers temps nous ne sommes pas satisfaits de vous, Olga... Qui d’autre peut vous le dire, si ce n’est moi, votre grand et celui de vous et de toute votre famille ? Laissez tranquilles ces amies, il y a un temps pour toute chose – d’ailleurs vous consacrez beaucoup trop de temps à vos amies. Je ne dis pas, l’amitié est une belle chose, surtout si on sait choisir à qui on l’offre... Mais voyez-vous, sans vouloir en dire du mal – il n’est pas sûr qu’elles soient dignes de vous. Chacune séparément peut bien être une brave femme, mais prises ensemble, elles ne sont en réalité qu’une compagnie frivole. Elles passent leur temps à bavarder, à papoter, à ricaner, à se passer du rouge à lèvres, à colporter des cancans ; bref, elles batifolent. Vous savez, n’est-ce pas, que je ne suis pas un aigre moraliste – j’espère que vous ne vous imaginez pas que je suis hostile à la gaieté, l’allégresse, les conversations insouciantes. Mais toute chose a des limites – ce n’est ni le ton ni le contenu, mais la longueur du temps perdu avec elles que je vilipende. Car soyons sincères, elles vous privent d’autre chose, elles vous privent de vous-même – elles vous privent peut-être de ce qui pour... toute brave personne... est plus précieux qu’elle-même : sa famille et son entourage... Voyez-vous, maintenant que j’ai commencé, je vais aller jusqu’au bout – je suis très attristé, moi et vos vrais bons amis qui vous aiment, de voir que les choses ne vont pas aussi bien chez vous qu’elles devraient aller... Comme nous avions imaginé qu’elles iraient... Sándor, votre petit mari, est vraiment un bon ami à moi, et j’avoue que ça me fait mal de ne pas le voir aussi heureux et épanoui qu’il le mériterait si je pense à son adorable bonne nature et à son talent... On ne s’occupe pas de lui aussi bien qu’il le faudrait... Je ne fais pas allusion seulement aux choses matérielles, vêtements ou aliments... Ce serait un moindre mal, même si ces choses extérieures ont leur importance, car elles nous garantissent un équilibre intérieur. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’il ne reçoit pas de vous les soins de l’âme, les attentions affectives qui font partie de l’hygiène mentale – il ne peut pas les recevoir puisque vous gaspillez toute votre sève vitale, votre tempérament, votre allégresse à de menus et égoïstes amusements, qui vous rapportent peu pendant qu’ils lui nuisent expressément... Ne m’en veuillez pas, de ma part ce n’est pas pure imagination de remarquer que la même chose vaut aussi pour vos enfants... Oui, je vous le dis comme je le pense. Les enfants sont bien négligés, ma petite Olga... il ne suffit pas qu’une nurse les habille et les débarbouille – sur les enfants il faudrait pouvoir remarquer la main d’une mère, l’œil d’une mère, la voix d’une mère... Hélas, telle que je vous vois en ce moment, Olga, je suis obligé de dire qu’il vaut presque mieux qu’on ne remarque pas trop... au moins cette mère... Car il faut dire aussi que ces derniers temps votre voix, votre ton est devenu bien brutal – le contraire serait bien sûr étonnant ! Vous avez tout abandonné de ce que vous faisiez auparavant !... Vous ne jouez plus du piano, vous ne lisez plus, vous n’étudiez plus... Vous ne vous intéressez plus à rien... N’est-ce pas dommage, un tel laisser-aller, dites ?!... Croyez-moi, c’est attristant – à votre âge on devrait déjà être plus intelligente !... Croyez-moi, le cœur se serre à voir qu’une si charmante, si jolie jeune femme telle que vous, qui pourrait être la joie d’elle-même et des autres, à la place...

*

- Te voilà enfin ! Salut Olga ! Qu’est-ce que ce Béla a bien pu te raconter ? Avec quoi il a pu te bassiner ?

- Non, mais figurez-vous, qui l’eut cru, ce vieux bouc ! Il a prétendu qu’il voulait me parler depuis longtemps – qu’il voulait me dire – que je suis belle et gentille – pouah – le vieux bouc, il n’a pas honte !

 

Suite du recueil