Frigyes Karinthy - Poésies : À nul je ne peux le confier

                                                           

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prologue[1]

 

 

À nul je ne peux le confier,

Je le dirai au monde entier.

 

Le voulais susurrer à la jeune, à la vieille,

À vous toutes, une à une, de la bouche à l'oreille.

 

Mais ce secret d'une telle banalité

Une à un seulement peuvent l'entrabriter.

 

Le secret qui a fait que jadis en secret

Dans le sang, la souillure, le monde ai mérité.

 

Le mot, le grand secret, minuscule merveille,

Pour que j'aille l'autre chercher

Lui chuchoter à l'oreille :

Fais passer.

 

À nul je ne peux le confier,

Je le dirai au monde entier.

 

Car il était déjà quasiment balbutié

Mais chaque fois hélas, en chantier est resté.

 

L'une frémit, brûlante et rouge, et dans un cri,

Voulait le chuchoter : un baiser en surgi.

 

L'autre alors devint froide, et son corps tout de glace

Est partie dans la tombe, y repose, disgrâce.

 

À nul je ne peux le confier

Je le dirai au monde entier.

 

Un regard égrillard me lança la troisième,

Et rit à belles dents, et moi je ris de même.

 

Enfant, un jour je décidai d'aller vers Dieu

De m'adresser à Lui, s'il existait aux cieux.

 

Pour moi nulle part ne parut un seul instant,

Ni au pain, ni au vin, ni au buisson ardent,

 

En vain je l'attendis ardemment désirant

Il ne daigna pas faire qu'en Lui je sois croyant

 

À nul je ne peux le confier,

Je le dirai au monde entier.

Je sentais tant le mal qu'on me moque et torture,

Mieux vaut être méchant, souvent cela rassure.

 

Car  rêve est le péché et rêve la bonté,

Mais plus que tout, le rêve est la réalité :

 

Je suis encore ici, ici mes jours défilent,

Je porte témoignage du soleil, comme il brille.

 

Moi je ne suis pas Dieu, je ne suis pas un monde,

Ni lueur boréale, ni aigrette, ni onde.

 

Je n'ai été ni mieux que quiconque ni pire,

J'ai pourtant été plus : un homme qui respire,

 

Ou simple connaissance, pour certains un parent,

Et un ancêtre aussi, à tous un descendant,

 

À nul je ne peux le confier,

Je le dirai au monde entier.

 

Alors je le dirais, mais ma main est percluse

Oui, je le dirais, mais ma bouche se refuse.

 

Je vous le dirais bien, où conduit le chemin,

Aidez-moi, aidez-moi, ô, tendez-moi la main.

 

Relevez-moi : parler, voir, vivre la lumière,

Parler je ne le peux, ici dans la poussière.

 

J'ai jeté le grelot et je n'ai pas de cloche,

Ici dans la poussière, ma voix a disparu.

 

Un pied sur ma poitrine, elle en est oppressée,

Relevez-moi là-haut, faites-la soulagée.

 

Et laissez-moi grimper à l'une de ces chaires,

Monter ces hautes marches, j'en suis le locataire.

 

J'ignore tout encore de ce que je dirai,

Mais joyeuse nouvelle, me semble, porterai

 

Debout, yeux grands ouverts, grande et bonne nouvelle

Pour vous que j'ai aimées,

Attendant le miracle que l'arc-en-ciel recèle.

 

Ce qu'à nul je n'ai pu confier,

Je le dirai au monde entier.

.

 

Suite du recueil

 



[1] Ce poème a été publié dans la revue "Cahier d’études hongroise". 2002, n°10 ainsi qu’aux Éditions Des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets" en 2005.