Frigyes Karinthy - Poésies : À nul je ne peux le confier

                                                           

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« Maudis l’univers et meurs… »

 

Ainsi dit encore Elifaz ce matin au chevet de mon lit,

À la vue de mon âme, plaies sur plaies recouverte

Telle de tuiles le toit de chaume défoncé –

- Tout n’est que croûte, sang sur sang, on ne voit plus
L’âme en dessous

Je fus abandonné par la joie, les amis,

        Délaissé par l’espérance

« Les errants de Téman te regardent passer,

Tes soupirs se déversent comme feraient les mousses

Tes habits te haïssent – es-tu la mer peut-être

Ou quelque cétacé, une garde posée

        Là contre toi par Dieu ? »

Ton cheptel a fui, tu étais bon, tu doras le fumier,

Ton or jeté au fumier, ce fut ton salaire –

Tu grattes en vain tes plaies, ainsi tu les empires

(Car il est écrit, tu l’as écrit, il punit celui qui souffre)

Tu as aussi perdu tes agneaux, et puis

« L’allègre chant de ton violon s’étrangle il pleure - »

Qu’attends-tu encore, dis, pour parfaire l’écriture ?

Maudis l’univers et meurs ! –

 

- Ainsi parlèrent Elifaz, Bildad et Tzofar, rivalisant

Puis ne vint que silence de leur bouche noire ouverte,

Obscurité et vent glacé des cimetières

On commençait déjà à allumer les cierges

Quand de la profondeur, de la profondeur, de la profondeur jaillit

Un rire d’une voix grêle je ne reconnus pas

Que cette voix c’était depuis longtemps tapie

Quelque part ma voix, là où dormait l’enfant -

Elle rit puis dit sur un ton différent :

 

Lâchez ce cierge

Vieux Juifs à vaste gorge

Et ces mots moites, denses,

Sachez que c’est inutile !

C’est la mutité bourdonnante

Le modeste battement

De mon cœur dans ma poitrine

Nudité minuscule

Gigotant, haletant

Dans une poignée de duvet

Qui répondra sans paroles

Je ne suis pas plus misérable

Pour espérer, pas plus faible pour vivre

Qu’à ma naissance

Que maintenant, si nu -

Les chemins ici et là

 

Et maintenant comme alors

Et à tout instant

S’ouvrent, bifurquent

S’y trouve toujours un sentier

Où ne me poursuit plus

Le limonaire grinçant

De l’humiliation

Croassant de Job la plainte –

Une autre chanson tente mon chalumeau

Sa musique n’est ancienne ni nouvelle

Dans ce chant il n’y a ni

Douleur hurlante ni plaisir céleste

Elle n’a de parole, ni en hébreu ni en serbe

Ni en hongrois ni autrement

Elle cliquette seulement

Comme une sève

Qui monte dans l’arbre

Elle dit coupez mon feuillage

Et mes jambes, les deux

Vous pouvez me crever les yeux

Et ne laisser là qu’un moignon

Ce moignon fredonnera

La dure écorce de l’arbre

Que brise en vain

Le casse-noix du destin

Car il se terre même

Sous la terre et sous l’eau

Il se dissimule même

Dans un âtre percé

Et si un caillou

Au bord de la grand’ route

Se met en mouvement et part

Ce sera moi : ne fuis pas de frayeur

– prends-le dans ta main,

Enfant, toi qui l’as trouvé

Regarde alentour, si nul ne te voit

Enfouis-le sous tes habits

Serre-le contre ton cœur chaud,

« Car après que l’envie

Aura rongé mon corps,

Il se tiendra là au-dessus de mon âme

Et moi je verrai Dieu ».

 

Bildad, Tzofar et Elifaz n’étaient plus nulle part

J’étais réveillé et dans l’air se répandaient les cloches de Pâque.