Frigyes Karinthy - Poésies : Message dans une bouteille

                                                           

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compte rendu

 

"Reprends mon talent, Seigneur, le marchand

n'a voulu ni le changer ni le prendre… "

(Paul Claudel)

Maître (il est écrit) toi qui avais donné les trois talents à tes trois serviteurs

Puis es parti là-bas au loin

Et le premier s'est procuré mille autres et le deuxième cent

Et fidèlement le troisième a conservé et a enfoui

Ce qui lui a été confié

Je le sais bien qu'à ce troisième tu le reprendras,

Pour le remettre à celui qui s'est procuré mille et cent

"Il sera jeté aux Ténèbres Extérieures

Là où sont pleurs et grincements de dents"

Je connais ce capitalisme céleste c'est pour cela Maître

Avant ta venue et tes yeux inquisiteurs

Ma conscience déjà vagit en implorant d'humbles excuses

Que sais-je moi ce qu'il sera jusqu’à quand je tiendrais la lutte imbécile

Quand même on m’envierait l'obole de miséricorde dans ma bouche

Je ne crains pas la mort mais je les hais ces meurtriers anthropophages

Qui dévorent la chair de mes os, de mon âme

Et le bonimenteur m’assomme j'ai beau tenter de protéger ma tête

La foule m’achève elle me piétine et elle écrase jusqu'à mon souvenir

Entends-le donc dans les combats ce compte rendu de fortune

Dès le matin j'avais à faire et l'après-midi des corvées

Et puis le soir je m’affaisse insomniaque et dès que j'ai bégayé ça

Je cours encore pour me battre chaque matin

De moi je dois accoucher et ce procès recommencer

Jurer des mains jurer des pieds que moi je vis j'en ai le droit on l'oublie chaque matin

Et chaque fois il faut expliquer mais je le sais

Et la douleur au fond de l'âme lancinante me le rappelle

Dans chacune de mes cellules et dans chacun de mes tendons

À chaque instant de cette vie dimensionnée pour des heures

Mais à quoi bon tous ces instants

Pourquoi l'ai-je reçue que reste-t-il à achever pour quel contrat ce thaler luisant

Voici comment ça s'est passé j'étais encore petit enfant

Je l'ai lancé en l'air pour qu’il étincelle car le soleil brillait

Alors j'en ai payé le baume d’Aladin produit magique

Avec lequel il suffisait d’oindre ma peau

Et à l'instant je devenais ce que voulais

(Pour eux tous non pour moi car me chauffait un seul désir

Vivre mon but et aller me vendre au détail)

J'ai donc d'abord été beau petit violon précoce et brun

Dont le bois fut trempé en une neuve musique argentée

Par le tremblement des mains d’anciens maîtres

Pour que j’accède au cirque et qu’un jour « sur le sommet balançant

D’une estrade composée de chaises superposées

Je le sorte de mon sein pour jouer le chant que jadis j’ai entendu une fois

Sonner et sangloter au fond de mon cœur »

Mais je n’y suis pas parvenu il est maintenant trop tard

Le violon s'est égaré de mains en mains indifférentes

Par des chemins aventureux et singuliers

Quelque agent d’un peuple sauvage l'a acheté pour presque rien

Sur un marché aux puces immense

Il a échoué au Cameroun ou autre lointain inconnu

Où tous ignoraient cet outil

Peut-être bien se disait-on une arme une massue

Avec sa tête pourtant chétive prête à se fendre

Ils l'ont donné au Grand Chef qui l'a porté longtemps sur la tête

Mais malin a compris que c'était un étui avec un creux clapotant

Alors avec les deux trous sinueux il se l'est mis en bandoulière

Fourra dedans des cailloux colorés d’onéreuses monnaies

Durant longtemps bien des années

Puis un savant critique grand-prêtre au Cameroun

Déclara sentencieux que ce n'était ni arme ni coiffe ni sangle

Mais instrument pour la musique on le sortit à la Grande Fête

Et le savant doyen du coryphée le fit chanter telle la corne de Lehel[2]

L'allongea sur ses genoux comme il se doit

Frappa son dos galbé de deux gourdins

Au rythme du tam-tam tel un preux chamarré

Le grand hymne national "Aï moïsa yekopika mingui"

Cet avatar de mon violon j'en rougis

Je ne l'ai pas revu je n’en réponds pas

Depuis ce temps avec l'argent j'ai tant tenté de choses

J'ai été lame de Tolède affûtée pour les combats ceux de l'esprit

D'estoc de taille sur la planche je frappais fort de mes élégants moulinets

Placé derrière le musée de cire "Au Grand Moulin"

Où bouche bée et très défiantes me regardaient les yeux de verre

Des rigides poupées

Le masque de Napoléon de Kopinics roi du hold-up Monsieur Landru

Monsieur Harmaan le tueur fou et puis Staline et puis Lloyd George

Jusqu'à ce que Tuta Balog[3] en ait assez de me voir là gesticuler

Il frappa sur ma lame d'un tel coup de bâton qu'il la brisa en cent éclats

(Les cent éclats sont encore se dispersant mais la lame n'est plus nulle part)

Et j'ai aussi été complexe mécanique riche montre gousset

Telle que mes ancêtres savaient construire

Étaient horlogers et rémouleurs de diamant brut

Sur les marchés de la Hollande et de Hambourg et d'Amsterdam

C'était une bonne montre donnant bien l'heure c'est grand dommage

Le professeur distrait de l'anecdote en Allemagne

Qui faisait cuire son œuf coque

A laissé choir ma montre dans l'eau bouillante il a gardé

Son œuf en main mais la montre elle a cuit et l'œuf n'a pas durci

Herr Professor a beau écrire de belles études sur les espèces

Qu'ai-je donc encore été mon Dieu chameau bâté en caravane

Puis réformé le jour où on m’a dit inapte

Que je portais une fausse bosse sur mon dos nu honte de la gent caméline

Puis perroquet et gramophone mais le discours gravé et rabâché je l’ai gâché

Car j'ai poussé "ex tempore" mon cocorico personnel

Tel le Tsigane qui sous le banc a crié "bing"

Et clarinette et cymbalum harmonica quand tous les autres voulaient valser

Moi je voulais les faire danser sur Beethoven

Ou bien sur un oratorio de Bach

Et puis encore fayot je peux bien dire que quand je m'y suis résigné

Bien résolu à faire carrière de diplomate car seule la fin est sacrée

Et seule la fin justifie les moyens

Je fonde un parti de masse et par ce biais

Je saisirai tout le pouvoir et je pourrai alors dicter (il y aurait de quoi)

Bien sûr il faudra crier et changer toutes les couleurs

Le vert le noir et le marron selon l'humeur du temps qui passe

Je me suis fait caméléon pointilleux le seul problème on l'a bien vu

C'est que j'avais beau changer la couleur portée et retourner ma veste

Je me trompais sur fond vert jaune j'étais bleu nuit

Sur bleu marine je restais jaune et blanc sur noir 

Contrairement aux prophètes et aux devins bien en cour qui prônent le chaud l'été

Et en hiver prêchent le froid narguant le risque

Moi très rusé quand c'était la révolution la tradition la tempérance j'ai prêché

Et alors quand vint le Passé en linceul blanc c'est le progrès que j'ai prôné

Vous connaissez ce convertible fauteuil le jour et lit la nuit

Eh bien j’étais lui sorti d'usine un cas unique un Schöberl

Qui dans le jour tranquillement s'ouvre à dormir et se décide à sautiller la nuit

Sous l'oreiller du pauvre citoyen vanné

Enfin voilà pouvais-je faire mieux quoi que je désirasse

Fi de la gloire et des lauriers

Si nul ne veut le sang de mon cœur et la cervelle de mon crâne

Alors voici mon crâne vide et ce muscle dans ma poitrine

Aplati comme cornemuse dont on aurait exprimé l'air

Il arrivait que je mimasse un cadavre et me laissasse mener en terre

En attendant que les vers rongent ma chair que la terre rejette mes os

Qu'on en fasse cuire de la colle ce qu'on voudra qu’on ne me gaspille

Étrange aventure écoutez cette terre a débarqué

En la vieille Amérique bien avant Hollywood donc de la poignée de glèbe

Où reposait mon corps n'a pas jailli un célèbre cinéaste

Mais seulement un buisson nain et ses baies noires ses tubercules

Car Francis Drake[4] le grand homme

Qui chacun sait a découvert la pomme de terre

Passait par là et a fièrement ramené mon cœur patate

Et espérait que ma patrie

L'ingrate Europe me connaîtrait enfin me reconnaîtrait

Mais mon mauvais sort ne m'a pas quitté

Cet aliment fut incompris on croyait consommer ses baies

Elles étaient âpres et amères on le jeta au feu

Quand la braise fut bonne il en vint une odeur

De pomme de terre au four on en comprit le bon usage

Ainsi Maître sois témoin j’ai fait tout mon possible

J'ai vécu j'ai trimé et j'ai commercé et encaissé des intérêts

Sur la terre et sous la terre j'ai fait tinter j'ai fait rouler ce que j’ai reçu

Et ce n'est pas ma faute si chaque fois c'est revenu roulant vers moi

Je me sens fatigué si la corne solennelle retentissait à cet instant

Signalant ton retour parmi tes serviteurs faire loi immédiate

Je ne me lèverais peut-être pas en ton honneur

Et cette plume ne tomberait pas de ma main elle s’arrêterait

Et méditant mettrait un point sur la phrase inachevée

Ou comme un soldat fusillé qui reste encore debout

Ou le pilote parmi les débris de son avion tombé

Qui ne cherche pas à se dégager des câbles et chiffons pourtant il a encore un souffle

J'avoue que désormais je fredonne distraitement

Le soir venu rue Üllői quand il me faut longtemps attendre

Le prochain tram trop peu fréquent

C'est l'équation de quelque question théorique qui me distrait pour en extraire l'inconnue

Dont nul ne veut et plus on en aurait besoin moins on en veut

Puisque l'Europe d'aujourd'hui ne veut pas vivre et veut absolument périr

Voilà c'est tout prends je t'en prie il n'y a rien de plus peut-être moins

Ou peut-être un peu plus que mon poids de naissance

(Deux kilos c'est modeste pour réduire les douleurs de ma mère)

J'avais deux ans quand j'ai donné à un petit garçon chialant

Pour qu'il cesse ses cris le culbuto que j'adorais et puis l'ai regretté

Puis j'ai été parfois très amoureux mais cet amour n'ai accepté

Qu'à condition de croire ou qu'au moins on me fasse croire que c’était par plaisir

Une ou deux fois j'ai fait rire une ou deux fois j'ai fait pleurer

J'avais un geste habile et une réplique réussie

Un jour aussi j'ai arrêté une charrette qui s'emballait

J'ai donné un jour un conseil à un quidam et ce conseil

A retourné sa destinée et retourné sa "malédiction"

Et puis le temps a creusé des sillons sur mon visage

Et si je la laissais pousser ma barbe serait grise

Mes incisives se sont placées tout de travers

Je n'ai plus envie de simuler de m'agiter jouer un rôle et commercer

L'heure est venue de rendre compte

Je n'ai rien volé et si on peut trouver des trous ne manque que

Ce que je ne voulais pas faire ou n'ai pas pu y ajouter

Ce monde-ci je l'ai trouvé dans cet état quand à moi on l'a apporté

Et si tu penses que je le laisse dans l'état où je l'ai trouvé et donc qu'en rien il n'a changé

C'est ton rôle et c'est ton droit de me juger

Récompense ou punition cela m'est désormais égal

Et ces "Ténèbres Extérieures" ne me sont d'aucune aide

Je jure qu’en l’au-delà je ne pleurerai pas ni grincerai des dents.

 

Suite du recueil

 



[1] Original hongrois corrigé par Imre Kőrizs.

[2] "Corne de Lehel" : Oliphant légendaire de Lehel, chef des Hongrois avant l’an mille.

[3] Balog Tuta Kolompar, Harmaan, Kopinics Jenő : Criminels ayant défrayé la chronique au début du XXe siècle.

[4] Francis Drake (154-1596).  Corsaire, explorateur et esclavagiste anglais.On lui attribue l’introduction de la pomme de terre en Angleterre en 1586.