Frigyes Karinthy - Poésies : Message dans une bouteille

                                                           

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La Balle[1][2]

            Aux frères de l'esprit enfermé dans la bouteille

1934

 

Frère de mon âme avec les autres éparpillés

Saisis la balle que je te lance renvoie-la loin

À ce troisième Frère qu’il la lance à son tour

La balle ardente de ma pensée volant sur les ailes des mots

(Car dans la cavalcade babélienne des langages

Le mot vole plus loin que le stupide obus)

Ready elle rebondit sur mon crâne cette bonne raquette

La voilà sifflante déjà dans l'air doré

De cette fin d’avril douce et âprement fraîche

Elle vient de survoler le dôme du parlement

Passé le Balaton la vallée de la Vág et franchi la  frontière

Les cimes autrichiennes la suivent du regard figées et orgueilleuses

La voilà flèche par-dessus les Alpes et les forêts teutonnes

Ici le miroir du Léman là-bas c'est Postdam et les rues de Berlin

Une foule noire crie vivat Hitler et maudit Dieu

Qui dessina jadis notre région terrestre

Propre à ce que d’autres que des fous s’y répandent

Dans le palais vitré des boutiques ou dans des niches

Comme en les alvéoles d’un nid de guêpes

Une étrange tête d’insecte se tient assise

Elle tisse obstinément cruellement quelque Idée Fixe

Que La Raison cent fois déjà avait dissipé déchiré

La Raison qui jaillit du Soleil et qui se sait la Vie

Balle vole plus haut de là me verra venir

Le regard de mon Frère au clin d’œil familier

Il fait signe qu'il sait ce que je pense moi

Inutile de le dire il faut lancer la balle du mot

Et déjà la réponse bondit pour clamer

Qu’il en est de même Là-Bas au-delà de la mer

Chaque nation chaque génération

Recommence reprend la danse ce pas de deux

Comme piquée par une tarentule

Puis prise de vertige fixe le médicastre

Hurlant sur son tonneau qu’il soignera ses plaies

L'exorciseur qui traitera leur mal

Qui sait lire dans la bile de crapaud

Qui guérit les maux au foie de mésange

Trognons de mots nul n'en comprend le sens

Seuls nous quelques-uns mais jamais personne ne demande

Nous ne répondons rien car nous avons le temps

Depuis dix mille ans nous veillons la Moelle du Mot

Son sens archaïque oiseau-Graal

Verbe ailé qui voltige cette balle que depuis

Le lointain brouillard du Temps et de l'Espace

Nous nous lançons toujours de nous à nous

Milliers de vieux chevaliers

Servant dans la dix fois millénaire armée de l’Âme

Pauvre de toi pauvre de moi Frère

Dis enfin que tu ne supportes plus toi non plus le mur de ta prison

Bouteille à paroi lisse où la méchanceté

T'a fourré comme cet esprit des Mille et une Nuits

Qui à la fin lassé lâché par l'espérance

A maudit même son libérateur

Ami fais une pause abaisse ta raquette

Ne vaudrait-il pas mieux frapper de nos poings nus

À l’endroit où l'essaim se trouve le plus dense

Lancer la balle ce Mot cette grenade

Plutôt que le passer de main en main gracieusement

Veillant tel l’enchanteur de ne blesser personne

Le lancer dans le coin de la halle

Où le public manifestement nous ignore

Le lancer qu’il explose en un grand tintamarre

Pour qu’ils lèvent la tête bouche bée vers le ciel

Ils remarqueront peut-être ce que nous voyons

Depuis si longtemps d'ici depuis notre montagne

Ils fixent du charlatan la gorge éraillée

Qui joue au maître au seigneur au tournoi

Chevaliers en heaume en armure blasonnée

Sans démordre de leur "égoïsme national"

Dans les plaines d’Asie enfle en chuintant

Un mortier jaune dans le lit du Yang-Tsé Kiang

Une bulle sale s’écrase sur le grinçant mur de planches

Et sous le pied corné de la putride charogne

S'enfonce la terre croûteuse de la rizière

Monte le flot tiède et glauque

Emporte sur son dos les villages geignant

Et par les fissures de la Grande Muraille

On voit sourdre la soupe jaune d’un empyème

(Car piqué par l'épée de petits soldats japonais)

Les eaux déferlent et claquent déchirent de la terre les tombes

Des yeux bridés regardent ébahis les flèches de Gengis Khan

Et le sol tremble sous l'empire de Tamerlan

Il se pourrait qu'un jour cette masse (car le vent tourne aussi)

Ne se contente plus des rives du Pacifique

Mais rebrousse chemin et regarde en arrière

Et comprenne étonnée qu’à travers les détroits

Du Caucase et les rives de la Caspienne

La voie redevient libre comme au temps des Tatars

Malheur mon frère malheur l'heure n'est plus aux discours

il vaudrait mieux penser à nous-mêmes

Au mont Salvat et au mont Ararat

Quand des flots du Déluge les cimes émergeront

Il nous faudra alors une île comme barque

Pour avoir d'où lâcher encore cette colombe

Construisons nous vite un immense Zeppelin

Les passagers n’en pourront être que des Âmes nues

Âmes nues au moteur âmes nues aux cabines

Sur la soie argentée des âmes nues grelottent

Comme en l’eau grisâtre du fleuve des enfers

Que tous viennent avec nous qui n’ont plus rien à perdre

Qui n’ont sur cette Terre d’autre fortune que

Leur âme nue traînant par les villes un cadavre

Leur cadavre humilié secouant furieux

Le fardeau ennuyant de leur corps de leurs nerfs

De leur cerveau précieux récipient de leur Âme

Pour enfanter pour elle la grande Pensée du temps

La Rédemption et la Solution

Afin d’avoir de quoi tu dîneras demain

Quand nous passons auprès des maisons des boutiques

Avec les écriteaux "fermeture définitive"

Et "cessation de toute activité"

Moi aussi Frère j'avoue avoir de ces pensées

Coller un ruban bleu « en faillite » à mon front

Je ne sais rien dire d’autre à notre Temps peut-être

Le chaland s’arrêtera-t-il pour me lire

Flairant la savoureuse odeur de charogne

D'une avantageuse liquidation

Mon corps dépérit Frère je meurs

Et je n'ai d'autres dernières paroles

Ni testament pour disperser mes biens

Comme jadis m’enseignèrent mes livres d’écolier

Débitez ma chair débitez mes os faites-en de la colle

Ce monde n'a pas su trouver de moi meilleur usage

Attrape la balle Frère lance-la dans l’espace

Je ne la renvoie plus c’est ma dernière frappe

Ardente parole humaine nouvelle planète qu’elle

Commence quelque part une nouvelle orbite.

 

                                               1934

Suite du recueil

 



[1] Ce poème a été publié dans la revue "Cahier d’études hongroise". 2002, n°10

[2] Imre Kőrizs a revu le texte hongrois