Frigyes Karinthy - Poésies : Message dans une bouteille

                                                           

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litanie de la toussaint

(Pour l’anniversaire de la mort de la peintre Elza Karinthy[1])

 

Mon Elza, tu es partie, on peut enfin se parler

Avec un vivant je ne peux pas parler, je blague et détourne la tête

Je ne le regarde pas dans les yeux je regarde ma montre je suis pressé

Je pense toujours que c’est inutile et superflu

Puisque je ne peux rien faire je ne peux pas aider un vivant

Il peut bien me regarder en tremblant espérant un miracle

Moi je ne peux pas faire revenir la jeunesse

Je ne peux pas faire pousser un brin d’herbe dans la forêt

De quoi lui parler donc

Quoi mentir le reste est sottise

Et tu le savais toi quand nous riions gauchement

Complices

Et tu m’as dit

Si tu n’as pas le temps rentre on causera une autre fois

Alors que nous pensions bien tous les deux que la fois suivante

C’est une mince figure de cire qui coucherait dans le lit à ta place

Recouverte d’un simple drap coutume bizarre

Avec des yeux bleus violets figés d’effarement

Sur ses lèvres de cire un sourire surpris presque gêné

Comme qui s’étonne que ce soit possible

Que dans la forêt la forêt la forêt mystérieuse corallienne

Dont tu m’as dit un jour que quelque part dans l’obscurité

(Là où dans le corps d’autres femmes "vraies"

Germe un bébé grassouillet, c’est ainsi que tu l’avais appris autrefois)

Tout à coup se mirent à proliférer atrocement

Des rameaux courbés, des chemins sinueux

Ça grimpait ça s’étalait avec des racines pourpres

Jusqu’à ce que tu sois devenue une forêt un paysage

Etrange sous-marin que tu voulais d’ailleurs peindre alors

Avec ses gourmands sous la mer, buisson de corail

Broussaille de corail, à laquelle ils ont donné un autre nom

Ces messieurs sérieux et sévères qui étaient présents

Des médecins et des infirmières vigoureuses à la voix forte, des infirmiers

Et des bonnes dans le couloir du puant immeuble de rapport

Où tu te traînais dans ton atelier jusqu’à ton étage

Et tu as entendu qu’elles chuchotaient dans ton dos

C’est comme ça que tu as appris – que cette forêt est une maladie célèbre

À laquelle il n’y a pas de remède, d’habitude on la cache

Et tu devais faire semblant de l’ignorer toi-même

Pour ne pas offenser les chuchoteuses

Ainsi c’est en secret que seule au petit café

En tirant le rideau, tu as sorti le cœur battant

L’article arraché dans la revue médicale

Dans l’océan de mots latins tu en as compris deux

Ignorabimus et cet autre mot joli : exitus lethalis

Et tu as vu la baie du Léthé, sur l’Île des Morts

Entre les pins noirs, sur la toile splendide de Böcklin

Devant laquelle tu t’es si souvent arrêtée dans ce musée de Munich

Revenant chaque fois dans cette même salle

Jeune et belle fille de vingt-deux ans, élève enthousiaste

De Maître Hollósy, de Lenbach, du charme de Velasquez

Et d’un autre peintre fou qui voulait t’emmener en Amérique

Mais la vie pour toi ne pouvait être que poétique et romantique

Mon Elza maintenant je peux te dire je savais aussi

Ce qui allait arriver, tu vois, j’ai tenu bon

J’ai joué âprement que c’était une erreur

Que le prêtre te rende visite et que d’une voix chantante

Vous récitiez ensemble le Notre Père comme à l’école

Et c’était étrange à la fois bon et terrifiant

Oui, je le savais, que tu devais en passer par là

Mais je ne pouvais pas dire que ça t’aurais plu

Que ce serait "pittoresque", le catafalque bleu

Et les bougies et l’orateur et toi étalée

Avec un visage naïf médiéval de Sainte Marie Bienheureuse

Comme un Botticelli que tu révérais tant

Je peux t’en parler longuement, comme c’était beau

Tout comme tu me racontais alors quand j’étais petit garçon

Chuchotant mystérieusement des contes d’Andersen et tant d’autres

Faisant de moi aussi un artiste – oui c’est bien

Qu’il ne faille plus respecter cette coutume ennuyeuse

Qu’à un mourant on ne parle pas de la mort

Alors qu’en dis-tu, mon Elza, tu es morte, je vois ton visage

Quand, étonnée, d’une petite voix grêle chantante

Tu t’enthousiasmes : « vraiment ? je suis morte ? comme c’est intéressant ! »

En secret tu es fière qu’une chose aussi "vraie" te soit arrivée

Comme aux autres adultes, sérieux

À papa, à maman, à des grands peintres d’autrefois

Toi aussi tu as été distinguée de cette chose sérieuse et illustre

 

Oui et qu’est-ce que je voulais te dire d’autre

Ça y est je sais, je suis retourné à Munich

Là où tu as erré deux ans durant naguère

Et où tu aspirais à retourner car c’était si beau

Un grand avenir t’attendait selon chacun

Une carrière illustre comme Fülöp László et les autres

(Le monde a malheureusement changé depuis)

Donc je suis allé à Munich, j’y ai passé une nuit

Je suis arrivé le soir seul et j’ai repris le train le lendemain matin

Seul le soir dans une ville inconnue entouré de Bavarois étrangers

Personne ne m’y connaît, j’erre seul dans les rues

Et alors il me semble connaître cette ville à fond

Inutile d’interroger des passants, à travers tes souvenirs

J’y suis comme chez moi – j’ai parcouru la ville nocturne

Ses vieilles rues, ses tours ses places, loin

Et partout tu marchais à mes côtés un peu haletante

Tu guettais mon visage si je reconnaissais la ville dans le noir

Et je me répondais bien sûr c’est la Frauenkirche

C’est ici que tu courais n’est-ce pas, les pieds légers avec ton carnet de dessins

Le matin chez ton maître – ici c’est la Schack-Galerie

C’est ici que tu copiais les femmes blondes et blanches de Rubens

Ici sous les arcades on devine la petite Bräuhaus

Où tu mangeais vite à midi avec de jeunes et gais bohèmes

Hier Joachim jouait du violon en face au Konzert-Salon

Veux-tu me raconter cela dans une lettre ?

Ce fut une soirée merveilleuse, quel grand artiste ce Joachim

Comme il comprend Beethoven et « peut-être

J’apprendrai plutôt à jouer du violon, qu’en penses-tu ?

À bientôt, mon Frici, je sors maintenant avec Margit

On veut aller voir la gigantesque statue Bavaria »

Ainsi j’errais à Munich puis je me suis assis seul

Dans un petit troquet pour boire un mauvais café

Je me demandais, en avalant mes larmes

Plus enivrant breuvage que tous les champagnes

Qu’est-ce que cette douleur, petite douleur, toujours

Au même point de mon cœur, dans la profondeur

Parfois rarement quand je suis assis seul et personne ne me regarde

Mais je n’ai pas trouvé la réponse et le matin sifflait le train

J’ajoute encore que la nuit du lendemain

J’ai revu Munich pas plus que deux minutes

De nuit encore, une dernière fois, mais pas dans la rue

Je l’ai vu de haut, du haut de nuages basculants

Sous le ciel étoilé, les mille yeux clignant des lampadaires

La Ville dormait, personne ne suivait le ciel du regard

La nef de rêve filant, la baleine martienne argentée

Le monstre fabuleux dans le lac des nuages et des rayons de la lune

Sur la grosse caboche romantique du petit restaurant allemand

De petites fenêtres dans le style de Vogel et Busch

Comme sur les gravures colorées de Fliegende et de Jugend

Et de là par la fenêtre j’ai encore revu la Ville

Qui ouvre l’œil, hausse l’épaule, s’émerveille un instant

Puis, le bourgeois endormi, se retourne dans son lit

Remonte sur son oreille le coin de son duvet de vapeurs et de brume

Replonge dans ses rêves continue de ronfler

Dans la nuit froide seuls trois points éclairent

Lumière de garde à la pointe du Zeppelin et mes deux yeux de chat

Mes yeux s’embrument car voici, j’ai encore ressenti

Cette petite douleur au cœur, qui pourtant est profonde infinie

Plus vive et plus profonde que le banc de torture

J’ai retrouvé le mot, souvenir est son nom

Souvenir qui file avec moi loin dans la nuit

Souvenir cette nef, souvenir cette ville, je suis souvenir

Ils s’envolent et passent des millions d’années et ne sera pas d’instant, pas un seul

Je guette par la fenêtre des machines célestes filantes et les nefs courantes du Léthé

Dans le brouillard noir

Pour que nos deux parcours se coupent encore une fois

En filant pour que je te voie et que tu me voies et que nous nous fassions signe par la fenêtre

Juste un mot, salut, adieu, adieu ! vie,

Jeunesse, espérance vibrante, ivresse, petit sourire gauche

Sont une petite protestation impuissante contre la Nuit

Une flamme d’allumette naïve que soufflera le vent

Adieu, passé évanoui, réalité de naguère

Adieu toi aussi souvenir, image réitérée pâlissante au miroir

Adieu toi aussi, moi, mon âme, miroir sourd

Adieu ma main qui te fait signe une dernière fois

Adieu bonté, tendresse, évanescence, adieu à Dieu

Adieu à moi, adieu à nous, adieu à toi, mon Elza.

 

 

Suite du recueil

 



[1] Sœur aînée de Frigyes Karinthy (1878-1930).