Frigyes Karinthy - Poésies : Message dans une bouteille

                                                           

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tomi[1]

Monologue simplet

 

Très laborieusement pour apaiser mon âme

Confesser mon péché en phrases bégayantes

Je me résous enfin en ce siècle martial

Où la compassion compte pour une faute

Si en futilités aussi tristes soient-elles

Tu la dilapides pour malheur et chômage

J'ai beaucoup vu mourir en guerre à l'hôpital

Et même à la potence et parfois je l'avoue

Par pure distraction je ne les ai pleurés

Ou pour avoir voulu montrer trop d'obligeance

M'imaginait moi-même à leur place couché

On ne prend pas le deuil lorsque c'est pour soi-même

Car autour d'un mourant la famille est en deuil

Mais le mourant n'est pas de la cérémonie

Voilà pourquoi lecteur j'implore ton pardon

Pour cette action commise un instant de faiblesse

Moi n'aimant pas pleurer moi ne pleurant jamais

En voyant s'en aller mon griffon gris hirsute

Mon Tomi j'ai versé un océan de larmes

Comment cela se put je voudrais l'expliquer

Sachez donc que Tomi était de la famille

Depuis quatre ans déjà sa vie il y vivait

Parfois on le rabroue va au diable Tomi

Tu traînes dans mes jambes tu vas me faire tomber

Ou bien veux-tu te taire sale chien la nuit tu jappes

Tomi boude et se tait il comprend ce qu’on dit

Il sait parfaitement que ce n'est pas sérieux

Pour ramener la paix lui il remue la queue

Il s'agite dac dac criez pas vous non plus

Qu'attendez-vous cher maître d'un petit griffon gris

Homme devrez savoir espèce supérieure

Que si la nuit j'aboie bien sûr c'est mon instinct

D’instinct je me soucie pour vous sait-on jamais

Et si quelqu’un entrait, on vous attaquerait

Dès que l’alarme passe je retourne à ma couche

Rêver saucisses muselière et caresses

Muselière et caresses fromage et saucisson

Admiration vénération colères et haines

C'est ainsi que la queue de Tomi remuait

Quand je le rabrouais et parfois résolu

Fâché et décidé il osait me répondre

Quand moi d'humeur maussade et lui plein d'allégresse

Sur mes genoux sautait alors je le chassais

Ou bien si moi aussi quand d'une humeur joyeuse

Je le contrefaisais je jouais je jappais

Alors il aboyait d’indignation

Reculait sans comprendre m’agressait et tremblait

Dans ses deux iris noirs sous ses mèches on lisait

Quelle méchanceté et quelle absurdité

Pourquoi jappez-vous vous qui n'êtes pas un chien

Pourquoi humiliez-vous et moi le chien et l'homme

Alors que vous savez ce qu'est pour moi japper

Et agiter la queue c’est tout comme pour vous

Gentiment dire bonjour bonjour mon bon Tomi

Viens ici mon toutou mais ne mordille pas

C’est ce que signifient et ma queue agitée

Et mon halètement ils sont le même amour

Cen millions de fois plus car moi je n'ai rien d'autre

Qu’haleter et japper et la langue pendante

Et mon sautillement avec mes tournoiements

Pour exprimer ma joie pour chanter mon ivresse

Mon amour ma passion tempête d'affection

Ceci est la réponse à la faible lueur

Que vous me prodiguez quand c'est vous qui me dites

Votre affection à vous c'est très bien mon Tomi

Alors j'entre en extase et jappements et transes

C'est moi c'est moi c'est moi mon maître-homme mon dieu

Au-delà de ma faim et mon envie de vivre

Alléluia permets que je meure d'amour

Alors je te le dis ce n’est pas bien joli

Railler mon jappement c'est bien vilain à vous

Voilà ce qui tremblait dans sa boule de poils

Quand je jappais vers lui par pure moquerie

(Plus confusément que par mes mots ci-dessus)

Mais bien sûr peu après s'envolait la colère

Il ne rechignait pas à lécher mordiller

Tout être humain passant auprès de sa personne

Qui voulait bien l'apercevoir et l'honorer

L'explosion du bonheur ne lui faisait pas boire

Le sang de son seigneur comme un fauve assoiffé

Mais comme une mère salive son petit

Le couvre de son corps c’est ce qu’il voulait faire

Puis déjà il courait pour faire l’important

Flairer de ci de là les pavés du trottoir

Comme pour signaler pardon je suis un chien

Par métier par carrière fonction et vocation

Une chose le devoir et la passion une autre

L'emportement l'amour le flair d'un idéal

C'est un peu comme vous l'art et la religion

Et pourtant j'avais l'impression en permanence

Que Tomi n'était pas pour nous le genre humain

À notre bénéfice partial le moins du monde

Il savait nos faiblesses nos étranges défauts

Il nous traitait chacun selon notre mérite

Et si Gabi soudain lui criait "déguerpis

Tomi descends du lit" Tomi le désinvolte

Savait qu'il suffisait de feindre l'intention

Gabi est très distrait, a un poème en tête

Un court instant plus tard sur le lit le caresse

Par contre si Julis dit "au bain Tomi ouste"

Déjà la lettre B le voit se propulser

Sous le canapé où il va trouver refuge

Sans vraiment escompter échapper au destin

Au savon détesté à l'horrible brossage

(Que par ailleurs il tolérait virilement

Comme fait un malade avec son médecin

Très héroïquement ne croyant guère la science)

Mais on peut retarder "Pour l'homme seul le temps compte

Lutte pour un délai" (dit Brutus dans Shakespeare

Et avec lui Tomi qui eurent cette pensée)

Tomi savait quel homme pouvait être dit bon

Lequel était mauvais selon les vrais critères

Ceux de la vérité et non selon le code

Un jour à l'ascenseur il attendit des heures

Une certaine dame, très grande amie des chiens

Elle aimait le monter ce n'est pas la paresse

Qui le faisait attendre pour lui il suffisait

D’un seul instant pour grimper au sixième étage

À la dame il voulait simplement faire plaisir

Tomi avait aussi nombre d'affaires privées

Toujours très compliquées et surtout en été

Au temps des vacances au Balaton au Danube

Deux me reviennent en tête l'une nommée Sussi

Une petite chienne noire sale et stupide

C'est pour ce grand amour que Tomi affronta

Trente mâles et reçu de saignantes blessures

Une bestiole était l'autre objet de ses soins

Petite demoiselle hystérique et geignarde

 

 

Illusion sans espoir pourtant il découcha

Deux fois pour elle et il n'est rentré qu’au matin

Il se cachait de moi le regard en dessous

La queue entre les jambes conscient de sa faute

Je lui avais pourtant le soir longtemps prêché

Si tu fugues Tomi tu auras porte close

Et tu pourras alors toute la nuit traîner

Mais la fièvre a passé sans trop laisser de traces

En Tomi il allait et venait et courait

Et à midi voyant la nappe pour la table

Il s'installait toujours en un certain endroit

Et remuait la queue surveillait chaque geste

Il ne délaissait pas son point d'observation

Avant que nous soyons tout assis sur nos chaises

Alors entre les pieds il osait s'approcher

Planté là attentif s'activait à attendre

Si pendant trop longtemps nous le négligions

Jappement indigné il nous faisait entendre

Rue Verpeléti tout le monde aimait Tomi

Sa queue disait ouais ouais je sais bien qui vous êtes

Pour l'instant j'ai à faire mais je vous aime assez

Tomi méritait bien qu'on le dise bohème

Quelquefois il courait me rejoindre au café

Et quand je le chassais il restait à m’attendre

Au coin de la rue interrogativement

Je changerais d'avis peut-être et alors

L’inviterai  pour un café ou bavarder

Petit bohémien crédule confiant et curieux

Ce fut aussi la cause de cet événement

Poignant et décisif dix jours avant sa mort

Il s'est fait ramasser dehors par la fourrière

Quatre longs jours durant derrière les barreaux

Ici plus longuement je n’en parlerai pas

Lui-même l’a relaté lundi dans son journal

Je ne conte que ce qui s’est passé après

Dès que nous avons pu le libérer enfin

Dans l'immeuble chacun était d'accord pour dire

Que l'humeur de Tomi était toute changée

Devenue casanière, polie, silencieuse

Il ne se sauvait plus il n'avait plus coutume

Quand j'allais près de lui de mettre pattes en l'air

Comme il faisait avant allongé sur le dos

Pour que je le chatouille le fasse rigoler

Il restait sérieux sans envie de sortir

Deux fois les deux dernières dans la rue descendu

Du beau temps automnal il profita encore

Flairant aussi un peu mais élever la voix

Pour le faire revenir n'était plus nécessaire

Obéissant tout seul sans se faire prier

Le troisième matin quand je l'ai appelé

Il ne répondit pas ce n'est qu'un peu plus tard

Que je l'ai entendu de dessous le placard

D'une toux enrouée il parvint à répondre

Je l'attirai il s'est péniblement traîné

Mais ce chien est malade allons emmenez-le

Chez le docteur Farkas moi je n'ai pas le temps

Jusqu'au soir je suis pris j'ai mille choses à faire

Réunions le matin le déjeuner à Pest

Invitations le soir ne me couche qu’à l’aube

Et puis le lendemain je ne remarque rien

Je me réveille vers dix heures le jour suivant

Soudain je me demande qu’arrive-t-il à Tomi

Oh Monsieur il suffoque il ne fait qu’haleter

Pour le vétérinaire c'est la morve des chiens

Ou peut-être dit-il quelque chose aux poumons

Je lui mets des compresses il a eu des cachets

Des piqûres mais il est là couché dans un coin

On m'apporte Tomi il est empaqueté

Dans la gaze on dirait une cruche cassée

On le pose devant mon lit et au moment

Où je me penche anxieux vers lui est-ce un hasard

À travers le mince mur de l'appartement

Un silence s'est fait la radio du voisin

Et sa grinçante musique s'est tue soudain

Un silence s’est fait un grand silence car

Sous ses bandages humides il respirait à peine

Seul son arrière train se contracta un coup

Comme un cocon qu’un pied a soudain écrasé

Qui plus ne tissera aucune sorte de soie

Ses fidèles yeux noirs se couvraient d’un dépôt

Après un court silence je l’ai appelé mais

Je me suis effrayé moi-même de la voix

Petite aiguë nouée qui sortit de ma gorge

Tomi fut traversé d’un faible tremblement

Mais il n'arrivait plus à soulever la queue

Il a couché sa tête dans la paume de ma main

Muette silencieuse dans le creux de ma main

Et remué un peu pour se faire une place

J'ai encore ressenti transféré dans mes veines

La dernière chaleur émanant de son corps

Mon Tomi chuchoté-je et l'étrange musique

Son de ma propre voix lointaine et oubliée

Fit couler de mes yeux une première larme

Qui a rendu soudain tout chaleureux et simple

Sensible familier tout comme la vie même

Et j'ai enfin compris ce que signifiait

L’aboiement que Tomi furieux nous lançait

Quand il nous expliquait au-delà de tout mot

Que ce n’est pas manger ni intérêt primaire

Qui le liait à nous mais bien tout autre chose

Dans le creux de ma main sa tête de mourant

N’exprimait aucun souhait mes larmes devinrent flot

Et c’est en méditant avec l’arrière-goût âpre

De ces larmes qu’ici je vous relaterai

Tout ce que j'ai appris maintenant sur Tomi

En plus de ce qu'on peut savoir d'un petit chien

Je vous dis que cette petite vie qui part

Ici dans ma main n’est rien de plus rien de moins

Que l’amour pur amour où l’âme humaine aspire

Dans un recueillement extatique vraiment

Par luttes déchirantes et transports religieux

Pour que son âme brûle tel le buisson ardent

Ou cherche comme les poissons de Saint François

Le voici couché là il est petit et simple

Brillant de pureté simplement rayonnant

Radioactivité de quintaux de pechblende

Il ne possède rien intelligence ou âme

Il n'a que l’amour seul il n'a pas de pensée

Il n'a que son amour il n'a plus de vie même

Il ne veut qu'aimer d'ailleurs il ne veut plus vivre

Un amour sans instinct et sans âme et sans vie

Quel prodige me dis-je ce serait si nous hommes

Sachions aimer autant voulions aimer les autres

Et non l’ennuyeux moi où la vie nous enchaîne

Aimer enfin autrui non pleurer sur nous-même

Je sais enfants je sais vous êtes bons aussi

Oui mais défigurés par la méchanceté

Mon assassin c’est bien ma mort tu attends

Il serait bon d’aimer mais voilà que tu pleures

Tout le temps que je vis n'est-ce pas que vous tous

Vous attendez d’enfin aimer savoir aimer

Et mourir oui mourir pour que vous me pleuriez.

 

 

Suite du recueil

 



[1] Original hongrois corrigé par Imre Kőrizs.