Frigyes Karinthy – Poèmes parus dans la presse

                                                           

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yeux ouverts[1]

 

Ceux pour qui l’existence, la belle vie jouisseuse

Est une rue obscure, une cave puante.

Ceux que la vie très douce et tendre et chaleureuse

A piétinés à mort, brisés et injuriés.

Misérables cent fois extraits du flot souillé,

Les exclus et les bannis et les échoués.

Râlant, cachés, blottis pour faire enfin cesser

Le châtiment : leur corps fatigué s’allongeant,

Le sang dense et compact de leur cœur s’arrêtant

Et la panique humide dans leur gorge haletant :

 

Mais leurs yeux restent ouverts.

 

Avec les yeux ouverts, avec la haine humide

Ils tournent leur regard, muets, vers tes yeux sombres :

Vie, quel était ton but avec nous, assassine ?

Nous-as-tu fais venir du sein de la pénombre

Comme de ton dégoût un outil douloureux ?

Tu nous as poursuivis dans des fleuves de feu

Armée du fouet brûlant de désirs violents.

Dis-nous à quelle fin cette croix à porter,

Brisés, broyés, errants, ignorants, arrachés,

Piétinés, crucifiés au Golgotha sans gloire :

Avec ces clous de fer qui nous perçaient la chair,

Ceci sans racheter le monde qui combat

De nouvelles souffrances la fermentation

Sur des voies cahoteuses, dans quelle intention

Avons-nous gémi cette tragédie outrancière ?

Réponds, toi, ère haïe, et lâche, et meurtrière,

Réponds, toi silencieux et muet, intrépide.

Alors la Vie

Les regarde à son tour yeux ouverts et muette.

 

                                                             Munka, 24 décembre 1910.

 

Suite du recueil

 



[1] Ce poème est très proche d’un autre Griffes du lion que Karinthy avait écrit à l’âge de onze ans (et publié en 1930)