Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

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j’explique mon bulletin[1]

 

Eh bien, voilà.

Pour commencer: ce n’est pas encore le bulletin définitif — ce n’est qu’une espèce d’épreuve que l’on m’a remise provisoirement. Qu’aujourd’hui, c’est le jour du bulletin semestriel, ça ne veut rien dire. Les autres ont effectivement reçu leur bulletin, mais le mien a dû être envoyé au Ministère, car on y a trouvé des tas d’erreurs qu’il est urgent de corriger. Mais oui. Et d’ailleurs, le cas va passer devant la conférence de contrôle et d’amendement des bulletins où il sera examiné par une assemblée d’inspecteurs de l’enseignement secondaire. Monsieur le professeur principal m’a parlé en me remettant le bulletin ; il était un peu embarrassé et m’a demandé de te saluer de sa part, papa. S’il te plaît, mon cher Bauer, m’a-t-il dit, j’aimerais que tu expliques à tes parents qu’une erreur regrettable a été commise dans ton bulletin, quelques coquilles s’y sont glissées. Mais, malheureusement, puisque, conformément au règlement du service des affranchissements, nous sommes obligés de délivrer ce bulletin, je dois te demander, mon cher Bauer, de bien faire comprendre à tes parents que ce n’est qu’un document provisoire, un simple morceau de papier dont les données ne veulent rien dire du tout. Dis à tes parents que je suis vraiment désolé pour cette erreur, et que le vrai bulletin sera bientôt rédigé – pour l’instant, je les prie de bien vouloir signer celui-ci, car nous avons transmis tous les documents à la police et elle a besoin de cette signature pour poursuivre son enquête: mais, je t’en prie, insiste bien là-dessus, ce n’est qu’une formalité. Le préfet de police a écrit personnellement à l’École Navale de Fiume pour qu’ils tirent au clair comment a bien pu se glisser dans ton bulletin ce... euh... ce... chiffre là, en histoire, bah ! C’est un chiffre comme un autre, ça veut dire que j’ai été interrogé quatre fois en histoire, oui, ça peut prêter à confusion.

Il faut savoir que Mangold, notre prof d’histoire, c’est qu’un prof remplaçant chez nous, il ne peut même pas encore noter, car avant il doit passer un examen de notation à l’Université principale. Tout ce qu’il a le droit de nous mettre, lui, c’est des notes de remplaçant, qu’il faut comprendre autrement – deux, c’est huit, huit, c’est seize – et quand il aura son examen, on rectifiera dans tous les bulletins et on mettra les vraies notes. Maintenant, pour l’instant, il m’a dit... de te dire, papa, qu’il est désolé... pour l’instant.., et de te dire... que j’ai été interrogé quatre fois en histoire, j’ai eu une fois onze, une fois dix-neuf, une fois dix-sept plus, vous additionnez le tout, vous prenez la moyenne géométrique, et ça vous donne un dix-huit plus. La première fois j’ai été interrogé sur Joseph II, mais juste à ce moment la cloche a sonné; la deuxième fois il m’a demandé le droit de succession, j’ai dit: la ligue de Schmalkalden[2] et je l’ai vu me mettre un dix-huit, mais après, il a perdu son carnet.

En physique, euh, en physique, déjà au mois de novembre, j’ai été interrogé, il m’a demandé à propos du Soleil, alors j’ai dit sur une orbite en forme d’ellipse, et avec le Soleil sur un de ces foyers, et que c’est bien grâce à Newton. Mais, alors, il m’a confondu avec le garçon qui est assis à côté de moi, qui a trois en physique, et c’est à moi qu’il l’a mise, sa note, sans le faire exprès. Alors, moi, je l’ai dit, le corps professoral a examiné le carnet, ils ont dit qu’il avait bel et bien mis la note de Csekonics à mon nom sans le faire exprès, mais que maintenant on ne pouvait plus la rectifier, sinon il aurait des ennuis avec le gouvernement, et il m’a supplié de laisser tomber pour l’instant et de bien vouloir accepter le trois, pour l’instant, car à la fin de l’année, il va le corriger en vingt et je serai même dispensé d’interro pendant tout le prochain trimestre. Et, d’ailleurs, il a tout de suite inscrit le vingt sur mon certificat de baptême, avec la signature de l’inspecteur d’académie.

En algèbre Fröhlich peut pas me sentir, j’y peux rien. Fallait résoudre une équation avec un coefficient indéterminé, alors il m’a désigné et alors j’ai dit qu’on multiplie par lambda et la seconde équation est éliminée, mais alors, la seconde équation, elle n’a pas été éliminée du tout, bien sûr que non, parce que c’était par x qu’il aurait fallu multiplier, mais ça, Fröhlich s’en était pas aperçu, sur quoi j’ai dit qu’on aurait dû, alors il s’est aperçu qu’il ne le savait pas, et il a eu honte, et il m’a dit de retourner à ma place, et depuis il sait plus me sentir, parce que je sais mieux l’algèbre que lui, et il a pas voulu que je rattrape ma note, et pourtant, c’est écrit dans le tribunal qu’on est obligé de donner à tous les élèves une chance de remonter leur note jusqu’en janvier, autrement la note n’est pas valable, et même Steinmann, le meilleur élève, il a dit que je pourrais déposer une plainte contre Fröhlich, mais j’ai pas voulu, car de toute façon, y peut pas me sentir, et pourtant au devoir écrit, j’ai eu la même note que Steinmann.

En conduite, j’ai eu un onze, parce que quand on a trois fois un six, on peut pas avoir un dix-neuf en conduite, sinon ils donnent un bulletin spécial pour la conduite et c’est envoyé aux parents par la poste.

Ça ?!... Mais c’est pas un zéro, c’est un neuf, c’est seulement parce que le prof principal a une drôle de façon d’écrire ses neuf, il fait la queue si petite qu’on ne la voit pas, sans le faire exprès. Je vous en prie, vous n’avez qu’à signer le nom de famille.., non non, pour l’instant, pas la peine d’aller voir à l’école... ils ont enlevé la porte... ils font des travaux en ce moment... y’a pas de porte... on peut pas entrer... oh, dans une quinzaine de jours, oui...

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal

[2] Ligue de Schmalkalden : union militaire au sein de l’Empire Romain Germanique de Charles Quint.