Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

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le conseil de dÉtresse[1]

 

Je n’ai pas la moindre prétention d’avoir anticipé les grands événements qui se sont produits ces derniers temps; non, l’unique but de la présente étude est d’éclairer certains événements dont je fus, pour la plupart déjà en 1898, le témoin visuel et, d’une certaine façon, un participant modestement actif. Je n’ai aucune idée de l’importance que peuvent acquérir mes notes dans l’histoire pragmatique de la guerre mondiale, mais, pour ma part, il me serait impossible d’être en paix avec ma conscience si je venais à passer sous silence, soit par prudence, soit par modestie, des documents dont je devins, par hasard, le possesseur, mais dont l’importance historique est peut-être trop grande pour me permettre de négliger leur communication, sous prétexte que je ne suis pas tout à fait conscient de cette importance.

J’exposerai donc au grand jour ce que je sais de l’affaire, en évitant toute analyse et toute critique, ce qui, peut-être, rendra mon rapport confus et peu méthodique, mais parfaitement sincère, avec noms et dates. Pour le reste, c’est-à-dire dans quelle mesure mes données peuvent expliquer et éclaircir les événements actuels, je m’en remets à l’appréciation de personnes plus compétentes que moi : les politiciens et les historiens. Je m’efforcerai d’être bref et de m’attacher aux faits.

Je connaissais déjà Rogyák en septembre 1898, mais ce n’est qu’en novembre que notre liaison acquit un certain degré d’intimité lorsque, par suite de certaines circonstances administratives, qui n’ont ici aucune importance, je me retrouvai relégué au sixième rang, au quatrième banc en commençant par la droite. Derrière moi, légèrement vers la gauche, était assis Tivadar Zsemlye, et devant Rogyák se trouvait Singer. Ceci, comme nous le verrons, est d’une importance capitale dans toute l’affaire.

Mais l’essentiel, c’est que déjà au mois de novembre mon entente avec Rogyák était telle qu’il m’entretenait tout à fait confidentiellement de ses prises de positions politiques, moi qui n’avais pas à cette époque la moindre idée du programme de ce personnage remarquable. Il fallut l’intervention d’événements décisifs pour me faire réaliser qu’il ne s’agissait pas simplement de convictions ou d’opinions, mais d’un programme ouvert et d’un plan d’action radical.

Cet événement décisif, c’est fin novembre que j’en fus avisé. Je trouvai un matin Rogyák et Singer engagés dans une discussion des plus animées. Rogyák était penché par-dessus sa table, et tous deux chuchotaient en faisant de grands gestes. Singer avait un air très grave et parlait peu, mais je sentais bien qu’il faisait des déclarations d’une importance vitale. Ils se turent brusquement à mon arrivée. Je ne fus pas offensé, par cette marque de méfiance manifeste, n’étant pas à ce moment-là mis suffisamment au fait des choses (ils restèrent encore prudents à mon égard pendant quelque temps) pour pouvoir valablement me mêler à la conversation. Je rencontrai Rogyák dans le couloir pendant la récré. Profitant de l’occasion, je lui posai, avec précaution, quelques questions. Cela le plongea visiblement dans l’embarras et il me répondit de façon évasive. Singer fut un peu plus bavard. J’appris que l’affaire RogyákZsemlye, qui menaçait depuis longtemps déjà d’éclater en crise, avait pris ce matin-là une tournure telle qu’il n’était plus possible de la régler par la voie purement diplomatique.

Je connaissais à ce sujet, depuis un certain temps, l’existence de divergences d’opinions insurmontables entre Rogyák et Tivadar Zsemlye. Rogyák, en tant que chef de parti du programme radical, accusait Zsemlye d’aspirations pan apaches. Il faut savoir qu’à cette époque les apaches faisaient régner un véritable régime de terreur dans le quartier de Józsefváros, et leur influence quasi tyrannique se faisait déjà ressentir jusque dans la rue Rigó. On chuchotait çà et là que leurs espions s’étaient glissés parmi nous en se faisant inscrire en troisième et en seconde, comme s’ils étaient de vrais Écoliers. Tivadar Zsemlye niait catégoriquement avoir quelque lien politique que ce fût avec les apaches, les connaissances qu’il pouvait éventuellement avoir parmi les apaches étant de nature purement privée et ne lésant en aucune façon les intérêts vitaux de la rue Rigó. D’autre part, à plusieurs reprises pendant la récré, Rogyák mit en garde Zsemlye par des allusions très claires contre les dangers de ce genre de pratiques sournoises: cela ne fit qu’envenimer un peu plus la situation. Puis, ce matin, dans la salle de classe, pour une affaire apparemment sans importance, éclata entre eux une vive dispute. Tivadar Zsemlye, perdant cette fois tout son sang-froid, avertit imprudemment Rogyák et ses partisans sur un ton de menace qu’à six heures, à la sortie de l’école, les apaches armés de gourdins attaqueraient la Classe.

Lorsqu’il réalisa plus tard l’extraordinaire gravité de sa déclaration irréfléchie, il chercha à étouffer l’incident, niant tout ce qu’il avait dit : il affirma n’avoir absolument rien à voir dans cette histoire et jura ne rien savoir du fond de l’affaire, ayant tout juste averti de ce simple projet. Mais Rogyak ne voulut rien entendre, il mit immédiatement fin à l’entretien avec Tivadar Zsemlye et se retira avec Singer pour délibérer. Telle était la situation à onze heures du matin. J’en ai reconstitué le tableau à partir d’observations fragmentaires – Singer et Rogyák, ressentant vivement la responsabilité des heures difficiles, ne parlèrent de l’affaire qu’avec la plus grande discrétion. Avant onze heures, pendant le cours, Zsemlye m’avait envoyé par-dessus sa table un message en morse me sommant, sur mon honneur sacré, de l’attendre à la porte de l’école après le cours car il avait à me communiquer des choses d’une extraordinaire importance. Je comprenais encore très mal la situation pour pouvoir songer aux conséquences d’un conflit éventuel qui rétablirait les relations diplomatiques entre les apaches et la rue Rigó, et pourtant je sentais instinctivement que dans cette affaire, ma place était à côté de Rogyák et des siens: c’est pourquoi, à la proposition qu’il m’avait faite de négocier avec lui, je donnai à Tivadar Zsemlye une réponse évasive.

Rogyák qui avait été témoin de mon comportement loyal ne prononça pas un seul mot, mais je sentis bien que sa confiance à mon égard s’était considérablement raffermie. Par la suite, sur un ton de gravité, poli mais plutôt sec, que jamais jusqu’alors je n’avais trouvé chez un politicien, il me fit savoir que, si je n’y voyais pas d’objection, je serais le bienvenu à midi, sur la place Mária-Terézia, où il devait discuter avec Singer dans un « avant-conseil de détresse » (c’est l’expression qu’il utilisa) du plan d’actions à adopter.

C’est tout palpitant que je me rendis au lieu et à l’heure indiqués. À la pensée que j’étais ainsi parvenu au cœur des grands événements, je tremblais d’excitation et débordais de fierté — cependant, devant le calme imposant, presque ironique, de ces deux grands hommes en train de discuter d’affaires d’une importance prodigieuse, j’essayais de dissimuler de mon mieux cette agitation. Malgré mes difficultés à saisir toutes les conséquences de l’affaire, je m’efforçai d’imiter leurs manières supérieures et leurs airs décidés, un peu honteux, au fond de moi-même, mais sans l’avouer, de ne pas toujours comprendre leurs termes techniques.

Singer commença par faire le point de la situation générale : la déclaration du jour de Tivadar Zsemlye permet de conclure que les apaches ont commis un acte de trahison (le mot trahison » revint très fréquemment dans ce conseil de guerre), la rue Rigó se trouve par conséquent en ce moment en état de danger imminent avec, à la fois, Tivadar Zsemlye et les apaches qui, déjà au début de l’année scolaire, menaçaient sournoisement d’attaquer la Classe B au moyen de pistolets souterrains. Nous ne pouvons pas supporter tout cela plus longtemps si nous ne voulons pas un jour nous faire scalper en pleine nuit par les apaches armés jusqu’aux dents. C’est Tivadar Zsemlye le responsable de la situation critique – et il nous faut à l’instant, sans tarder, prendre nos dispositions.

En réponse aux paroles de Singer, Rogyák déclara, avec une nonchalance qui sans mentir, me donna des frissons, qu’il était prêt à se battre en duel fatal avec Tivadar Zsemlye, en présence des chefs de clan invités pour l’occasion, mais, bien sûr, seulement en anglais. Il insista sur ce point en précisant qu’il tenait fermement à ce que Zsemlye soit examiné avant le combat par deux lieutenants de guerre, car il valait mieux s’assurer qu’il ne porte pas une cuirasse dissimulée sous ses vêtements, ce qui serait, n’est-ce pas, une trahison. Singer approuva de la tête et fit remarquer, juste en passant, qu’il avait depuis longtemps déjà prévenu la trahison: son père possédait en effet d’immenses gisements de fer souterrains dans les monts du Bakony et il s’était déjà arrangé pour faire préparer huit mille armures étanches invisibles sous le pull. Depuis des mois, les ouvriers y travaillent assidûment et le premier envoi doit arriver ces jours-ci, trois mille pièces environ. Prévoyant le cas où les apaches seraient mis au courant de l’affaire par un acte de trahison et qu’ils auraient eux aussi une source de ravitaillement en armures, il avait fait fabriquer quelques centaines d’armures intégrales, chaussures de fer, pantalons de fer et pulls de fer à longues manches. Pour le duel fatal, il était d’accord lui aussi, mais suggéra cependant d’inviter des farmers à la place des lieutenants, ces derniers étant beaucoup moins sûrs.

J’étais à l’époque un peu timide et pendant un bon moment je n’osai pas ouvrir la bouche. Je sentais pourtant que cette attitude ne pouvait que nuire considérablement à ma réputation, c’est pourquoi, rougissant et embarrassé, je me mis, moi aussi, à parler et suggérai qu’il vaudrait peut-être mieux tout simplement décapiter Tivadar Zsemlye. Après tout, si nous déclarons qu’il y a bien eu trahison, cela ne pose aucun problème.

Ils restèrent impassibles, mais je sentis avec étonnement que ma proposition avait dérouté le conseil de détresse. L’idée en elle-même n’était pas mauvaise, m’expliqua Singer dans un long discours de réponse, mais l’ennui c’était que sans déclaration de guerre on ne pouvait pas faire ce genre de chose, sinon ça serait (il chercha longtemps l’expression suivante), ça serait un guet-apens. Rogyák approuva tout de suite cet avis. Il se mit à expliquer avec fougue que son honneur et son intégrité lui interdisaient formellement de déclencher un guet-apens (ce sont ses mots) sans déclaration de guerre, on ne fait pas ça n’importe comment. D’ailleurs, le guet-apens est une affaire très délicate, exigeant une convention spéciale et de nombreuses conditions, dont chacune réclame des éclaircissements, et, en ce moment, il n’est pas tout à fait sûr qu’un guet-apens contre les apaches soit légitime, il lui faudrait encore en discuter d’une manière plus détaillée avec son ami et conseiller personnel, le commandant qu’il voit tous les soirs et qui l’aide en cas de difficulté pour toutes les questions de guerre. Toutefois, la trahison pourrait entre-temps reprendre son activité dévastatrice, il suggéra donc de déclencher une bataille à la place du guet-apens, et cela sans tarder.

Singer approuva. Il ne restait plus maintenant que des questions de forme : et tout d’abord, le drapeau. Singer promit d’apporter le lendemain le drapeau avec l’estampille que son père avait fait faire depuis longtemps déjà et qu’il gardait sur son bureau en attendant qu’on en ait besoin. C’est alors que Rogyák souleva une autre difficulté. Où allons-nous nous procurer la proie ? demanda-t-il. En effet, sans proie, impossible de foncer au combat comme il dit. Singer resta perplexe un court instant. Alors, me jetant à l’eau une fois de plus, je suggérai qu’on pourrait peut-être se procurer notre proie en faisant une collecte. Je regrettai immédiatement d’être intervenu sans réfléchir, car tous deux se turent tout à coup et échangèrent un sourire narquois. Une fois de plus je devins écarlate et, tout confus, je me mis à balbutier que ce n’était pas ce que j’avais voulu dire, alors Rogyák m’expliqua sur un ton paternaliste que lia proie n’était pas un objet de collection, mais un animal sanguinaire mené à la chaîne par deux gardiens avançant à la tête de l’armée, juste à côté du drapeau.

Nous en restâmes là. Après le conseil, Rogyák reçut de nous le serment de détresse de ne pas commettre de trahison.

Le lendemain, à neuf heures, je me renseignai auprès de Rogyák sur la situation de la guerre. Il me répondit que Singer n’avait pas reçu les armures, car le bateau qui transportait le chargement du Bakony avait fait naufrage.

Il me communiqua plus tard qu’il fallait remettre toute l’affaire à une période indéterminée, car avant Noël, tant que nous ne saurions pas à quoi nous en tenir à propos des documents, toute l’affaire était inconcevable. Il put m’assurer, cependant, que les préparatifs avançaient sur toute la ligne: le mouvement est en pleine expansion, le drapeau tout prêt et l’Amérique entière déjà au courant de l’affaire. Notre projet d’alliance avec la Californie est à présent une certitude, et il attend tout simplement le moment opportun pour faire éclater, dans le plus grand calme et sans se faire remarquer, la bataille mondiale.

Voilà tout ce que je sais du conseil de détresse de 1898. Pendant longtemps, je ne me suis plus occupé de l’affaire. En 1899, je me suis fait inscrire en première en section moderne et mes études m’ont accaparé pendant des années. Les grands événements qui se sont produits m’ont rappelé tout ce que j’ai écrit. Pour ce qui est de l’analyse des rapports que l’on pourrait établir, je m’en remets, je le répète, à ceux qui sont plus compétents que moi.

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal