Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

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J’aide mon fils[1]

 

Si dans neuf poêles on brûle en cinq jours et demi douze stères de bois de hêtre – en combien de jours on brûle neuf stères de bois de hêtre dans douze poêles…

- Si dans neuf poêles…

Je suis assis derrière mon bureau, je lis un article. Je n’arrive pas à me concentrer. Dans la pièce à côté, j’entends la phrase ci-dessus pour la trente-cinquième fois.

Diable, que se passe-t-il avec ce bois de hêtre ? Il faut que j’y aille.

Gabi, penché sur la table, mâchonne son porte-plume. Je fais semblant d’y être allé pour une autre raison, l’air préoccupé, je fouille dans la bibliothèque. Gabi me jette un regard de biais, moi je fronce les sourcils comme si j’avais la tête ailleurs et comme si je ne l’avais pas remarqué ; je sens que c’est ce qu’il pense, pendant ce temps-là je me répète convulsivement : “ Si neuf bois de hêtre… douze stères… dans combien de poêles… ” Nom d’une pipe ! Comment c’est déjà ?

Je passe distraitement devant lui, je m’arrête comme si je venais seulement de le remarquer.

- Alors, fiston, on fait ses devoirs ?

Les lèvres de Gabi grimacent amèrement.

- Papa…

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Je ne comprends pas ce truc.

- “Je ne comprends pas” ?!… Gabi !… Comment peut-on dire une chose pareille ?!… On ne vous l’a pas expliqué à l’école ?

- Oui bien sûr, seulement…

Je me racle la gorge. Puis crûment et avec hostilité :

- Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

Subitement, volubile et soulagé, Gabi débite déjà comme quelqu’un qu’on vient de décharger d’un lourd fardeau.

- Écoute, Papa, si dans neuf poêles on brûle en cinq jours et demi douze stères de bois de hêtre…

Moi, en colère…

- Saperlipopette !… Ne parle pas si vite !… On ne peut pas raisonner de cette façon !… Recommence et répète tout calmement, sagement, depuis le début, alors tu comprendras ! Bon, fais-moi une petite place.

Heureux et agile, Gabi se range sur le côté. Il croit que je ne sais pas qu’il vient de me charger allègrement de toute cette affaire – il ne sait pas, bien sûr il ne peut pas se souvenir de la même scène, il y a vingt ans et quelques, quand c’était moi qui me rangeais sur le côté, heureux et soulagé, et que c’était mon père qui s’était assis près de moi, avec le même air important et renfrogné comme moi maintenant. Et ce qui est le plus terrible – à l’instant même je m’en rends compte – c’est que ce jour-là il s’agissait déjà du même problème !… C’est bien vrai, aucun doute… Le bois de hêtre et les poêles ! Mon Dieu !… Pourtant alors je l’avais presque compris – mais j’ai oublié !…

Toute notre vie de vingt ans et quelques s’enfonce dans le néant en une fraction de seconde. Comment c’était déjà ?

- Écoute, Gabi – dis-je patiemment – on ne réfléchit pas avec la bouche mais avec la tête. Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?!… C’est tellement simple, c’est clair comme de l’eau de roche. Un élève de cours préparatoire le comprend s’il écoute seulement une minute. Regarde, mon fils. On nous dit ici que dans neuf poêles, en cinq jours et demi brûle tant et tant de bois de hêtre. Bon. Qu’est-ce que tu ne comprends pas là-dedans ?

- ça, je comprends, Papa… Ce que je ne sais pas, c’est si la première proportionnalité est inverse et la deuxième directe ou si c’est la première qui est directe et la deuxième inverse, ou les deux directes ou les deux inverses.

Mon cuir chevelu commence lentement à refroidir aux racines. Qu’est-ce qu’il gazouille celui-là à propos de proportionnalités ? Que peuvent être ces maudites proportionnalités ?!… Comment est-ce qu’on pourrait le comprendre d’emblée ?

Je le gronde fermement :

- Gabi !… Tu parles encore trop vite !… Comment veux-tu comprendre comme ça ?… Avec la bouche on ne peut pas… Qu’est-ce que ça veut dire proportionnalité inverse et directe, et directe et inverse, saperlipopette, pourquoi pas un contrebassiste qui grimpe aux murs ?

Gabi rigole. Je hurle :

- Ne rigole pas ! Je te fais instruire, je m’échine pour toi, voilà le résultat !… C’est parce que tu n’écoutes pas à l’école !… Peut-être que tu ne sais même pas… tu ne sais même pas… (Je le fixe, ahuri, comme pris brusquement d’un soupçon terrible.) Peut-être que tu n’as pas la moindre idée de ce qu’est une proportionnalité ?!…

- Bien sûr que si, Papa… La proportionnalité… la proportionnalité… la proportionnalité est un rapport… dans lequel le quotient des membres intérieurs… ou plutôt le produit des membres extérieurs…

Je claque les mains d’effroi.

- Qu’est-ce que je disais !… Un adolescent de onze ans qui ne sait pas ce que c’est qu’une proportionnalité !

Les lèvres de Gabi se tordent de nouveau pour pleurer.

- C’est quoi ?

- Quoi ? Attends un peu, canaille !… Tu vas immédiatement chercher ton livre et tu me lis trente fois la définition !!… Sinon…

Apeuré, Gabi tourne les pages, puis débite :

- Une proportionnalité est une expression dont les deux membres intérieurs se rapportent aux deux autres membres ainsi que… oui, Papa, mais quels sont ici les deux membres intérieurs, le volume de bois de hêtre et le nombre de jours ou plutôt le nombre de poêles et le volume de bois de hêtre ?…

- Tu parles encore trop vite ! Passe-moi le livre.

Alors je m’y attaque avec un sérieux terrifiant :

- Écoute, Gabi, ne sois pas aussi idiot. En réalité c’est clair comme de l’eau de roche. Regarde comme c’est simple. Tiens. Écoute bien ! On nous dit, n’est-ce pas, que dans neuf poêles en tant de jours, tant et tant de bois de hêtre. Donc si tant et tant de bois de hêtre en neuf jours, alors il est clair, n’est-ce pas, qu’en douze jours ce n’est pas tant et tant mais…

- Oui, Papa… jusque-là moi aussi, je comprends, mais la proportionnalité…

Je me mets en colère.

- Ne jacasse pas quand je parle, je… tu ne comprendras pas comme ça. Écoute moi. Si en neuf jours tant et tant – alors en douze jours, disons, probablement tant et tant en plus. En revanche, pardon, peut-être pas plus, parce que pas dans neuf poêles mais dans douze, c’est-à-dire tant en moins, ou plutôt tant en plus, comme si c’était la même quantité en moins, que ce qu’il y a en plus… Dans ce cas en effet la proportionnalité… la proportionnalité…

Brusquement la lumière se fait dans mon esprit. Je suis comme foudroyé par la Grande Illumination, j’en couvais en moi l’absence et elle m’assombrissait depuis vingt et quelques années - c’est juste, j’ai enfin compris !… Il n’y a pas de doute - alors… là-bas… très évidemment – c’est juste, c’est évident, déjà mon père ne comprenait pas ce problème !

J’observe Gabi de côté. Pendant ce temps lui, mine de rien, a ouvert son livre d’histoire et maintenant il regarde d’un œil, avec délices, une vieille image, la scène où Pál Kinizsi[2] fait leur affaire à deux Turcs.

Je frappe un grand coup sur sa caboche, ça claque.

- Tiens !… Je ne suis pas assez stupide pour me fatiguer avec toi si tu n’écoutes même pas !

- Gabi hurle comme ses deux Turcs à l’unisson.

Et moi, je saute de ma place avec soulagement, à travers le brouillard du passé un visage se dessine devant moi – celui de mon père qui, avec allégresse et soulagement, frappe un grand coup sur ma caboche, comme pour dire : “passe ça à ton fils, pour moi ça suffit !”, et sifflotant, les mains dans les poches, gaiement, il prend le chemin de sa tombe, où personne ne demande en combien de jours brûlent neuf stères de bois de hêtre et soixante ou soixante-dix ans de vie.

(1922)

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"

[2] Pál Kinizsi (1432-1494). Chef de guerre hongrois sous le règne du roi Mathias, connu pour sa force physique.