Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

 

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je vends mon livre[1]

 

Tu emportes tous ces livres avec toi aujourd’hui ? me demande mon père, et, me voyant hocher la tête d’un air résigné, il se met à injurier l’école, en allemand à l’intention de ma tante, également présente. Quelle bande d’escrocs, ils éditent de nouveaux livres hors de prix, mais dans lesquels on ne trouve rien de neuf, et ils forcent les parents à les acheter.

Moi, je m’en fiche pas mal, je ne désire qu’une seule chose: sortir. Je tourne au Boulevard du Musée et au Boulevard Károly. C’est notre rue à nous : tout un cantonnement de bouquinistes. Je poursuis ma route, les cahiers jetés sous le bras, tout en feuilletant le livre, le livre critique, bien confortablement, comme si j’étais assis à la maison. J’ai une très grande pratique en la matière : en allant à l’école, j’apprends mes leçons, dans la rue, et j’écris même quelques fois. Bon, voyons un peu. C’est l’histoire naturelle de l’an dernier, cinquième édition, considérablement améliorée et remaniée. Je l’ai moi aussi, considérablement remaniée: la couverture de derrière s’est décollée, ce n’est pas bien grave. Sur la couverture de devant, un dessin géométrique. La page 178, hélas, manque. Sur le squelette de l’Homme (planche 87), j’ai, hélas, dessiné, avec un crayon très dur, un chapeau haut de forme et une pipe, je n’ai pas réussi à les gommer; quant au morse, l’année dernière, quand je n’étais encore qu’un gamin, et que je ne pensais pas au futur, je lui ai peint directement à l’encre de Chine un filet pour moustache. J’ai frotté, frotté et refrotté, mais en vain : le morse s’est troué, le filet de moustache se voit encore. Et à quel moment d’irresponsabilité et de stupidité m’est-il bien venu à l’esprit de frotter toute la page 172 à la toile émeri, jusqu’à ce qu’elle devienne aussi mince que du papier de soie ? Parce que le morceau en forme de pentagone allongé qui manque au centre de la Carte Statistique du Règne Animal, ça, d’accord, je m’en souviens, à l’époque je fabriquais un avion et il me fallait du papier très solide. Mais c’est vrai que je n’aurais pas dû denteler tout le pourtour de la table des matières, au prix d’efforts violents et pénibles, pour ensuite tortiller la page avec une petite baguette; résultat: impossible de la défroisser, elle se recourbe toujours.

Et pourtant, dans l’ensemble, c’est un livre vraiment joli. En le regardant comme ça, d’assez loin, un œil à moitié fermé, c’est un livre très coquet, très convenable. Ah, ça, bien sûr Ça se voit qu’on l’a transporté ! Mais, c’est ce qui en fait un livre si charmant, si modeste, si bon. Il est vendu, actuellement, 2 couronnes 70 fillérs. Je vais expliquer à cet homme qu’en recollant la couverture, il peut le revendre comme neuf. Il trichera un peu, qu’est-ce que ça peut faire ? Si c’est lui qui me pose la question, je lui demande une couronne – sinon, s’il se contente de dire une somme, je lui demande 20 fillérs de plus que ce qu’il a dit.

Je m’arrête quelques instants devant la devanture et à travers la vitre, j’étudie le terrain. C’est un petit vieillard. Il est en train d’examiner une carte à travers ses lunettes. 90 fillérs, passe encore. Pas l’air commode, le vieux.

Tout d’un coup, j’ouvre la porte. Le vieux est maintenant en train de parler à quelqu’un. J’entre. Il me jette un regard oblique, mais ne me salue pas. Il connaît déjà son homme. De peur de le déranger j’attends patiemment, je toussote. Soudain, je sens mon cœur s’emplir d’une angoisse accablante; résigné, presque éploré, je caresse doucement en moi-même l’âme du vieillard. Ô, vieillard au cœur de glace, essaie de comprendre un peu le pauvre, pauvre, pauvre écolier qui, depuis des semaines, désire désespérément, espère humblement, oh oui, quelques petits bris de chocolat, un tout petit peu de caoutchouc pour faire une fronde, un de ces nouveaux modèles de décalcomanies, une maison de papier à construire soi-même, et de l’argent, oui, beaucoup d’argent, une couronne, deux, l’argent pour lui-même, l’art pour l’art. Tu vois, moi je te comprends, vieillard. Oui, je sais bien que tu n’y gagnes rien, que tu as du mal à joindre les deux bouts, et que ce livre est crasseux. Et, tu vois, je te le laisse pour 70 fillérs.

Le vieillard, pendant ce temps, continue de discuter. À moi, il ne dit pas un mot, nous nous comprenons déjà l’un l’autre. Tout à coup, il tend de côté sa main ouverte et j’y mets le livre. Tout en bavardant avec le client, il le feuillette, de deux doigts ; avec un affreux dégoût, il l’ouvre.. Mon Dieu ! C’est juste au morse qu’il l’a ouvert, et voilà la page passée à la toile émeri. Va pour 60, et qu’il aille se faire pendre

Il le jette sur la table. – Vieille édition – déchiré, manque des pages.

Le monde s’assombrit devant moi. – C’est celui-là qu’ils utilisent au lycée de la rue Markó, dis-je, avec une obstination sauvage, la gorge nouée.

-  Je sais. – Et il continue sa discussion. Je m’évapore.

J’attends quelques minutes, irrésolu. Une cruelle amertume m’oppresse la poitrine.

- Je vous le laisse pour cinquante, dis-je, enfin, tout bas.

Le bouquiniste continue de bavarder avec le client. Il daigne répondre deux minutes plus tard, alors que déjà je n’y comptais plus.

- Quarante fillérs, dit-il, mais sans se tourner vers moi.

Calcul rapide. Ça suffit même pas pour le ciné. Mais l’instant est décisif. Courage, vite, il faut plonger. – Après moi, le déluge. D’un geste brusque, je saisis ma Stylistique flambant neuf, un livre dont j’ai encore besoin. – Et pour ça, vous me donnez combien ?

On me paie à la caisse, une couronne soixante fillérs pour le tout. Oh, oui ! C’est ça, c’est la Stylistique qu’il lui fallait, à ce gueux, ce Satan, ma Stylistique de cette année, je pense bien, il lui fallait, il a bondi dessus, il me l’a prise, me l’a arrachée des mains, je n’ai même pas eu le temps de réfléchir.

Et maintenant, qu’est-ce je vais faire ?

Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais faire ? L’argent est là, serré dans ma main.

Demain, je rachète la Stylistique. En plus de cet argent, je demande une couronne pour acheter une règle, et je la rachète. Demain, je vais écrire des adresses, porter des briques.

Demain, je me fais enrôler comme mousse.

Demain, je rachète ma Stylistique.

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal, éditée aux éditions in fine sous le titre M’sieur et aux éditions Cambourakis sous le titre Au tableau.