Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

 

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toute la classe rigole[1]

 

La classe a le diable au corps. Ce matin, en entrant, nous avons trouvé une nouvelle poubelle. Une belle poubelle vernie, bien spacieuse: il ne nous a pas fallu longtemps pour nous apercevoir qu’on pouvait s’y tenir confortablement.

Les ordures, bien entendu, nous les vidons, et les disposons avec goût sur le couvercle; ceci exige un instinct d’artiste. Tout autour, à égale distance, vous mettez des croûtes de pain, au milieu, en guise de décoration, un gros morceau de couenne de lard. Tout le monde donne un coup de main, apporte sa contribution (vieux morceaux de métal, porte-plume cassés...) pour être admis à l’exposition d’ordures que fait visiter Deckner.

Pendant la deuxième récré, brusquement, c’est la passion pour le collage d’étiquettes. Tout d’abord, sur le dos de Kelemen apparaît un bref communiqué informant le public que l’individu en question se qualifie lui-même d’« âne » et qu’il désire le faire savoir en permanence, le présent avis tenant lieu de faire-part. Puis quelqu’un chuchote à l’oreille de Kelemen qu’on a décidé de coller une étiquette dans le dos de Roboz ; Kelemen, riant en lui-même, attache aussitôt une étiquette semblable au dos de Roboz. Ça fait plus de cinq minutes que Roboz rit avec nous de l’étiquette de Kelemen. Kelemen s’étouffe presque, il cligne des yeux – le rire s’amplifie, s’enfle, toujours plus gai, et dégénère peu à peu en ouragan – mais plus ils rient l’un de l’autre tous deux, plus ils nous font tordre de rire.

Puis, quelqu’un trouve la farce suivante. On choisit... disons... par exemple... Auer, qui écrit, bien appliqué, dans son coin: on se précipite vers lui, essoufflé, agité, le visage décomposé par la joie – on le saisit par le bras et, d’une voix troublée, on lui dit, presque en suffoquant : « Viens, viens vite !... » Auer s’affole, il ne comprend pas. « Mais, quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? Où ça ? » demande-t-il, excité et apeuré, en détalant. L’autre, sans répondre, le traîne en haletant, le remorque à travers le couloir, se précipite avec lui jusqu’au troisième étage. À la vitesse de l’éclair sont projetées, dans le cerveau d’Auer, mille et une possibilités. C’est son tonton qui est revenu d’Amérique. C’est le proviseur qui le convoque, car, à l’issue d’une conférence, les profs se sont rendus à l’évidence que cet Auer est un être tout à fait exceptionnel, un génie inconcevable, tel que l’esprit du temps n’en engendre qu’un seul par siècle, et c’est pourquoi il faut qu’ait lieu immédiatement la remise de son diplôme de bac, plus une bourse de mille couronnes, accompagnée par un grand discours que le proviseur tiendra dans la salle des profs. C’est le Ministre de l’Éducation qui le convoque; il est là, dans la salle des profs, il est venu exprès pour lui, car quelqu’un lui a envoyé le dernier devoir de hongrois de Auer, devoir qui a été lu, les yeux remplis de larmes, devant le Parlement, et il veut maintenant serrer la main de Auer, en tant que représentant du gouvernement. C’est le prof de dessin qui le convoque, car un riche mécène a découvert son dessin à la sépia intitulé « Configuration de feuilles stylisées » et il veut l’acheter trente mille couronnes pour remplacer le tableau panoramique de Feszty[2] qui se trouvait dans le Bois de la Ville mais que l’on a maintenant vendu aux enchères. « D’accord, même pour vingt mille » se dit Auer, après une très rapide estimation, tandis qu’ils parviennent en haletant au quatrième étage. Et là, tout à coup, le messager, qui n’avait pas dit un seul mot, lâche le bras d’Auer, et redescend tout doucement. Très étonné, Auer se retourne vers lui: toute la classe est déjà là, rassemblée au pied de l’escalier, à se tordre de rire. Auer reste cloué au sol un instant, bande d’abrutis, dit-il ensuite, furieux, et il descend, tout penaud, mais c’est lui qui rit le plus fort deux minutes plus tard, quand c’est au tour de Roboz de se faire prendre.

Entre-temps, Wlach a esquissé au tableau un portrait du vieux Kökörcsin en caleçons et haut de forme, en train de faire un rapport à Joseph II[3] sur la conduite de la classe. Joseph II se cure le nez et passe une bouteille d’insecticide à Kökörcsin qui le remercie humblement et en siffle un bon coup.

Zajcsek hurle qu’on l’empêche de travailler; finalement, prenant son courage à deux mains, il part s’installer dans la nouvelle poubelle, referme le couvercle sur lui et se met à chantonner d’une voix nasillarde. Brusquement, à un signal de Wlach, nous nous arrêtons de parler et nous levons. La tête terrorisée de Zajcsek émerge de la poubelle: il croit que le prof est entré. C’est l’explosion de rires. Avec dédain, Zajcsek crache par-dessus le bord de la caisse et, d’un air dégoûté, referme sur lui le couvercle.

Mais cette fois, c’est vraiment Kökörcsin qui entre. Silence de mort: chacun de nous pense tout à coup à Zajcsek assis dans sa poubelle. Mais Zajcsek ne veut pas se faire avoir une seconde fois, il ne bouge pas d’un pouce.

Et c’est le début d’une longue et terrible heure de cours. La classe entière n’est qu’un grand diaphragme houleux comprimé avec une force inimaginable par le rire éperdu. La fièvre brûlante du rire étouffé palpite sur les visages rouge sang, les tempes se gonflent. Tout le monde se penche sur sa table. Le silence, au fond duquel se tord le spectre épouvantable d’une éventuelle explosion, nous hurle aux oreilles d’une façon provocante. Et, là-bas, dans le fond, d’audacieuses petites canailles font de leur mieux pour tendre encore plus l’atmosphère critique. Le petit Löbl, tapi sous les bancs, se balade en rampant à quatre pattes, il a déjà parcouru la classe en tous sens, en nous attrapant les mollets. La poubelle remue d’une façon louche. Kökörcsin disserte d’une voix puissante sur les mérites de Joseph II ; on me tape dans le dos et une voix rauque me souffle dans l’oreille : « Attention, Löbl arrive, il est déjà sous le quatrième banc ! Tout le monde remonte ses jambes sur le banc ; nos lèvres tremblent de rire, j’essaie désespérément de faire attention à ce que dit le prof, pour détourner mon imagination. Kökörcsin explique avec enthousiasme quel beau et noble geste accomplit Joseph II en abrogeant d’un trait de plume l’ensemble de ses décrets. « Et ta sœur, Jojo II », lance Eglmayer, au dernier banc, d’une voix étrangement caverneuse. Auer pousse un sifflement de douleur aigu. Löbl est arrivé à sa place et lui a pincé le mollet. « Regarde – dit quelqu’un près de moi – Kökörcsin a une jambe qu’a moins poussé qu’l’autre ! »

Mes yeux vont sauter de leur orbite. Maintenant… je n’en peux plus... encore un instant... et ça explose... C’est à ce moment que le prof s’offre la petite plaisanterie suivante :

- Auer, qu’avez-vous à gigoter comme un asticot dans son fromage ?

Jamais aucun auteur de farce ne remporta un tel succès auprès de son public. Comme le flot lacérant de bout en bout la digue, le rire éclate. Soulagés, libérés, nous nous tordons, nous étranglons de rire à n’en plus finir. Le prof regarde, étonné, et sourit avec indulgence – intimement convaincu qu’il possède un humour particulièrement remarquable et irrésistible.

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal

[2] Árpád Feszty (1856-1914). Peintre. Il est fait allusion à son célèbre tableau aux dimensions imposantes, en forme de cercle, illustrant la conquête (896) et peint à l’époque de Millenium (1896).

[3] Joseph II de Habsbourg (1741-1790). Empereur d’Autriche, roi de Hongrie, fils et successeur de Marie-Thérèse, frère de Marie-Antoinette.