Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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Piston

 

Jétais en train d’écrire une lettre, pour une petite affaire, tout de même assez importante pour moi, mais la chose en soi n’est pas intéressante, il n’est même pas sûr que ça marche, qu’elle soit possible ou non, elle ne présente en tout cas aucun intérêt pour le lecteur ; je voulais donc simplement dire que j’écrivais une lettre par laquelle je demandais à quelqu’un de placer un mot sur un certain sujet auprès d’un certain monsieur, qui à son tour pourrait ensuite demander à une certaine personne de prononcer mon nom lorsque la chose serait évoquée devant le monsieur dont dépend la démarche, cela ne lui coûterait qu’un mot, afin qu’on fasse appel à moi à un certain endroit, ce qui ne me déplairait pas du tout, si cela était possible.

Monsieur Ixe, dont le nom n’a aucune importance, m’a alors abordé, et après s’être très courtoisement et humblement présenté, m’a tendu une lettre dans laquelle Monsieur Igrec s’adresse à moi pour me demander d’avoir l’obligeance de prendre Monsieur Ixe sous ma protection, autrement dit d’écrire un mot au monsieur qui dans l’intérêt de Monsieur Ixe, pourrait placer un mot au secrétaire de Son Excellence pour que celui-là en touche un mot à celui-ci.

J’étais assez pressé mais je ne pouvais pas non plus blesser Monsieur Igrec en n’étant pas accueillant envers Monsieur Ixe, la personne qu’il m’avait dépêchée pour lui assurer ma protection, par conséquent je ne pouvais pas faire autrement que de m’occuper de cette affaire qui n’allait pas d’elle-même car Monsieur Ixe, pour des raisons bien compréhensibles, ne pouvait pas parler de la chose, c’est-à-dire expliquer de quoi il s’agissait et de quoi il avait besoin ; il avait besoin de mon intervention uniquement pour obtenir un mot de moi pour ce monsieur, dans lequel je mettrais que Monsieur Ixe est un excellent homme de confiance, brave, talentueux, et digne de protection.

Je ne comprenais pas grand-chose à cette affaire et au début je me suis fait prier, prétextant que mon intervention ne l’aiderait en rien puisque je suis trop peu influent ; mais Monsieur Ixe m’assura tout le contraire, il pensait que si j’écrivais qu’il était un homme instruit et talentueux, son affaire était pour ainsi dire gagnée.

Étant donné que ma propre affaire personnelle devenait de plus en plus pressante et que je devais poster la lettre sans tarder, je ne contredis plus Monsieur Ixe, j’écrivis plutôt cette lettre à Monsieur Zêta dans laquelle je lui recommandais d’accueillir en toute confiance Monsieur Ixe, cet hyzbrébeugseux de premier ordre (ce mot-là, je l’écrivis délibérément illisible car à vrai dire je n’avais pas l’ombre d’une idée de la qualité de Monsieur Ixe, ni du domaine dans lequel il pouvait bien exceller et être de premier ordre), et que s’il voulait compter sur mon éternelle gratitude, il devait faire le maximum dans l’intérêt de Monsieur Ixe.

Sur ce, Monsieur Ixe se confondit en remerciements et me quitta ; et moi j’achevai et postai ma lettre personnelle.

Quelques jours plus tard je reçus une lettre de la personne concernée pour mon affaire dans laquelle elle me faisait savoir que naturellement elle ferait tout pour me rendre service et elle dirait un mot à Monsieur Machin qui sans doute tiendrait le plus grand compte de mon souhait ; naturellement il convenait d’attendre un peu car au préalable Monsieur Machin était obligé de s’occuper d’un autre Monsieur qui lui aussi lui avait été recommandé et dont le protecteur était également une personne dont il était très difficile de ne pas tenir compte.

À ce moment-là je devins la proie de certains doutes ; tout ne tournait pas tout à fait rond ; par conséquent je ne fus pas surpris quelques jours plus tard de la nouvelle désagréable m’informant que malheureusement la chose que j’avais sollicitée n’avait pas abouti, parce que c’est un autre monsieur qui avait obtenu le poste. Dans une lettre d’excuses Monsieur Machin m’expliquait en long et en large que le protecteur auquel il m’avait recommandé pour qu’il me recommande au protecteur n’était apparemment pas un homme suffisamment puissant pour qu’on ne puisse pas lui refuser une demande. « Or sans recommandation des choses comme cela ne marchent jamais et, n’est-ce pas, je pouvais reconnaître que, sans vouloir m’offenser, mais je suis un garçon intelligent, donc je comprendrai, mon cas ne pouvait absolument pas constituer une exception à cela. »

Je le reconnus et, renonçant au poste auquel j’aurais aimé accéder, je pris une autre orientation, mais pour le faire je dus monter là où se trouve cet endroit, pour y parler à quelqu’un qui pourrait me recommander. À ma plus grande surprise, au poste que j’avais brigué j’ai trouvé Monsieur Ixe qui à son plus grand regret me déclara que compte tenu de sa position délicate et de son poste de responsabilité, il n’était pas en mesure de me faire une recommandation. En même temps il se réjouit de m’apprendre que son poste, il le devait tout compte fait à ma lettre, et il me félicita, il avait toujours dit, n’est-ce pas, que je suis décidément un homme très influent.

Chose qui me fut confirmée dès le lendemain par une lettre reçue de Monsieur Zêta dans laquelle il me faisait savoir que, puisqu’il avait recommandé sur ma demande Monsieur Ixe qu’il ne connaît même pas, je devais avoir l’obligeance d’écrire à mon tour une lettre à Monsieur A pour que dans l’intérêt de Monsieur B il place un mot à Monsieur C pour que celui-ci contacte Monsieur E…

Et tout retourne à son début, comme le dit le poète Mihály Babits[1].

 

Suite du recueil

 



[1] Mihály Babits (1883-1941). Poète hongrois.