Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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schermann

 

Depuis des semaines je rencontre partout le nom de l’excellent professeur Schermann[1], le graphologue, qui veut bien lire la signature de quiconque, qu’il le connaisse ou non, et à partir de cette seule signature il détermine le caractère, les inclinations, la nature de la personne. La chose me semblait impossible mais un journal a publié hier l’analyse de la signature de János Nagy, complice du criminel de Cinkota, par le professeur Schermann – eh bien, mes amis, je lui tire mon chapeau. Schermann n’a eu qu’à jeter un coup d’œil sur cette signature pour constater que l’homme qui a signé de ce nom devait être une sorte d’ouvrier, mais vraisemblablement il avait un jour tenté sa chance dans la police. On peut supposer, poursuit Schermann, que l’homme qui a signé de ce nom en a gros sur la conscience, mais n’aime guère en parler, explique-t-il, et compte tenu de la forme de son N majuscule, c’est à la police qu’il aime en parler le moins. La seconde moitié de son doublé gy permet de conclure que cet homme a résidé pendant assez longtemps dans une ville moyenne, à proximité d’une grande ville qui pourrait être Budapest, on ne peut pas exclure, compte tenu de la lettre J, que le nom de la ville commence par un C et se termine par inkota. Et ainsi de suite.

Eh bien, voyez-vous, ça, c’est quelque chose. En effet. Ça vaut la peine de s’en occuper. J’ai donc décidé d’étudier la chose et je mettrai à l’épreuve mon talent de graphologue. Dans ce qui suit, j’ai l’honneur d’informer le public des résultats de mes modestes recherches.

J’ai devant moi trois signatures ; voyons ce que j’arrive à en tirer.

La première : Shakespeare.

L’homme qui a signé ce nom (si je considère le tronçon central de la lettre S), il est improbable qu’il soit encore en vie. On dirait plutôt (c’est le a qui l’atteste) qu’il est mort depuis longtemps ; il n’était pas hongrois (la position penchée du h en fait foi), mais plutôt d’une autre nationalité.

Quant au caractère de cet homme, je me base sur le tracé des liaisons entre les lettres pour affirmer qu’il était enclin à la méditation, mais il lui arrivait aussi de suspendre sa réflexion pour chantonner ou manger. Je ne peux pas exclure qu’il ait conté ses pensées, vraisemblablement pas sous une forme continue mais, si l’on en croit son r fortement appuyé, plutôt sous une forme saccadée, dans un style dramatique, et pourquoi pas carrément sous forme de drames. Mais restant dans l’hypothèse de l’écriture de drames, alors – son e atteste d’une grande diligence – probablement en a-t-il écrit beaucoup, et s’il en a écrit beaucoup, alors il en a probablement écrit un intitulé Mamlett, ou Hemlett ou éventuellement Hamlet. Au demeurant je ne peux pas être formel dans ma dernière affirmation parce que j’hésite si ce dernier drame n’a pas plutôt été écrit par Bacon, dans ce cas tout ce que j’en ai dit concernerait plutôt la signature Bacon.

Le deuxième nom : Napoléon 1er.

L’homme qui a signé ainsi était, je me réfère à sa lettre p, plein de tempérament et de vigueur ; il avait l’énergie nécessaire (comme le montre le o) pour mettre en œuvre ses projets, et comme le 1 le prouve, il aimait commander, il n’est pas impossible qu’il y soit parvenu, puisqu’il a atteint la position qu’il a atteinte : être en mesure de commander toujours plus, de commander des choses que seul un empereur peut commander.

La relation des voyelles é et o laisse deviner qu’il était vaniteux et qu’il attribuait une grande importance à faire connaître son nom par tous, non seulement ses contemporains, mais aussi la postérité. Étant un homme à poigne il y est probablement également parvenu, et sa seule signature me permet d’affirmer avec une certitude presque totale que cela ne peut être que la signature d’un homme dont le nom et l’histoire sont connus par tous, cette dernière jusque dans les détails. Je n’ai pas d’autre preuve de ce que j’avance que la queue du p qui est étonnamment courbe.

Ah oui, le n final me permet de conclure que l’homme en question portait un nom français, il est peu probable qu’il s’appelait Gábor Göre, en revanche il n’est pas impossible qu’il se soit appelé Napoléon.

Le troisième nom : Professeur Schermann.

La personne qui signe ainsi son nom doit être (à en juger selon le S) un homme charmant, un plaisantin, j’émets l’hypothèse qu’il réside à Vienne et qu’il enseigne. Il ne rechigne pas à donner des interviews (c’est ce qui ressort de son a), principalement à des journalistes hongrois et il donne des avis sur des noms, chose qui ne sert à rien parce qu’il répète plein de choses que je sais déjà aussi bien que lui.

Finalement j’ai encore une signature ici devant moi, que le cher lecteur retrouve sous les présentes et modestes lignes. La forme de cette signature me permet de conclure que la personne qui signe ainsi a justement besoin de petits honoraires, et qu’elle n’hésite pas d’utiliser à cette fin n’importe quel sujet qui lui vient à l’esprit, y compris se moquer des graves graphes des graphologues, faute de mieux.

 

Suite du recueil

 



[1] Raphael Schermann : célèbre graphologue viennois des années 30.