Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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sur l’ÎlOt argent

 

Allégorie symbolique économique
avec de nombreuses Majuscules.

Jétais alors assis, poète et visionnaire, sur l’Îlot Argent, aussi appelé Îlot Ma-Paye. Ce n’était pas un îlot vaste, mais il était hospitalier : je pouvais y poser mes pieds et si j’étais fatigué il était même possible de s’y asseoir.

Et autour de moi descendaient des cours d’eau et dans l’eau pointaient des roches et des pierres que l’on appelait aussi Prix des Choses. Sur ces  pierres fraîchissaient de petits animaux et de minuscules plantes, et moi, lançant mon crochet depuis mon îlot, j’en attrapais parfois quelques-uns, ceux dont j’avais besoin, sur les pierres suffisamment proches pour pouvoir les attraper avec mon petit crochet. J’étais entouré d’un paysage plat mais qui suffisait à mon cœur : la petite pierre Prix du Pain m’était toute proche, légèrement plus éloignée mais toujours pas trop, se trouvait la pierre Prix de la Viande ainsi que ma pierre préférée, Prix des Gnocchi au Fromage. Un peu plus loin il y avait Prix des Loisirs, Prix des Livres, Prix des Souliers et Vêtements et autres : si je lançais mon crochet avec une force suffisante, j’arrivais de temps en temps à en attraper un ou deux et je nageais sur mon îlot dans le bonheur ; je n’étais pas envieux, je jouissais de l’horizon lointain où dans une splendeur bleue et éloignée resplendissaient la Colline des Fiacres Molletonnés, le Pic Automobile, le Mont Immeuble de Rapport, le Plateau Bouton de Gilet en Diamant, etc. : mes mains n’accédaient pas à pareilles distances, mes yeux seulement.

Ce dont je veux vous parler commença voici deux ans. Un jour j’aperçus que le Prix de la Farine qui jusque-là se tenait modestement dans l’eau à la gauche de mon îlot s’était éloigné de plusieurs empans. En y prêtant mieux attention, je vis qu’il nageait lentement, mais sûrement vers l’amont.

Oh, oh, me dis-je, je croyais que cette pierre était fixée dans le lit de la rivière, mais j’ai dû me tromper. Ce n’est pas un point fixe sur lequel on puisse compter, il est capable de se lancer et de se mouvoir, s’il se trouve ce n’est même pas une pierre, mais une espèce animale, un poisson, en voilà du nouveau, mais tant pis.

Je fus plus étonné encore le lendemain quand je découvris que Prix de la Viande, près d’un joli bosquet, s’élançait et commençait à fuir dans un coup de folie. Cela m’affecta davantage : je lançai aussitôt mon lasso et je réussis à en arracher un dernier morceau ; mais ensuite il courut si vite qu’aujourd’hui il se trouve déjà quelque part à proximité de la Forêt des Pierres Précieuses, laissant derrière lui le Cap Ananas et les Cascades de Champagne.

Eh bien, me dis-je, ça devient embêtant, par ailleurs je croyais que c’était un bosquet, mais j’avais dû me tromper puisqu’il s’était mis à bouger, tel la forêt de Birnam montée à Dunsinane[1]. Nous vivons manifestement à l’âge des miracles.

Oui, pensai-je, c’est l’âge des miracles ; autour de moi des forêts, des monts et des vallées sautent sur leurs pieds et se mettent à courir : s’élança le Mont du Sucre, s’élança la Forêt des Salades, s’élancèrent les Lacets de Chaussures et s’élancèrent les Boutons de Manchettes. Ils s’élancèrent tous, un à un, et ils grimpèrent tous. Miracle, miracle, mais miracle très désagréable car mon îlot à moi fait du surplace et bientôt je n’attraperai aucun de ces fuyards avec mon crochet.

Puis un matin je me réveillai et en regardant dehors depuis la pointe de mon îlot, je vis que tout le paysage alentour courait vers l’amont, vers le haut : Prix des Choses filait dans une fuite éperdue vers le lointain, ma contrée n’avait plus un seul point à sa place, y compris Cirage à Chaussures. Les Prix couraient comme des écervelés et tous dans la même direction : les plus proches de moi couraient plus vite, les plus éloignés à moindre allure.

Et alors je hochai la tête et je dus éprouver le même sentiment que Copernic quand il commença à trouver bizarre que le Soleil, les Planètes et toutes les étoiles du firmament tournassent uniformément autour de la Terre et se demanda : ne serait-il pas plus simple de remplacer tous ces mouvements concomitants par un seul mouvement unique et considérer les autres comme des illusions d’optique ?

 Mais c’est bien sûr, me dis-je en me tapant le front. Ne serait-il pas plus simple de supposer, plutôt qu’une course miraculeuse et concordante des Monts, des Vaux et des Rivières, que ce soit le minuscule petit Îlot Argent qui seul se serait mis en mouvement – en sens inverse ? J’avais cru être assis sur le toit d’une maison fixée dans la terre et ne voilà-t-il pas qu’elle n’est qu’un train arrêté, tractée par Argent, qui venait de se mettre en marche sous mes pieds et courait vers le bas, il est évident que vu par la fenêtre de mon wagon je voyais courir le paysage – vers le haut.

Holà, alors arrêtez-vous, Monsieur le conducteur, moi, je descends de votre train. C’est justement en sens inverse que j’ai à faire, là où il y a les Prix des Choses, j’ai besoin de les rattraper. Ce n’est pas les choses qui sont devenues plus onéreuses, c’est notre argent qui a perdu sa valeur : sautons vite de ce train en marche, mes frères, si nous ne voulons pas parvenir à bord de ce train fou à la gare Pénurie où pour trente mille forints d’argent on ne nous donnerait qu’un grain de blé.

 

Suite du recueil

 



[1] Allusion à la pièce "Macbeth" de Shakespeare