Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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enquÊte[1]

 

I.

Mademoiselle Mariska, je l’ai rencontrée ce midi sur la Grand-place, elle s’y promenait avec son amie, et moi avec un gendarme. J’ai proposé à Mariska de monter chez moi pour un café, elle a un peu traîné les pieds, mais fini par venir ; son amie l’a accompagnée jusqu’à ma porte, elle a même monté quelques marches, puis nous a laissés seuls en invitant Mariska à passer la voir plus tard.

Après notre café nous avons bavardé encore un peu, Mariska et moi, puis je lui ai demandé de m’excuser, je devais partir, je voulais encore faire un saut à mon café, j’ai donc pris congé de Mariska, je l’ai vite étranglée et je l’ai posée en haut de l’armoire pour qu’elle n’encombre pas la pièce.

J’ai rencontré son amie dans l’après-midi, elle était étonnée et s’est demandé pourquoi Mariska n’était pas passée la voir comme convenu, je lui ai dit qu’elle avait peut-être à faire, c’est possible, a-t-elle répondu.

Le lendemain, moi aussi j’ai commencé à être intrigué par la disparition de Mariska. En effet plusieurs personnes m’ont rapporté que sa famille ne comprenait pas pourquoi elle n’était pas rentrée pour la nuit. D’abord je me suis senti soucieux, puis je me suis rassuré, car il m’est revenu qu’elle était chez moi, en haut de l’armoire pour ne pas encombrer le ménage dans la pièce.

Une semaine plus tard la famille ne cessait plus de gémir, j’en avais par-dessus la tête et j’ai aussi eu pitié d’eux, j’ai donc conseillé à l’un d’eux de signaler la chose à la gendarmerie, ils auraient peut-être une idée.

La gendarmerie a dressé procès-verbal, et ils l’ont transféré au bureau central pour signature et pour vérification de conformité des timbres de redevance administrative.

En à peine deux mois est arrivé le document par lequel il était ordonné à l’intendant principal du commandement de la gendarmerie de la place de parapher la délibération légalement valide de l’extrait du grand registre de l’enquête sur les lieux.

Sur la base de ce document la tante de Mariska, décédée en Amérique vingt ans plus tôt fut assignée à comparaître afin de prêter serment sur ce point : Mariska était-elle oui ou non vaccinée contre la variole comme on pouvait le supposer selon des pièces jointes au dossier.

Trois semaines plus tard, avec l’autorisation de la section de l’agence du remplacement principal l’instruction fut lancée en bonne et due forme. Les premières constatations soulignèrent que Mariska, avant sa disparition, avait été vue par plusieurs personnes qui lui avaient même parlé, voire, deux années auparavant, elle s’était promenée une demi-heure avec son propre père Avenue Soroksári.

Le fonctionnaire chargé de l’enquête la mena fort consciencieusement, il interrogea tous ceux qui un jour avaient adressé la parole à la jeune fille. C’est tout naturellement que l’interrogatoire de l’amie de Mariska le conduisit chez moi et il me demanda si je ne pouvais pas éclairer sa lanterne.

Je répondis qu’à ma connaissance sa dernière visite l’avait amenée ici chez moi, mais ce qui lui serait arrivé par la suite, c’est lui que ça regardait, et pas moi. Le fonctionnaire se gratta la tête et dit « bien sûr, bien sûr, voyons donc ; alors la chose promet d’être compliquée puisque aucune piste n’apparaît en sortant d’ici ». Il me demanda de l’excuser pour le dérangement, il m’assura que j’étais un brave citoyen et que mon domicile était charmant, de bon goût, bien équipé en tables et chaises, la seule chose qui l’intriguait était ce que pouvait être cette chose en haut de l’armoire. Que voulez-vous que ce soit, imbécile ? – lui ai-je dit, ne voyez-vous pas que c’est un phonographe ? Il rougit, rit avec gêne et dit : c’est vrai, je suis un imbécile, mais vu d’ici il ressemblait tout à fait à un cadavre de femme. Il me demanda encore une fois de l’excuser, se rendit au commissariat de police et déclara que pour lui l’enquête était terminée, sans résultat, ce qui fut aussitôt notifié à l’office de contrôle et de vérification des peaux brutes du département d’accroissement des effectifs du comité des dépôts supérieurs.

Désormais je ne sais vraiment plus que faire de Mariska, elle m’encombre malgré tout pour faire le ménage, elle empêche notamment d’épousseter correctement le haut de l’armoire, pourtant je suis un homme d’ordre. J’ai pensé un moment en faire cadeau au Museum, mais je crains qu’ils la refusent.

Au juste, j’ai peut-être eu tort d’écrire toute cette affaire, a fortiori de publier dans le journal que j’ai étranglé Mariska. Heureusement, je sais que ce ne sera sûrement pas lu, et puis je suis rusé, je n’écrirai pas la couleur de l’épingle à cheveux de Mariska, je ne suis pas fou au point de faciliter l’enquête.

 

II.

 

J’ai tout de suite pensé qu’il n’était pas très prudent de ma part de rapporter dans mon récent article comment j’ai étranglé Mademoiselle Mariska, et l’ai posée en haut de l’armoire : il n’était pas très prudent en effet de m’exposer à d’éventuels désagréments par suite de cette description. Que voulez-vous, la gendarmerie veille, elle a des oreilles partout, si bien qu’un pauvre assassin ne peut même pas se permettre de se laisser aller à raconter dans le journal, faute d’autre sujet, l’histoire de son assassinat, sans que cela conduise à toutes sortes de spéculations.

Je ne dis pas que la gendarmerie a tout de suite, directement, commencé à fureter dans l’affaire. Cela aurait été tout de même un peu trop qu’elle flaire d’emblée un motif de soupçon du seul fait qu’on raconte à quelques lecteurs comment on a étranglé son amie. Non, en réalité la chose s’est passée autrement : un de mes honorables lecteurs se trouvait par hasard dans la pièce voisine au moment de l’assassinat, il a donc été témoin auriculaire des événements. Que le diable l’emporte, j’ai pourtant voulu être prudent, je me souviens d’avoir crié avant le meurtre vers la pièce contiguë : dans la mesure où quelqu’un s’y trouverait, il est prié de dire s’il est abonné au « Quotidien » (prévoyant d’y publier la chose un jour, éventuellement, faute d’autre sujet), et je me souviens de m’être attaqué à mon travail en toute tranquillité lorsque la personne m’a répondu poliment que non. Apparemment il a menti (il existe des personnes immorales, capables de mentir, je ne comprends pas, mais cela existe), ou il se peut qu’il ne s’y soit abonné qu’ultérieurement.

Bref, cet homme (je ne dévoilerai pas son nom car je commence à comprendre qu’il vaut mieux être prudent face à la gendarmerie), cet homme, ayant lu mon récent article, s’est rendu à la gendarmerie pour déclarer que l’après-midi de la disparition de Mademoiselle Mariska il était présent dans la pièce voisine et qu’il m’a entendu dire à Mademoiselle Mariska : « je vais t’étrangler », provoquant cris et vacarme, mais qui ont cessé par la suite ; les cris étaient ceux d’une femme.

L’affaire en question fut close par la décision que les cris mémorables de Mademoiselle Mariska l’après-midi de sa disparition s’étaient produits en vue d’un « tapage excessif ». Le tapage étant un délit, le dossier fut transféré au parquet et moi je fus cité pour dire, en qualité d’autre témoin dudit tapage, tout ce que je savais. Je n’aime pas rapporter, je déclarai donc que personnellement je n’avais absolument pas été dérangé par ces cris, par conséquent, je ne réclamais aucunement une quelconque sanction contre l’accusée. Mais le procureur déclara que le tapage étant une action répressible d’office, il ne pouvait pas donner satisfaction à mon souhait. Au demeurant, il reconnut la noblesse de mes sentiments et m’autorisa gracieusement à disposer ; parallèlement il lança un avis de recherche et un mandat d’arrêt contre l’auteur disparu du tapage.

 

III.

 

Devant le bureau de publication du "Quotidien" je regardais la photographie de Béla Kiss[2] aux grandes moustaches, le Barbe Bleue de Cinkota, quand tout à coup je remarquai qu’un homme aux yeux perçants me fixait de son côté. J’étais troublé et j’avais envie de déguerpir, mais il m’accosta.

- Pas si vite, dit-il, menaçant. J’aurais quelques questions à vous poser.

- À quel titre ? – demandai-je, étonné.

- Vous allez voir. Au demeurant, je suis Zigomar, le détective tchèque réputé.

- C’est différent. Donc, que souhaitez-vous savoir ?

- Chaque chose en son temps. D’abord répondez : qu’avez-vous fait de vos moustaches ?

- Mes moustaches ? Je les ai rasées.

Les yeux du détective brillèrent victorieusement.

- Ah oui. En somme vous reconnaissez que vous aviez des moustaches.

J’étais troublé : rien à faire, ces détectives ont l’art de poser des questions croisées.

- Ben, à dire vrai, j’aurais certainement pu en avoir. J’ai vingt-huit ans et il n’y a aucune raison de mettre en doute la pleine possession de ma virilité.

- Que l’on pose et que l’on enlève, hein ? – poursuivit ironiquement le détective. – Tout le monde peut prétendre ne pas avoir de moustaches. J’en ai déjà vu des hommes se coller une fausse barbe pour qu’on ne puisse pas les reconnaître. Apparemment il en existe aussi d’autres qui appliquent sur leur barbe un menton bien rasé.

Et il me lança un regard significatif.

- Holà, dis-je, parlons clairement. De quoi me soupçonnez-vous ?

Son regard me transperça.

- Vous êtes Béla Kiss, dit-il ensuite d’une voix tonitruante. Osez-vous le nier ?

- Tout de même, le priai-je doucement, si ma question n’est pas trop indiscrète, qu’est-ce qui vous le fait penser ?

- Premièrement, expliqua poliment le détective, du fait que vous vous êtes rasé les moustaches. Quel autre motif auriez-vous pu avoir, sinon la peur qu’on vous reconnaisse ?

- Il y a une idée là-dedans. Mais tout de même, ne pensez-vous pas qu’à part celui-ci d’autres motifs seraient nécessaires pour me soupçonner ?

- Très juste, je l’admets. Pour qui me prenez-vous, si vous supposez que je me contente d’une unique preuve aussi lourde soit-elle ? Dans ce cas vous ne connaissez pas Zigomar, le détective le plus consciencieux et le plus circonspect. Si moi j’affirme quelque chose au sujet de quelqu’un, comme à votre sujet j’affirme avec certitude que vous êtes Béla Kiss, alors j’ai besoin d’avoir un grand nombre de preuves concomitantes.

- Et quelles sont ces preuves ?

- Je vais les avoir, ne soyez pas trop impatient. Laissez-moi vous interroger un peu, je vais vite avoir mes preuves.

- Donc vous ne les avez pas encore ?

- Écoutez, vous êtes un peu bizarre. Cela ne fait que deux minutes que nous discutons, je ne vous ai jamais vu auparavant, et déjà vous voulez des preuves. Cela n’est pas aussi facile que vous le pensez. J’ai encore besoin de vous interroger, vous bombarder de questions croisées pour vous confondre, briser vos dénégations obstinées, vous conduire jusqu’aux aveux. Ce n’est pas si simple, qu’est-ce que vous croyez ? Avez-vous une idée à quel point un meurtrier multirécidiviste qui veut induire la police en erreur peut être retors et rusé ? Que savez-vous, homme naïf ?! Avez-vous seulement une idée du travail que doit mener un détective de mon espèce ?!

- Ce doit être merveilleux, dis-je avec admiration. Mon étonnement de profane parut le flatter, il me tapota l’épaule avec bienveillance.

- Eh oui, mon cher, dit-il amicalement, ici vous avez de quoi apprendre si ça vous tente. Vous pouvez même l’écrire. Observez ma façon de conduire cet interrogatoire, la façon dont je réfuterai point par point vos affirmations, la façon dont je prouverai que nonobstant toutes vos machinations tenaces et tortueuses vous êtes bien Béla Kiss. Vous serez étonné, vous n’avez jamais vu choses semblables. Hein ? Vous ne croiriez pas vous-même, hein, pour l’instant que vous n’êtes pas Béla Kiss ? Eh bien, vous serez ébahi.

Il était sur le point de s’attaquer à la démonstration quand, au coin de la rue voisine, un tumulte se forma. « Béla Kiss ! Béla Kiss ! » criaient les gens. Le grand détective dressa la tête et regarda par là avec fierté. Mais peu après, stupéfait, il relâcha mon col. Un homme se détacha de l’attroupement, conduit par deux policiers.

- Nous avons attrapé Béla Kiss, lança l’un d’eux pendant qu’ils passaient près de nous. Il vient d’avouer que c’est lui.

Le détective me jeta un regard soupçonneux.

- Dites donc, menaça-t-il, comment vous appelez-vous ?

Je lui dis mon nom.

- Mais alors, vous n’êtes pas Béla Kiss, cria-t-il d’une voix de tonnerre, comment vous êtes-vous permis de le nier ?

- Moi ? – m’étonnai-je.

- Gare à vous ! – hurla-t-il. – Vous allez voir ! Essayez de nier, si vous l’osez, que vous n’êtes pas Béla Kiss une fois que, sous le feu de mes questions croisées vous avez avoué que vous vous appelez autrement. Désormais je considère la procédure de l’enquête comme achevée et je vous arrête pour délit d’outrage à magistrat.

 

Suite du recueil

 



[1] Voir la scène intitulée "Le détective" dans le recueil "Ô, aimable lecteur"

[2] Assassin de plus de 24 femmes dans les années 1910