premier acte

 

János Sansterre

 

 

PROLOGUE

 

Un coin du club. Une grande table, des journaux, des fauteuils autour de la table.

Une cheminée.

 

SZÉKELY : Bref, pour nous résumer : cher Maître, combien on peut gagner avec une pièce de théâtre ?

ANTAL : Beaucoup.

SZÉKELY : Quand même ?

ANTAL : Si vous y tenez. Un théâtre normal peut encaisser six à sept mille pengoes. L’auteur touche dix pour cent des recettes brutes. Cela fait sept cents pengoes.

SZÉKELY : En un soir?

ANTAL : En un soir.

SZÉKELY : Sept cents pengoes un soir… ? C’est colossal ! Sept mille pengoes après dix représentations. (Tout excité.) Trente-cinq mille pengoes après cinquante représentations ! Soixante-dix mille pengoes après cent !

ANTAL : À Budapest.

SZÉKELY : À Budapest… Et à Vienne ?

ANTAL : La même chose en schillings. Et à Berlin…

SZÉKELY : La même chose en marks…

ANTAL : Il existe ensuite trois cents salles allemandes. Des villes importantes, telles que Hambourg, Francfort, Munich, Dresde…

SZÉKELY : Trois cents salles ! Cela fait… soixante-dix… (Il compte mentalement.)

ANTAL : Vient ensuite Paris, encore qu’il soit difficile de gagner de l’argent chez les Français, parce que le traducteur français écrème cinquante pour cent des revenus. Si l’on compte l’Amérique, là-bas un succès moyen représente douze à quatorze mille dollars brut hebdomadaires. 14 000 dollars par semaine.

SZÉKELY : Pengoes, schillings, marks, dollars ! Toute une fortune !

BÁLINT (auteur dramatique, quarante à cinquante ans, homme amer, entre) : Salut !

ANTAL : Salut. (Il présente Székely.) Notre ami Székely, invité de notre club.

BÁLINT : Bálint.

SZÉKELY (heureux) : Sándor Bálint, le célébrissime auteur dramatique ?

BÁLINT (amer) : En personne. (Il s’assoit.)

ANTAL : Mon ami Székely cherche à savoir combien on peut gagner avec une pièce de théâtre.

BÁLINT : Rien.

SZÉKELY : Hé, hé, hé… Rien… Des pengoes, schillings, marks, dollars. Rien qu’à Budapest des recettes brut de sept cents pengoes chaque soir.

BÁLINT : Vous parlez d’une pièce que l’on joue.

SZÉKELY : Évidemment…

BÁLINT : Et celle que l’on ne joue pas ?

SZÉKELY : Bon, je ne parlais pas d’auteurs dramatiques confidentiels…

BÁLINT : Chacun est un auteur dramatique secret. Je n’ai jamais rencontré un homme en pantalon, un médecin, avocat, professeur, directeur de banque, agent financier, secrétaire d’État, qui n’aurait pas une pièce déjà écrite, cachée, mais au moins un thème, un scénario de film… Et ils ont bien raison, c’est ce qu’il y a de plus beau… Ils peuvent tomber dans le mille… Ou se faire rattraper par l’époque. L’époque s’adaptera en bêtise à leur pièce – il apparaîtra tout à coup qu’ils ont écrit un chef-d’œuvre.

SZÉKELY : C’est vous qui dites cela, Maître, après tant de succès partout ?

BÁLINT : C’est moi qui le dis. (Vers Antal qui sourit.) Qu’est-ce qui te fait rire ? Crétin !

ANTAL : Avouons que tu as rarement été perdant jusqu’ici.

BÁLINT : C’est étonnant à quel point même quelqu’un du métier puisse être ignorant. Alors écoute-moi bien. (S’adressant à Székely.) Cher public, aimez-vous aller au théâtre ?

SZÉKELY : J’adore.

BÁLINT : Alors, cher monsieur l’adorateur, combien de mes succès mondiaux gardez-vous en mémoire ?

SZÉKELY : Attendez un peu. Il y a ce magnifique drame exotique – puis ce… Comment ça s’appelle déjà là où il y a une chaise à droite – c’est Hegedűs qui l’a jouée, elle était tapissée en rouge…

BÁLINT : C’est Molnár qui l’a écrite.

SZÉKELY : Oh pardon, pardon. Il y avait aussi un splendide rôle féminin, puis une pièce historique, n’est-ce pas, au National – dans laquelle on disait « Ah, salut, salut, et la santé, comment ça va ? » - et dernièrement votre pièce si amusante – nous nous sommes même dits avec ma femme que c’est votre œuvre la plus réussie…

BÁLINT : Autrement dit, vous pouvez vous rappeler trois ou quatre de mes pièces. Savez-vous combien j’en ai écrites ? Vingt. Mais grâce à Dieu, le public ne retient que les succès. Alors calculons : divisez trois grands succès en vingt-cinq ans, retranchez-en ce que les agences ont rançonné, ce que l’étranger a volé, ajoutez-y la souffrance, la concentration inhumaine, nécessaire pour l’écriture dramatique, les aléas nerveux qui accompagnent les répétitions, les générales, les premières, et aussi que parfois le travail de toute une année est anéanti le jour d’une générale, ajoutez-y aussi la honte que représente un four, et aussi le risque que pendant trois ou quatre ans rien n’aboutit, on est écrasé par le sentiment humiliant qu’on est passé de mode, parce qu’une pièce de théâtre est toujours un peu un article saisonnier. N’oublions pas non plus que mes meilleures deux ou trois pièces gisent encore à l’état de manuscrit dans mon tiroir, et alors… (Antal rit.) Qu’est-ce que tu as à rigoler, imbécile ?

ANTAL : Cela fait dix ans que je t’entends te lamenter. Mais tu as toujours ta belle auto.

BÁLINT : Attends un peu. (Il s’adresse à Székely.) Dites, cher Monsieur Székely, quelle profession exercez-vous ?

SZÉKELY : Je suis dentiste… J’ai un cabinet privé, avec quatre assistants… Je suis un grand ami des théâtres… Monsieur Antal est mon patient préféré.

BÁLINT : Félicitations. M’est-il permis de m’informer – non par curiosité – combien gagnez-vous ?

SZÉKELY : Eh, nous arrivons à nous en sortir… J’ai une petite maison…

BÁLINT : Ah oui ? Où ?

SZÉKELY : Au centre-ville… euh… de quatre actes… pardon, quatre étages.

BÁLINT (vers Antal) : C’est maintenant que tu peux ricaner… Monsieur Székely, chef de dentisterie, possède un immeuble de rapport de quatre étages… Et tu ne t’aperçois même pas que la ville est pleine d’immeubles, le monde est plein de terres et de terrains – qui ont tous des propriétaires enregistrés au cadastre – les coffres-forts sont remplis d’actions et de titres – les directeurs de banque, les industriels et même des anonymes se gobergent d’énormes revenus fixes – mais tu ne trouves aucun auteur dramatique parmi eux, parce que si par hasard je gagne deux mille marks en Allemagne, ou autant de dollars en Amérique, ou, ce qui n’arrivera jamais, je m’achète un cabanon quelque part dans les faubourgs – tout de suite pleuvent les articles là-dessus, démarrent les commérages, on m’envie à mort, au point que toute la ville se rendra à ma première suivante en tremblant de colère –  ce salaud bouffi d’orgueil qui a empoché l’argent du monde entier n’a qu’à crever avec un four phénoménal. Qu’est-ce que tu as à rigoler, abruti ?

ANTAL : Je ris de te voir aussi prodigue et dépensier.

BÁLINT : Comment cela ?

ANTAL : Parce qu’une phrase aussi pleine de tempérament, c’est un gâchis de la dilapider en cercle privé, mais la placer dans une pièce, pas tout de suite au début, mais vers la fin du deuxième acte… elle vaut de l’or… Même s’il n’y a pas un seul mot de vrai là-dedans…

SZÉKELY : Ce n’est pas grave, vous savez. Cette pièce exotique, elle est très bonne, même aujourd’hui… Et la comédie… « Ah, salut, salut, et la santé… ». (Il rit.) C’est bien. Ou prenons par exemple votre célèbre confrère, Jean Sansterre, alors lui, un succès financier assuré chaque année.

BÁLINT : C’est différent.

SZÉKELY : Mais pourquoi ? C’est le meilleur exemple. Une carrière sûre, voyez-vous, chaque année un succès financier.

BÁLINT (s’énerve) : Je vous dis que c’est différent.

SZÉKELY : Mais pourquoi ?

BÁLINT : J’en ai marre de me répéter, tellement de fois j’ai déjà expliqué cette théorie sur Sansterre. Bon, tant pis, donc brièvement : c’est sûr que les salopards invétérés peuvent réussir aussi dans ce métier. Comme ce Sansterre que l’on ne connaît même pas, tout à coup il fait apparition ici, en outsider, et chaque fois il écrit la même histoire de cambrioleurs d’une année l’autre. Moi je préfère aller pelleter les ordures. Si je ne peux pas expérimenter, si je ne peux pas écrire ce dont j’ai envie, ce qui me préoccupe – alors ce n’est plus un métier, plus une vocation.

ANTAL : C’est Sansterre qui a raison. L’auteur doit écrire ce que le public attend de lui… Celui qui a un jour écrit un drame puissant, n’a pas à écrire des comédies – celui qui est enregistré pour la comédie, ne doit pas se risquer dans le drame – ce genre de choses n’est bon qu’à troubler le public et la critique. Sansterre nous l’apprend – c’est toujours avec les mêmes moyens qu’il faut distraire le public.

SZÉKELY : Et ce qui est intéressant là-dedans – si vous permettez à un dilettante de mettre son grain de sel – c’est que ce Sansterre qui est si riche, n’est pas bien né – je connais la famille de sa femme. Des rentiers très à l’aise.

ANTAL : Oui. C’est sa femme qui le finance.

SZÉKELY : On le voit souvent dans les magazines, il se fait photographier en compagnie de gens de la haute – et malgré cela il écrit exclusivement des histoires de cambrioleurs.

BÁLINT : C’est là où ça cloche… Il a autant en commun avec les cambrioleurs que moi avec les chevaliers de Malte.

CÉKUS (entre, salutations)

ANTAL : Permets-moi de te présenter mon ami Székely, invité à notre club.

CÉKUS (lui serre la main) Cékus.

SZÉKELY Aladár Cékus, le célébrissime auteur de comédies ?

CÉKUS (sourit) : Très aimable.

SZÉKELY : Pardonnez mon intrusion – je suis très gêné de me trouver tout à coup, grâce à mon ami Antal, assis à la table d’habitués de célébrissimes auteurs dramatiques.

ANTAL (à Cékus, avec vivacité) : Alors ? Comment c’était, la générale ?

CÉKUS : Horrible !

BÁLINT : Sans blague !

CÉKUS : En dessous de tout !... La panique… Un tremblement de terre…

ANTAL : Je m’en doutais. Les réclames ont fait un tel tapage, qu’on pouvait craindre le pire.

BÁLINT : Oui, mais quand même.

CÉKUS : Il faut que je me ressaisisse… Ça m’a brisé jusqu’aux moelles… Je crois que j’en ai attrapé une néphrite.

SZÉKELY (doucement, à Antal) : De quoi il s’agit?

ANTAL (à Székely) Cékus revient de la générale de la nouvelle pièce de Dárday.

BÁLINT : Accouche !

CÉKUS : Si tu veux… Les premières scènes sont surprenantes – du premier acte on peut dire globalement qu’il est bon.

BÁLINT : Malédiction ancestrale des Hongrois – le premier acte.

CÉKUS : Bon – pas extraordinairement bon – mais supportable.

BÁLINT : Qui est-ce qu’il imite ?

CÉKUS : Géraldy.

ANTAL : Aïe, aïe.

CÉKUS : Ensuite, mon vieux, on en reste tout simplement pantois. Le deuxième acte est si primitif, confus, infantile – ça dépasse l’entendement.

SZÉKELY : C’est tout de même curieux que les directeurs n’aperçoivent pas ces choses-là.

CÉKUS : Vous n’avez pas idée de l’ânerie que c’est.

ANTAL : Bref ?

CÉKUS : Je ne sais pas… Jardin d’enfants… Atelier d’écriture… Une saloperie… Un succès fou. Un four total, quoi.

ANTAL : La mise en scène ?

CÉKUS : Bof… faiblarde… tolérable… follement tolérable.

ANTAL : Vendable à l’étranger ?

CÉKUS : Exclus.

ANTAL : Ton pronostic ?

CÉKUS : La première, vendue d’avance – le lendemain, salle aux trois quarts. Tant pis pour les avances.

BÁLINT (à Székely) : Alors, Monsieur Székely ?

SZÉKELY (atterré) : Écoutez, c’est terrible.

CÉKUS : Le théâtre s’en fiche… Ils annoncent déjà derrière une pièce de Sansterre. Succès assuré.

ANTAL : Qu’est-ce qu’on en pense ?

CÉKUS : Rien. Personne ne la connaît encore. Elle n’est pas encore écrite.

ANTAL : Alors, comment on compte la monter ?

CÉKUS : Il l’écrira après la première. Sansterre peut se le permettre.

DÁRDAY (arrive).

ANTAL : Voici l’auteur !

CÉKUS : Bravo ! Je te félicite.

DÁRDAY : Merci, merci, mes chers amis… (À Cékus.) Je t’ai aperçu. Merci d’être venu, c’est gentil. (À Bálint.) Salut ! – Je sais que tu ne fréquentes pas les générales… par principe… par principe…

ANTAL : Je regrette infiniment, je n’ai pas pu y aller, mais j’irai à la première pour (il montre) applaudir… Permets-moi de te présenter Monsieur Székely.

DÁRDAY : Très heureux. Vous y étiez ?

SZÉKELY : Non, Monsieur.

DÁRDAY : Quelles ont été tes impressions ?

CÉKUS : Écoute… Le quatrième acte est magnifique… Le troisième, il faudrait le mettre à la place du deuxième, sucrer le premier acte, ça rendrait bien mieux…

DÁRDAY : Merci, merci.

ANTAL : L’étranger ?

DÁRDAY : L’intérêt est énorme. (À Cékus.) Comment tu as dit ? Le deuxième à la place du troisième…

CÉKUS : Ou éventuellement l’inverse…

DÁRDAY : Ah oui… Je comprends…

CÉKUS : Un tabac !... C’est brillant !

DÁRDAY : Donc ça t’a plu ?

CÉKUS : Absolument. Sans réserve… Mais Irène devrait entrer plus tard.

DÁRDAY : Irène ?... Ah oui… Je comprends… Par l’autre porte… (Il note.) Et dans ce cas, Andor entrerait plutôt par la première porte, ou alors… (À Bálint.) Qu’est-ce que tu en penses ?

BÁLINT : Quelle pièce est à l’affiche après, au théâtre ?

DÁRDAY (interloqué) : Après ?

BÁLINT : Il paraît que ce sera une Sansterre.

DÁRDAY : Ça m’étonnerait. Ou alors tout à la fin de la saison. Pour le moment ils ne songent même pas à une autre pièce… Vous permettez ? Je vais faire un tour – on est toujours curieux de savoir ce que disent les gens – encore que l’énorme succès de la générale a, je crois, tout réglé… (Il sort.)

CÉKUS : Le pauvre ! (Un silence.)

SZÉKELY : Écoutez, c’était oppressant… Quand est-ce qu’il l’apprendra ?

BÁLINT : Que c’est un four ? Jamais… Il accusera le théâtre, la critique, le public. C’est un homme heureux. Il va d’échecs en échecs et il s’imagine toujours qu’il a du succès – alors que moi, même les succès, je les ressens comme des échecs. Tout est relatif, cher Monsieur Székely – ce n’est pas quelque chose d’aussi concret que la dentisterie.

SZÉKELY : Croyez-moi, cela peut arriver chez nous aussi. On travaille pendant un mois, puis vient une inflammation, il faut retirer la couronne – et recommencer tout à zéro. (Il aperçoit Sansterre qui entre.) Est-ce que ce n’est pas Maître Sansterre qui entre là ?

ANTAL (regarde) : On dirait.

BÁLINT : Qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là ?

CÉKUS : Il n’a jamais mis les pieds au club.

 

(Sansterre, jeune homme élégant, en smoking, se présente à l’entrée, s’arrête, porte un regard alentour, allume une cigarette.)

 

MÓNI (Cheveux blancs inspirant le respect, s’approche de Sansterre) : Vous désirez ? Monsieur est-il adhérent du club ?

SANSTERRE : Je crois.

MÓNI : Je demande cela parce que seuls les adhérents sont admis… Vous cherchez quelqu’un ?

SANSTERRE : Je croyais trouver ici des confrères.

MÓNI : Qui dois-je annoncer ?

ANTAL (se lève, s’approche de lui) : Je suis Antal. Maître Sansterre ?

SANSTERRE : C’est bien moi.

ANTAL (fait signe à Móni qu’il peut partir) : Vous cherchez quelqu’un en particulier ?

SANSTERRE : Pas vraiment… Je crois que je suis membre du club – mais je ne suis jamais venu.

ANTAL : Souhaitez-vous vous asseoir parmi nous ? À la table des habitués…

SANSTERRE : Ah, la fameuse table des habitués…

ANTAL : Vous connaissez les collègues ?

SANSTERRE : Désolé, uniquement de loin.

ANTAL : Tout l’honneur est pour nous. (Il le conduit à la table.)

SANSTERRE (salue chacun à son tour, un peu cérémonieusement) : Très heureux… Ravi. (À Bálint.) Je suis vraiment content, cher collègue Bálint, de faire votre connaissance.

BÁLINT (bougonne) : Tout le plaisir est pour moi.

ANTAL (présente Székely) : Permettez-moi de vous présenter Monsieur Székely.

SANSTERRE : Un confrère ?

SZÉKELY : Non Monsieur, j’ai seulement été invité parmi ces Messieurs les artistes, mais je suis franchement ravi d’avoir fait mouche, tous d’un coup… Pardon… rencontré tous ces célébrissimes maîtres.

CÉKUS (à mi-voix) : Crétin.

SANSTERRE (s’assoit, court silence). 

BÁLINT (un tantinet ironique) : Nous ne vous voyons pas souvent dans notre modeste cercle.

SANSTERRE : Je suis le premier à le regretter. Ce soir aussi, si j’ai pu me libérer, c’est que ma femme est allée à l’opéra, elle m’a donné quartier libre.

BÁLINT : Évidemment, trop d’obligations sociales.

SZÉKELY (avec ferveur) : Je vous félicite.

SANSTERRE : Pour quoi ?

SZÉKELY : J’ai lu que vous étiez présent hier à la soirée du premier ministre. C’était beau ?

SANSTERRE : Très.

BÁLINT (bougonne) : Soirée du premier ministre…

SZÉKELY (avec ferveur) : Je vous félicite.

SANSTERRE : Pourquoi, s’il vous plaît ?

SZÉKELY : Parce que vous avez gagné le premier prix au golf… C’est vraiment très beau – un écrivain qui est aussi champion sportif.

BÁLINT (à Antal) : Fais-le disparaître !

ANTAL : Bien, cher Monsieur Székely, il est temps pour nous de rentrer à la maison, je crois.

SZÉKELY : Déjà ?… Juste quand je suis en la compagnie du maître célébrissime… Dans une compagnie aussi illustre ?... Il n’en est pas question… Vous ne vous imaginez pas, cher Maître, comme ces messieurs les écrivains ont parlé de vous tantôt.

SANSTERRE : De moi ?

SZÉKELY : Oui. Ils ont dit : c’est Maître Bálint qui l’a dit très spirituellement. (À Antal qui le tire par sa veste.) Ne me tirez pas comme ça, s’il vous plaît, c’est très intéressant ce que maître Bálint a dit sur ce problème Sansterre.

SANSTERRE : Sur quoi ?

ANTAL (essaye de sauver la situation) : Il s’agissait de thèmes…

SZÉKELY : Pas du tout, j’ai une excellente mémoire. Maître Bálint a dit (il rit), que vous devez vos immenses succès uniquement à ce que vous écrivez tout le temps sur des cambrioleurs, pourtant vous avez aussi peu à voir avec les cambrioleurs que Maître Bálint avec les chevaliers de Malte. (Il rit à haute voix.) C’est spirituel… ha, ha… très spirituel. (Il est seul à rire, tous les autres, médusés, se taisent, alors il cesse de rire.)

SANSTERRE (sourit) : Très spirituel. (Il allume une cigarette.)

BÁLINT (bougonne) : Je voulais seulement dire par là qu’un écrivain écrit plus facilement sur ce qu’il connaît…

SANSTERRE : Comme l’Anglais chrétien Shakespeare qui n’a jamais mis les pieds en Italie, sur le Juif de Venise.

BÁLINT : L’Anglais Shakespeare dans son monde de noblesse du dix-septième siècle, étant un saltimbanque, pouvait se sentir tout aussi  exclu et humilié que son marchand juif parmi les nobles de Venise.

SANSTERRE : Bravo.

BÁLINT : Ne le prenez pas mal, je voulais seulement dire par là que vous, avec vos soirées chez le premier ministre et vos parties de golf, devez avoir très peu en commun avec les cambrioleurs.

SANSTERRE : Au moins autant que nous tous.

BÁLINT : Comment ça, nous tous ?

SANSTERRE : Je crois… nous et eux… pour ainsi dire… ne sont pas si éloignés.

BÁLINT : C’est tout de même exagéré !

PLUSIEURS : Oh, oh !

SANSTERRE : La conception et l’exécution des crimes nécessitent une forte imagination… C’est dans l’imagination que réside l’essentiel – certains écrivent – c’est notre cas à nous, et d’autres, moins complexés que nous, exécutent.

ANTAL : Et le public qui se rue au théâtre ?

SANSTERRE : Ce sont les mêmes qui se ruent dans les salles d’audience… Des âmes sœurs.

SZÉKELY : Hé, hé, hé ! Original ! Très original !

BÁLINT : Tout cela est fort intéressant… en théorie.

SANSTERRE : En théorie seulement ? Je ne crois pas. Je ne fabrique pas des drames à partir de théories. Pourtant, c’est justement le sujet de ma pièce en préparation.

ANTAL : Tiens, tiens ! Ça nous intéresse !

BÁLINT : Sous réserve qu’il s’agisse d’une pièce.

SANSTERRE (regarde sa montre) : Si vous êtes vraiment intéressés, jusqu’au retour de ma femme de l’opéra… je peux vous en parler.

TOUS : On écoute, on écoute.

SANSTERRE : On y trouve en effet des choses sur cette question. (Il rit.) Bien sûr, de manière tout à fait fictive. C’est bien pour cela que j’aimerais entendre votre avis… J’avoue que j’ai un peu peur moi-même.

ANTAL : De quoi ?

SANSTERRE : Eh bien… Qu’on me comprenne de travers… Qu’on prenne cela pour des aveux. (Il rectifie vite.) Qu’on s’imagine que j’écris mon opinion personnelle.

SZÉKELY : C’est quoi, votre opinion ?

ANTAL (à Székely) : C’est une longue histoire… Cela ne vous intéressera pas…

SZÉKELY : Moi ? Quand le célébrissime maître présente sa nouvelle pièce ? Je l’écouterais jusqu’à l’aube.

BÁLINT (regarde autour de lui) : Laissons cela. Donc, le nom du héros ?

SANSTERRE : Son nom ? Les noms posent toujours un problème… Il n’est pas aisé de trouver d’emblée le nom qui convient… Vous savez quoi ? Je ne me casse pas la tête, je prête au départ mon propre nom au héros.

SZÉKELY : C’est génial !

BÁLINT : Votre propre nom ? C’est intéressant. Et les autres personnages ?

SANSTERRE : Les autres personnages ? Un auteur dramatique moderne travaille dans le concret. Si les personnages sont réalistes, n’importe lequel de nous pourra s’y reconnaître. (Vers Székely.) Il y aura par exemple un riche banquier, une figure qui vous ressemblera !

BÁLINT : Et l’intrigue ?

SANSTERRE : L’intrigue, vous demandez ?

ANTAL (au majordome qui a coupé l’électricité) : Móni ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu fais ?

MÓNI : Une lumière d’ambiance… Puis qu’on va raconter l’intrigue… (Il éteint les lumières, certains allument une cigarette.) Le Docteur Action entre côté cour.

SANSTERRE : L’histoire commence dans la villa de cet homme riche.

 

La scène s’assombrit

 

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