Frigyes Karinthy :  "Trucages"

 

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sans chapeau

 

Quelle est la question à propos de laquelle le fustigateur des gaucheries sociales ne peut pas manquer de prendre position, sinon celle des chapeaux ? En tout cas, j’essaye de conserver mon objectivité entre deux fronts de ce combat moderne : d’une part, une fraîche impartialité peut toujours servir contre la chaleur, d’autre part, elle m’assure la sympathie des deux parties. Je lève donc mon chapeau devant ceux qui qualifient cet accessoire vestimentaire de choléra de l’humanité, mais je fais aussi profession de foi pour le credo des nobles compagnons chapeliers, tête nue sous le ciel libre de Dieu. Je suis un sage, je ne suis pas assez fou pour avoir une opinion. Comme le dit János Arany[1] :

Haut de forme est mon chapeau,

C’est un vrai bonheur,

En hauteur si je le mets,

Si je l’ôte, profondeur.

Car il ne faut pas danser plus vite que la musique. Les choses d’importance, on ne les change pas du jour au lendemain. Il sera tout aussi difficile de se désaccoutumer du mauvais vice du port du chapeau, qu’il était difficile de s’y habituer. Il est d’abord nécessaire de déconstruire toutes les valeurs morales et esthétiques que les siècles ont chargées sur le dessus de notre tête telles une pyramide des temps modernes, que le simoun de notre époque tâche de noyer dans un amoncellement de sable.

Que deviendront les chants de nos villages si le fils d’une postérité tardive ne sait plus estimer à sa valeur l’élégie célébrant le chapeau enrubanné ? Comment pourra-t-il entrevoir les tenants et aboutissants profonds qu’a pu observer le prophète de l’époque entre le flottement persévérant des longs rubans du chapeau dans le vent et l’inattendu de l’infidélité de sa belle ?

Que deviendra le plumet au cimier des chapeaux ? – Je pose la question au ministère compétent. Et le bouquet ? Et qu’adviendra-t-il à mon œil gauche ? - Je le demande à mon excellent ami Emil Grósz[2], célèbre professeur à la clinique d’ophtalmologie, si je ne peux plus enfoncer dessus mon chapeau à l’occasion de l’attente du petit manuel des permissions ? – je le demande à son excellence le Ministre de la guerre.

Pour ne pas parler du problème le plus grave. J’ose à peine le soulever, en ces temps de crise. Comment circonscrire ce point délicat ? L’âme du peuple, grand expert en cartographie, a déterminé l’emplacement de notre patrie bien aimée, bouquet de la Terre, entre tel et tel degré de latitude et de longitude, sur la partie la plus exposée du chapeau de Dieu. Il a fait cela dans l’hypothèse paraissant légitime, qu’il complétait ainsi d’un chapeau le vestiaire somptueux de notre globe. Cette hypothèse était en effet légitime, car Dieu a créé l’homme, et avant tout le Hongrois, à son image, or l’homme porte un chapeau. Que se passera-t-il si cette hypothèse se révèle fausse ?

Et qu’adviendra-t-il de cet épicier rural de l’anecdote, qui se tenait nu comme un ver dans sa boutique abandonnée, mais avec un chapeau sur la tête, car, dit-il : « et si quelqu’un entrait ? »

Ce chapeau sous lequel cette idée sans chapeau est née, n’aurait-elle pas été une tête complète ?

Je sens que toute cette question est hors sujet.

Ridicule. Si le monde, en rejetant ses traditions, se met sur la tête, il n’aura pas besoin de chapeau pour cette opération. Or, s’il n’a pas besoin de chapeau, pourquoi se met-il sur la tête ?

 

Suite du recueil

 



[1] János Arany (1817-1882). Un des principaux poètes hongrois du XIXe siècle.

[2] Emil Grósz (1865-1941).