Frigyes Karinthy : Inviter, être invité

                                                       

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GUNDEL a

 

Il s’agit d’un texte de commande, le seul de ce type identifié de Karinthy, rédigé avec les conseils du restaurateur Károly Gundel[1]. Il a paru en 1933, en pleine crise économique.

 

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Inviter, Être invitÉ

 

notions de base

Dans sa globalité on entend par "invité" la personne ou le groupe de personnes qui, sur la base d’un consentement valable pour cette occasion, appelé "invitation" et se référant à cette dernière, se pointe le plus souvent à l’heure des repas au domicile de l’hôte, ils y consomment les nourritures et les boissons, ils demeurent encore un certain temps au foyer dudit hôte afin de dissiper l’apparence qu’ils ne seraient venus qu’à cette fin.

Étant donné que tout hôte garde des invitations en réserve et peut potentiellement être lui-même invité, il convient que tout le monde connaisse les règles actives et passives de l’art de l’invitation. Dans ce qui suit, on traitera seulement les premières.

L’objectif réel et la substance d’une visite consistent, comme il vient d’être dit, en le repas. Cette culture provient de l’expérience très ancienne que l’hôte lui-même mange et boit de meilleur appétit s’il est entouré d’invités, comme chacun peut l’observer sur soi-même. La morale chrétienne et la psychologie classique en déduisent avec optimisme une générosité innée de la nature humaine, une affection du prochain et un instinct social (« La bouchée est plus savoureuse si tous en goûtent », comme le dit János Arany[2]). La nouvelle méthode psychanalytique dite freudienne attribue au contraire ce surplus d’appétit en présence d’invités à une jalousie inconsciente, en langage technique : dissimulée sous le seuil de la conscience (même notre inconscient connaît les bonnes manières et ne franchit pas le seuil s’il n’a pas une invitation en poche), notre jalousie cherche à s’approprier le plaisir d’autrui, nous pousse à manger plus que de coutume, afin que l’hôte en ait moins. Sous certains angles les deux conceptions sont justes. Et celui qui prétend que les deux ne peuvent pas avoir raison à la fois, a aussi raison. Sous réserve que ce dernier soit invité.

L’invité fait deux fois plaisir à son hôte. Quand il arrive et quand il part. (voir : « Mutti, ge’ma schlafen, die Gäste wollen ham.[3] »).

En dehors de ces notions de base, le terme "invité" se retrouve dans d’autres relations. Au sens figuré on parle des droits de l’invité ou "droits de l’hospitalité". Selon certains cela signifie tout simplement que tout le monde a le droit d’être invité. D’autres y entendent qu’une fois qu’on est invité, on peut se permettre certaines choses pour lesquelles à la maison on recevrait la soupière à la tête : dire ce qu’on pense de sa femme ou presser le genou de sa voisine sous la table.

Ces dernières années ont lancé une nouvelle notion : "l’invité payant" ou hôte payant, ainsi que "l’invité non payant". Par ce dernier il ne faut pas entendre le consommateur des cafés que les garçons ne connaissent que trop bien, mais "un invité d’échange", ce qui signifie par exemple qu’un gentleman britannique vient chez nous, alors que moi je vais chez lui, ce qui a le double avantage pour moi de ne plus voir pendant un temps ni l’Anglais ni ma famille. Ce terme "invité d’échange" sous-entend éventuellement aussi le souhait de changer d’invité.

 

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rappel historique

 

Étymologiquement, l’origine du mot "invité" n’est pas encore clarifiée. Certains le font provenir du nom de l’ancienne tribu névite, prenant pour base l’expression venez vite, je me réjouis d’avance de votre visite. D’autres, en croisant le mot allemand "Gast" (invité) avec le terme grec "gaster" (estomac), s’imaginent qu’estomac et invité signifiaient initialement une et même chose, puisque le visiteur a été conduit chez nous par son estomac. Il faut avoir de l’estomac pour s’imaginer ça. On n’a trouvé que quelques vagues traces fossiles sur l’hospitalité naturelle de l’homme préhistorique : quelques grands cailloux qui permettent de supposer que l’homme préhistorique faisait tout pour mettre ses invités à l’aise. Un sternum de mammouth brisé, trouvé dans des fouilles en Allemagne, permet d’imaginer la scène de liesse se terminant dans une bagarre générale. Les anciens Grecs connaissaient bien l’invité. Les principaux articles publicitaires des divinités étaient les mets préparés à la moutarde Ambroisie et arrosés de cervoise pharmaceutique Nectar. Pour ouvrir l’appétit, on servait des morceaux de rochers au titane avec des tranches huilées faites de Ganymède. Zeus aimait beaucoup le rôti de bœuf, mais le bœuf n’avait pas le droit d’aimer Zeus, même si celui-ci apparut éventuellement sous forme de taureau pour enlever Europe. Généralement c’étaient les sacrifices qui fournissaient l’occasion de visites (recevoir des invités est aujourd’hui encore un sacrifice), comme le jour où Archimède a découvert son fameux principe, il a fait abattre une centaine de bœufs pour nourrir ses invités. Depuis lors les bœufs se méfient des nouvelles découvertes. On peut encore mentionner à titre d’illustration des réceptions célèbres les agapes de Circé. En effet, quand la viande commençait à manquer, la maîtresse de maison voulut transformer Ulysse en cochon.

Pétrone a décrit l’extrême du luxe romain dans le "Banquet de Trimalcion". Un fameux compère de celui-ci était le célèbre Lucullus qui a dépensé toute sa fortune pour ses invités.

Après la chute de Rome pendant longtemps personne ne put organiser des invitations. Pris par de graves soucis économiques, chacun était déjà content s’il arrivait à s’offrir un dîner solitaire. C’est Attila qui, le premier, reprit le flambeau et donna une grande soirée en Pannonie qui, si l’on en croit le compte rendu de Priscos Rhetor[4], a magnifiquement réussi. Apparemment déjà à cette époque les banquets organisés dans des restaurants ou des salles déparées des cafés étaient à la mode, comme l’atteste l’expression "Tevernai" et des lignes mémorables comme "déjà Bendeguz[5] rentra dans sa taverne". Ensuite le Moyen-Âge ne tarda plus, pour faire le ménage des souvenirs de l’antiquité. Toute maîtresse de maison sait qu’en période de grand ménage on ne reçoit pas d’invité. Tout au plus les peuples se rendent de courtes visites dans l’après-midi les uns chez les autres, voir les dévastations des Hongrois (légende de Saint Gall[6] et de l’ours), les incursions tatares (c’est de la que date notre sauce tartare, un dessert particulièrement digeste), etc.

La Renaissance fit un peu renaître la vie sociale. La lumière des torches vivantes prit la place des vacillantes lampes à huile, les meilleurs cercles prenaient régulièrement des bains de sang. La découverte de Christophe Colomb fit sensation. Il comprit qu’en faisant le tour de toutes ses connaissances il revenait à la fin chez lui (d’où la sphéricité de la Terre), et qu’on peut se faire inviter même par des inconnus (découverte de l’Amérique, les Aztèques, les Indiens). Cela, on pouvait encore l’avaler, mais lorsque Galilée sortit l’idée que la Terre et non seulement ronde, mais en plus elle tourne, il suscita la fureur générale, on l’accusa d’avoir trop bu et c’est pourquoi il la voyait tourner. De toute façon cette hypothèse est ridicule, car si elle tournait, les assiettes et les verres tomberaient de la table.

Il était sur le point d’être brûlé quand, fort heureusement, quelques jours plus tard s’installèrent les temps modernes et ils apportèrent la "soupe noire", ou sous sa dénomination actuelle le petit noir, servi pour la première fois par le sultan turc à Bálint Török[7]. C’est par cet événement que commence l’hospitalité moderne, en effet sans café il est désormais inimaginable de terminer un repas, comme nous aurions du mal à imaginer les temps où on ne connaissait pas les cigarettes. Pour finir, évoquons encore le souvenir de la révolution française et ses acquis les plus importants, les sorties en tenue de ville et les sandwichs servis avec du thé – avant de passer aux particularités de l’hospitalité hongroise contemporaine que nous traiterons dans ce qui suit.

 

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deux questions À propos de l’hospitalitÉ

1. Pourquoi invite-t-on ?

 

On invite des gens pour qu’ils se rencontrent sous notre toit. La circonstance que nous nous trouvons également présents a une importance bien moindre pour eux que nous ne l’imaginons en général, c’est pourquoi la constitution de la liste des invités est primordiale. Pour ma part, dans l’affaire mémorable, lorsqu’à une soirée privée américaine l’excellent et sympathique romancier américain Dreiser a administré deux soufflets à l’autre excellent et sympathique romancier américain, le prix Nobel Sinclair Lewis[8], ce n’est pas l’attitude des deux excellents et sympathiques romanciers que j’ai trouvée surprenante, mais celle du parfait inconnu, hôte de la maison, qui les a invités ensemble, alors qu’il ne devait pas ignorer qu’ils étaient en mauvais termes, et que Dreiser répétait partout qu’il giflerait Lewis où qu’il le trouverait. Je ne suis pas américain et j’ai toujours vécu ici à Budapest, mais moi je le savais.

 

2. Qu’est-ce qui fait que l’invité se sente à l’aise ?

 

Il serait plus facile de répondre à la question : qu’est-ce qui ferait que l’invité ne se sente pas à l’aise ? Et étant donné que la nature humaine veut qu’on se souvienne plus longuement et plus intensément de l’arrachage d’une dent que d’un baiser amoureux, c’est d’éviter le premier qui semble primordial. C’est pourquoi je choisis d’abord la partie facile. Afin d’illustrer la chose clairement et de façon instructive, je vous relate ici un dîner de mon honorable ami Melchior M’as-tu-vu, et c’est seulement après que je m’étendrai sur mes soirées agréablement passées chez les Constantin Cordial. J’observe que les deux familles sont membres éminents et reconnus de la société, elles ne sont pour rien ni l’une ni l’autre dans leurs erreurs ou dans leurs qualités. Ma foi, l’un a le sens de l’hospitalité, l’autre ne possède pas ce sens. À vous de deviner lequel est l’un et lequel est l’autre.

 

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soirÉe chez les m’as-tu-vu

Inviter m'as-tu-vu l’invitation s’est faite par bouts.

D’abord ils ont téléphoné pour savoir si je serais libre mercredi soir. J’ai répondu que oui. Alors la maîtresse de maison, par ailleurs gentille, fine et cultivée, a précisé qu’elle enverrait une invitation. Cela m’a déjà étonné, car la démarche inverse eut été plus raisonnable, c'est-à-dire envoyer d’abord une invitation et s’informer ensuite de savoir s’ils pouvaient compter sur moi. Néanmoins j’ai réservé ma soirée du mercredi. J’ai été d’autant plus surpris que jusqu’à mercredi midi je n’ai pas reçu ladite invitation. C’était trop tard pour improviser une sortie théâtrale, je n’avais prévu aucune compagnie, j’ai passé ma soirée à la maison à me ronger, tout en me demandant pendant que je lisais pourquoi diable ils ont changé d’avis, qui a dû avoir l’idée que j’aurais été de trop, et comme ils devaient bien s’amuser sans moi au palais des M’as-tu-vu.

Nouveau coup de fil le lendemain matin, d’un parent de la famille, pour me faire savoir que la soirée avait été annulée. Ils la tiendront, c’est sûr, la semaine suivante, tout carton d’invitation serait superflu, la maîtresse de maison m’appellerait pour confirmer.

J’ai pourtant bien reçu un carton précisant que la soirée aurait lieu dans deux semaines. J’ai décidé aussitôt de ne pas m’y rendre. Par malchance j’ai croisé Melchior M’as-tu-vu lui-même dans la rue Váci, il était particulièrement aimable, il m’a serré longuement la main, pendant que, par-dessus mon épaule, il hélait plusieurs de ses connaissances : salut Feri, salut Laci, quoi de neuf ? Attendez une minute, j’ai à vous parler, je termine ici tout de suite. - Mais si, mon ami, tu dois absolument venir, ce sera une soirée charmante, il y aura de bonnes choses à manger et à boire. J’ai cherché des excuses : - hélas je suis trop occupé – justement ce mercredi, dans deux semaines. Et comme il insistait pour savoir ce que j’aurais à faire précisément ce jour-là, j’ai répondu que je devais assister à l’enterrement d’un parent, il devait comprendre ça… Ça l’a fait rigoler : - comment sais-tu qu’il mourra ? Alors j’ai réalisé ma bourde et fait comme si c’était une blague, et naturellement j’ai dû promettre d’y aller absolument.

L’invitation exigeait le smoking pour les hommes, ce qui s’avéra comme absolument inutile. Et qu’il fallait arriver à huit heures précises.

Je suis arrivé en taxi. Directement devant la maison sautait au même moment d’une autre voiture une de mes connaissances la plus désagréable, Monsieur X., avec lequel depuis des années nous nous demandons si nous avons encore envie de nous dire bonjour. Cette fois aussi nous nous sommes mis vite à entrer pour éluder le règlement de ce problème.

Un domestique vint nous ouvrir. Nous eûmes tous les deux un geste de recul, car depuis le jardin un énorme chien méchant se ruait sur nous en sortant ses crocs, râlant et bavant, avec l’agressivité de qui veut arrêter et mettre aux fers des assassins cambrioleurs recherchés depuis longtemps. Bien que le domestique affirmât que ce chien était totalement inoffensif et ne faisait que jouer, lui-même le chassa avec fureur et des cris répétés : « couché, Filkó ! ». Le chien s’éloigna mais continua ses râles redoutables, et dans son regard on pouvait lire : « tu ne perds rien pour attendre, il faudra bien que tu ressortes de là, je ne te raterai pas et personne ne pourra m’empêcher de te déchiqueter vivant. ».

La première impression de l’invité est donc une insulte brutale à son encontre au moment même où il franchit le seuil de la maison. Que l’insulte n’ait pas été causée par un homme de raison et responsable, mais par une bête brute ne rassure que l’intellect, les nerfs et l’instinct dégoûtés se révoltent, il est déjà de mauvaise humeur sans même savoir pourquoi. Qui plus est, contrairement au domestique respectueux qui au moins compatit, le maître de maison se tient là, sur le seuil, rigole de bon cœur, se tape les cuisses, et sous prétexte de drôlerie, fait marcher ses invités : « comment peut-on prendre peur d’un animal aussi gentil et joueur que Filkó ? ». C’est tout juste s’il n’exprime pas le fond de sa pensée, qu’on devine aisément, c'est-à-dire qu’il tient bien plus à son chien qu’à vous.

Contrairement à l’humour orageux et au ton direct du maître de maison qui vous invite : « cher ami, faites comme chez vous », Madame, la maîtresse de maison, n’est que réserve et courtoisie livrée par petites doses. Du sourire crispé affiché sur son visage, chacun reçoit des doses conformes à sa position sociale, ou à son heur ou malheur du moment dans la société. Cet automatisme du sourire fonctionne avec une telle régularité qu’après une certaine pratique on le déchiffre avec précision. On peut y lire comme sur un baromètre si l’on est bien côté ces temps-ci, estimé ou plutôt méprisé, et surtout, si son mari, homme puissant et influent avec qui il est préférable d’être en bons termes, a une bonne ou une mauvaise opinion de vous d’après ses plus récentes informations. Angoissé, on découvre sur ce visage le souvenir d’intimes conversations conjugales : on a peut-être été mis sur le tapis pas plus tard que la veille, ils ont fait un geste de dédain, une moue méprisante, ou au contraire, ils ont évoqué avec une bienveillante condescendance le rôle qu’on a joué dans une certaine affaire, mais ne soyez pas trop sûr de vous, la roue pourrait facilement tourner.

Après avoir subi cet examen psychique douanier et ayant suffisamment fulminé contre l’accueil manifestement plus aimable à l’égard de ma connaissance désagréable qu’envers moi-même, je suis conduit au buffet où je découvre un apéritif et des petits fours. J’apprendrai par la suite que c’était nécessaire car le dîner ne sera servi qu’à onze heures, pour la raison que certains invités, dont la présence est précieuse aux hôtes, ne pourront arriver qu’après le théâtre. J’en déduis que ces autres invités sont infiniment plus importants que moi. Autrement c’est eux qui devraient m’attendre et non l’inverse – et accessoirement, à ceux-là il était permis d’aller au théâtre, on les accepte quand même, alors que moi, je devais considérer ce dîner comme programme exclusif, qui m’a coûté en fait deux soirées.

Le buffet est riche et varié, il faut le reconnaître, ce n’est pas pour rien qu’ils s’appellent les M’as-tu-vu. Salade russe, moutarde anglaise, crabe mayonnaise, un sandre gigantesque s’offre au milieu de la grande table, on reconnaît l’art culinaire du Ritz, mais quel dommage qu’on ait l’impression d’avoir déjà vu cela, identique, à une exposition gastronomique. Champagne français et eaux-de-vie coulent à flots. J’hésite longuement, car j’ai faim, faut-il considérer cela comme le dîner et renoncer à l’autre, il n’y a pas de troisième possibilité – si on se contente d’y goûter, de grignoter, on reste sur sa faim jusqu’au petit matin – mais si on se goinfre sous la dictée des exigences de l’estomac, on ne sera qu’observateur platonique de la suite. En matière de manger, je n’ai jamais été "voyeur" (je n’ai jamais pu comprendre ceux qui ont faim, alors qu’on a l’estomac plein), je finis par décider de régler le problème sur le champ. Je suis sur le point de m’y attaquer, lorsque apparaît la maîtresse de maison, et elle se met à offrir. Elle attire mon attention sur chaque plat comme si je ne les voyais pas. Elle ne cesse pas de parler, elle encourage, elle explique, elle veut convaincre. Je dois refuser, discuter, louanger les mets, je ne peux pas dire avec Brutus : « Madame, je suis venu pour ensevelir cette salade (dans mon estomac), et non la louanger[9] » - non, il ne peut pas en être question, je suis obligé d’exprimer une opinion flatteuse après chaque bouchée, on attend de moi une critique, une déclaration d’expert, un certificat de qualité. Et tout cela parce que la maîtresse de maison ignore les règles élémentaires du savoir offrir : il convient seulement d’encourager la personne qui ne se sert pas toute seule. Celui qui a faim, se sentira plutôt gêné de l’offre insistante, c’est très facile à comprendre. En effet, la personne qui offre, observe, or un affamé n’aime pas qu’on observe ce qu’il mange. Il préfère qu’elle se détourne avec tact pendant qu’il se sert, qu’elle parle d’autre chose, qu’elle paraisse distraite, qu’elle ne s’occupe pas de lui, qu’elle le confie à la seule hôtesse vraiment hospitalière, qui insiste mieux que tout orateur et qui s’appelle la table mise. Je répète, l’invité préfère cette dernière, plutôt que la première, mielleuse et tout sourire, qui regarde et qui voit, et face à laquelle il est toujours impossible d’éviter le soupçon d’être comme le héros de l’anecdote : « Ma chérie, prends encore un beignet », « Mais ma chérie, j’en ai déjà pris cinq », «  Tu en as déjà pris sept, ma chérie, mais prends-en encore ».

Par conséquent impossible de profiter tranquillement du buffet, je décide d’attendre le vrai dîner. Il reste à tuer le temps, je finirai bien par trouver une âme sœur amusante dans tout ce monde. Hélas, non. Quand je découvre un interlocuteur intéressant, une vieille connaissance ou un inconnu sympathique au sourire encourageant, le maître de maison dont l’idée fixe est qu’il doit "s’occuper" de ses invités, et en cette qualité il part de l’hypothèse que ses invités sont tous des idiots, des retardés mentaux, des écoliers de la maternelle qu’il faut "mettre en rangs par deux", rapprocher, présenter, faire parler, chacun selon son métier et ses talents supposés comme dans quelque laboratoire moderne d’examen de QI – le maître de maison s’approche de vous, tout simplement il vous arrache à votre compère de souffrance et dans un cri « holà, ami, on ne se cache pas comme ça », il vous traîne ailleurs, vous présente à quelqu’un qui ne vous intéresse pas, sous prétexte que cette personne serait prétendument avide de vous connaître, « mon ami, c’est ton plus grand fan, je ne comprends même pas ce qu’il te trouve ». Et il vous colle ensemble comme une paire de gants, avec un type affichant un sourire bête, « tiens, il est pour toi, rongez-vous mutuellement », et déjà il file, mais vous restez là, dans un rictus, vous n’avez rien à vous dire, et à la fin vous vous détesterez à un point tel que l’autre deviendra un de ces types qui « me connaissent personnellement », et si mon nom vient sur le tapis, haussent les épaules et expliquent que d’accord, celui-là est peut-être éminent dans son métier, mais en tant qu’homme il est particulièrement ennuyeux et insignifiant, on ne l’aurait vraiment pas cru.

Et ce n’est pas le plus grave. Il peut aussi arriver qu’on vous plante devant une dame totalement inconnue : « écoute, Erna, je te présente l’homme à la conversation la plus spirituelle de tout Budapest ». Et là on te plaque avec elle dans un état d’esprit dans lequel le sujet de conversation le plus spirituel qui te vient à l’esprit te vaudrait au moins trois mois de taule, qualifié de grave insulte à l’honneur de la personne et incitation au scandale.

Je préfère errer solitaire et triste, jusqu’à ce qu’une dame fine et charmante me prenne en pitié. J’ignore qui elle est mais son sourire est encourageant, je m’approche d’elle, j’engage la conversation, je suis déjà au point de lui raconter ma vie et même d’ajouter que je n’ai pas encore rencontré l’âme sœur, quand la dame m’interrompt et signale que malheureusement elle doit partir « car elle était justement le mort ». Je l’en félicite et je lui souhaite une heureuse résurrection, mais quand je lui demande la permission de lui rendre visite un jour, elle n’entend pas, elle a déjà rejoint sa table de bridge.

De nouveau voilà le maître de maison qui recommence à s’occuper de moi, il me prend par le bras, il me fait visiter "l’appartement". Il m’explique longuement les œuvres d’art, sa collection de médailles, il soulève toutes sortes de méchants tessons avec recueillement, autant de trésors qui lui rappellent ses voyages, et gare à moi si je ne défaille pas d’émerveillement.

Mais fort heureusement les heures passent et les amateurs de théâtre sont arrivés dans un grand fracas.

À table, à table !

Les portes vitrées coulissantes s’écartent et le saint des saints de la salle à manger découvre son ventre profus. Une guirlande de fleurs court autour des couverts, une série de bouteilles et un vase de fleurs derrière chaque assiette : le but en est, comme on le comprendra par la suite, que les personnes assises en face ne puissent pas se voir. Pourtant, pour ma part je guettais avec avidité mon vis-à-vis, parce qu’en effet, pour réaliser à quel point on me respecte ici, ils ont placé pour voisin, d’un côté un respectable professeur norvégien de chirurgie et de l’autre le rédacteur d’un hebdomadaire satirique japonais. Impossible de changer, les cartons sont placés sur la table, comme sur les sièges numérotés d’un train spécial.

Assiettes, plats, ramequins, autant de bijoux, vieilles porcelaines, noble argenterie. Assurément c’était pratique pour manger des mets anciens, mais moi je m’y trouve comme dans la fable du renard et de la cigogne. Le lourd vidrecome dans lequel j’ai versé du vin devait servir à tout autre chose, de pot de moutarde, comment aurais-je pu le savoir, pourquoi n’est-ce pas écrit dessus ? Je n’arrive pas à découper la perdrix, finalement c’est le chirurgien norvégien expert en dissections qui me prend en pitié ; par gratitude, je lui récite les verbes mémorables connus des anciennes boîtes d’allumettes suédoises : « sékerheds tandstickor[10] ». Le maître de maison ne laisse parler personne, dans son mauvais allemand il "amuse" les étrangers, il veut à tout prix faire de la propagande pour la Hongrie, il traduit en allemand les chants des "Six cents chansons nationales hongroises", tout le volume, il est déjà sur le point d’improviser la première traduction allemande complète de "La fuite de Zalán[11]", quand il se rappelle que le Grand Comédien se trouve parmi les convives, il lui demande donc solennellement de réciter quelque chose, pour que ceux-là voient ce que nous valons ! Le Grand Comédien qui venait tout juste de révéler en sa voisine un talent prometteur, répond sur un ton acrimonieux : « Très volontiers, mais s’il s’agit d’exercer nos talents, peut-être que c’est Monsieur le professeur de chirurgie qui devrait s’y mettre le premier et découper le ventre de quelqu’un ». Liesse générale, et l’ambiance change brusquement. Les gens commencent à raconter des blagues, rapporter des anecdotes, dans tous les sens, en ratant les chutes. Le maître de maison devient spirituel lui aussi, après « le poisson veut nager » il crie : « encore du vin, le bœuf aussi a soif ». Le désordre se généralise, les étrangers dont personne ne s’occupe plus sourient poliment et péniblement, ils ne comprennent plus rien.

Mais qui s’en préoccupe ? Et qui se préoccupe des invités une fois que notre hôte est enfin de bonne humeur ? C’est maintenant lui qui a envie de s’amuser, sacré nom d’un petit bonhomme, comme ça lui chante.

Et ça ne regarde personne comment ça lui chante.

La conséquence n’apparaîtra qu’au café, dans le salon voisin, lorsque je veux lever à mes lèvres le champagne servi dans les coupes de cristal taillé, des gouttes coulent sur mes vêtements quoi que je fasse; les gens me regardent sans comprendre pendant que le maître de maison se tord de rire, il me rabroue : je ne fais pas attention, jusqu’à ce qu’on comprenne que ma coupe était agrémentée de petits trous dans les motifs taillés, une sorte d’objet "farce" pour piéger l’invité. D’autres canulars se succèdent sans fin car apparemment l’hôte de la maison veut faire étalage de sa collection de farces et attrapes plus encore que de ses richesses en œuvres d’art. La cigarette que l’on m’offre est collée dans la boîte, la pêche se met à miauler quand je mords dedans, le crayon avec lequel j’espère noter quelque chose se plie en deux, le cendrier me lance une aiguille dans la paume de la main avec une décharge électrique, l’appareil de photo fait gicler de l’eau sur la personne visée et ainsi de suite. La maison se transforme en un antre de sorcière, elle est piégée, traversée par le courant électrique jusque dans les moindres recoins. Le bouquet de la soirée, le plat de résistance sera l’apparition du "cholérique", il a excité ma gaîté à un point tel que je me suis enfui à toutes jambes, par la porte de service, en faisant le compte que j’aurai été deux fois dans cette maison : la première et la dernière fois.

Dans ma hâte de me trouver enfin à l’extérieur, je m’applique à arracher mon manteau, ce qui fait s’écrouler tout le vestiaire surchargé.

Ne t’en fais pas, ta conscience affamée de punition sera satisfaite : Filkó m’attend à l’extérieur, rusé et silencieux, cette fois il ne se trahira pas.

 

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dÎner chez les cordial

Inviter cordial la chose a commencé par… Mais si je voulais remonter à l’origine, il s’avérerait que la chose a commencé déjà le jour où mon bon père a fait la connaissance de mon excellente mère afin de pérenniser en quelqu’un, ma modeste personne, dans un heureux mélange, leurs inclinations particulières en qui s’épanouira cette inclination. Mon bon père adorait les nouilles au pavot, mon excellente mère aurait tout donné pour un millefeuille au fromage blanc et à l’aneth, ces deux facteurs se sont soudés en un en moi : je préfère par-dessus tout le millefeuille au pavot.

Lorsqu’un jour, ou plutôt une nuit de pleine lune inspirant la sincérité, j’ai avoué cette faiblesse à Madame Constantin Cordial, l’épouse de mon ami, elle a éclaté de rire, hésité un instant, puis dit : « Écoutez, nous inviterons quelques amis pour samedi prochain, joignez-vous à nous, pour vous je ferai un millefeuille au pavot dont vous me direz des nouvelles.

Sur mes protestations que je ne pouvais pas accepter un traitement de faveur, elle m’a rassuré. D’abord, ce millefeuille sera si délicieux que même ceux qui ont juré d’éviter ce dessert pour la vie n’y résisteront pas. Deuxièmement, elle aimerait bien me consulter sur les autres personnes à inviter, non qu’elle doute de son propre tact et sa connaissance en matière de psychologie. Mais chacun se sent le plus à l’aise quand il se trouve en compagnie de personnes de goûts et de tempérament semblables, ayant des préoccupations voisines, dont on peut supposer qu’ils se comprendront, dans leur attitude devant un millefeuille au pavot bien préparé et auront du plaisir à passer une soirée ensemble.

Ainsi fut fait.

Conséquence de l’heure d’arrivée indiquée sans précision sévère, les invités se présentèrent à peu près tous en même temps, en s’adaptant à l’heure naturelle des dîners, sans les calculs pénibles pour éviter d’arriver trop tôt ou trop tard. Ce genre de calcul, quand le carton invite à une précision digne des majestés gâche généralement l’ambiance des premières minutes, car personne ne veut précéder les autres avec l’idée fixe d’une fausse politesse en tête : comme les deux légendaires messieurs parisiens qui se trouvent depuis deux ans devant une porte engageant l’autre à entrer le premier.

Sur place je trouvai quantité de bons amis authentiques. Ils m’accueillirent avec un rire bruyant, c’est le maître de maison qui s’était soucié de les mettre de bonne humeur à mes dépens. En effet, cinq minutes avant mon arrivée il avait rapporté une anecdote qui circulait sur moi, selon laquelle un de mes amis aurait dit à sa femme : « J’aimerais sortir, mais je n’ose pas car Frici a promis de passer, et vu qu’il est distrait, il risque de l’avoir oublié et de passer par hasard. »

Bien que cette petite anecdote me visât, soulignant mon manque de fiabilité, non seulement la moutarde ne me monta pas au nez et je ne flairai aucune atteinte à mon crédit, mais je ris de bon cœur avec les autres. La blague était sympathique, se non e vero, e ben trovato, déjà je me sentais à l’aise, dans cette maison on ne risquait pas de me gêner par excès de flatteries, je pourrais en revanche marquer des points en contribuant à la bonne humeur.

Avant de dîner les enfants entrent. Personne ne les a invités, mais on ne les a pas non plus dissimulés dans une sorte de monde inférieur comme s’ils n’existaient pas. Ils sont gais et propres, très naturels, ne geignent pas, ils ne se mettent pas non plus en avant, personne ne les produit, ils ne servent pas à amuser la galerie, en revanche ils se réjouissent de la bonne humeur des adultes. Qui a déjà remarqué à quel point il est plus gentil de faire rire les enfants que de rire des airs importants des enfants vieillis avant l’âge ?

Tout d’un coup ils disparaissent, le souvenir de leur rire léger flotte encore dans la pièce pendant des minutes.

On ne sert pas d’eau-de-vie avant le dîner, on sert en revanche un excellent vermouth qui ne tord pas l’estomac et n’abîme pas les sucs de digestion en train de naître. Le vermouth est un apéritif naturel. Mais si quelqu’un préfère vraiment les alcools forts, il trouvera du genièvre ou du marc, les meilleurs régulateurs. Ces verres sont servis au salon, accompagnés de cigarettes aromatiques légères ou de gâteaux salés. On trouve partout des cendriers, sur l’accoudoir des fauteuils, fixés avec un ruban, aussi des briquets de table et autres ustensiles. C’est bien pensé, on n’est pas obligé de faire attention, mais on n’est pas obligé non plus de faire attention à vous, on ne pousse devant vous, sous vos pieds ou au-dessus de votre tête aucun récipient, chiffon, brosse ou autre mécanisme protecteur de propreté qui vous font vous sentir un animal souillé dont il convient de protéger le logement des hôtes, puisqu’il n’est habitué qu’aux étables. Certaines maîtresses de maison ont un instinct maternel si développé qu’elles veulent éduquer tout le monde, c’est plus fort qu’elles. Elles vous avertissent de vous essuyer les pieds, de ne pas nous asseoir là, car cela risque de s’écrouler, de ne pas chiffonner la nappe et de ne pas faire tomber la cendre. Je ne peux pas vous dire à quel point un tel comportement blesse les visiteurs. Il détruit l’illusion principale la plus ancienne de l’hospitalité que l’on peut résumer dans la formule extrêmement belle de la tendresse et de l’affection : « sentez-vous comme chez vous ». Un rappel à "l’ordre de la maison" détruit cette illusion-là : les femmes sensibles savent fort bien que quand elles reçoivent, tout ordre de la maison doit être suspendu, seuls comptent les caprices du visiteur. Malheureusement les maîtresses de maison qui mettraient des langes aux invités sont encore majoritaires. Vous connaissez tous comment elles déclarent sur un ton enjoué et bon enfant : « Mesdames, Messieurs, allez vous laver les mains, on va passer à table ! » Se laver les mains ! Est-ce que ça la regarde ? C’est mon affaire privée ! Et si je n’y avais pas pensé ? Est-ce que cela choquerait les autres ? Faut-il protéger les invités les uns des autres ? Cela peut être salutaire dans une institution éducative ou dans une clinique, mais pas dans la maison de l’hôte. Un roi d’Angleterre avait trouvé la seule attitude digne de la règle sacrée, inébranlable, de l’hospitalité, le jour où à un dîner de cour, dans son ignorance,  le prince exotique invité a bu l’eau du rince-doigts. Les courtisans se figèrent d’horreur un instant, ils croyaient que le palais allait s’écrouler, alors le roi leva haut son rince-doigts et but son contenu d’un trait sans dire un mot, suivi  par toute la cour, afin de ne pas gêner l’invité.

Mais c’est une vieille histoire, d’ailleurs le rince-doigts n’est plus à la mode, cette survivance des temps où les maisons ne disposaient pas encore de salles de bains et de lavabos. Au demeurant ce n’est plus la mode non plus de s’approcher du dîner en grande pompe, avec au bras la dame désignée, à la façon d’une marche nuptiale. Le placement nominal n’était pas une mauvaise coutume sous réserve de ne pas le respecter à la lettre : ce carton n’est pas une épitaphe pour indiquer qu’ici gît untel ou unetelle, jusqu’à la résurrection, jusqu’au lever de table. Quelle chance, n’est-ce pas, que lorsque Constantin Cordial a l’idée de discuter un point avec moi pendant le dîner, il peut s’installer à côté de moi, permettant par là même à l’avocat myope, au pince-nez, de s’approcher de la veuve blonde, jusqu’à remarquer les lignes raffinées de ses mains blanches et sourire du visage tourné vers lui, et d’ici un an une famille de plus où je pourrai me faire inviter.

Je me réjouis également du hors-d’œuvre, de cette innovation au royaume de la gastronomie, que l’on sert ici pour la première fois. En général les gens n’aiment pas les plats originaux, ils préfèrent se tenir à des mets connus, anciens, fiables, mais les hors-d’œuvre composent un chapitre à part du menu. C’est dans le hors-d’œuvre que le chef peut exprimer sa créativité. Le talent dramaturgique d’un auteur se manifeste aussi ou au premier acte ou jamais. Ici, au premier acte, viendra peut-être l’instant à partir duquel il ne dépend plus de moi si je veux me concentrer sur la pièce – c’est la pièce qui dirige la concentration, qui emporte, qui a affaire gagnée auprès de moi.

Et maintenant un aveu important.

Un vieux secret.

Mesdames et Messieurs, je veux parler de la serviette de table.

Vous ne croirez pas à quel point cette maudite serviette de table peut me faire souffrir. Elle me glisse constamment des genoux. Elle repose sournoisement et coquettement dans mon giron, telle un personnage du sexe faible. Elle ne fait qu’attendre que je lève les bras pour saisir les couverts, elle profite de cet instant pour glisser silencieusement et obstinément par terre. Je ne comprends pas comment elle le fait, comment elle peut m’échapper dès que je relâche ma surveillance, elle s’enroulerait en un serpent vivant, elle sifflerait et me tirerait la langue, pour disparaître en ondoyant sinueusement. Elle a d’ailleurs souvent disparu, je vous le jure, elle fut retrouvée dans la pièce voisine, cachée sous le tapis. J’ai tout essayé, je l’ai serrée entre mes genoux, j’ai essayé de la fixer avec une épingle. Rien à faire. Quand je tends le bras pour la prendre, elle n’y est plus.

C’est chez les Cordial que j’ai compris la cause de ce mystère. Apparemment ils avaient compris aussi la cause de ce phénomène, et ils y ont remédié.

La solution est simple. C’est l’œuf de Christophe Colomb.

Il ne faut pas que les serviettes soient glissantes et empesées. Une serviette doit être douce et légère, alors elle ne glisse pas des genoux, elle se blottit dans votre giron comme une épouse amoureuse.

Et ainsi pour tant de choses.

Une atmosphère agréable baigne tout le repas.

Les hôtes aiment également les mets servis, ils les dégustent avec plaisir, ils ne les louent pas et ils ne forcent pas les louanges d’autrui, ni par des interrogations, ni par cette autre méthode que l’on rencontre quelquefois (« fishing for compliment ») : le maître de maison dénigre et blâme tout, tout serait raté aujourd’hui selon lui, il vous prie de surtout ne pas en prendre, c’est tout juste qu’il ne vous arrache pas l’assiette des mains pour la balancer par la fenêtre, on doit le supplier à genoux pour la garder et jurer que vous trouvez tout excellent. Chez Constantin Cordial on ne parle pas, on agit. Bacchus et Pomone aussi attachaient plus de valeur au sacrifice qu’à la prière. Qu’il me soit permis de citer Brutus une nouvelle fois : dans un repas, la phrase "main, parle pour moi"[12] doit être remplacée par "bouche, parle pour moi", entendant par bouche, bien sûr, non l’organe qui discoure et louange, mais celui qui mange.

Nous restons encore longtemps après le dîner, nous attendons aussi le parfait et les saucisses, car nous trouvons beaucoup de plaisir dans la découverte de nouveaux jeux de société. Cette coutume, depuis la naissance de quelques jeux franchement inventifs et intéressants, est revenue à la mode dans les compagnies où l’on évite les cartes et les commérages. J’y reviendrai ailleurs et à part. J’écrirai peut-être un jour une étude sur la psychologie des jeux de société.

En prenant congé de Madame Cordial, nous nous sommes demandé comment il se fait que dans certaines maisons on se sente si bien et dans d’autres si mal. Je lui ai promis d’essayer de noter mes observations sur le sujet. Dans le présent petit cahier, j’ai essayé de tenir ma promesse. Et contrairement aux habitudes qui placent les recommandations au début d’un ouvrage, pour ma part c’est en clôture que je dédie mes lignes à Constantin Cordial et son aimable famille.

Et maintenant je passe la parole aux experts.

 

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l’art de l’hospitalitÉ

 

L’unique œuvre que le poète et grand sage de la table mise Brillat-Savarin, que son traducteur hongrois Zoltán Ambrus[13] appelle le philosophe de la gastronomie, qu’il a offert en cadeau à l’humanité aimant la vie, est introduite par quelques aphorismes. Il écrit parmi d’autres sur le métier de cuisinier qu’il est possible de l’apprendre, mais pour l’art de la pâtisserie il faut être né. L’hospitalité est également un art de cette sorte. Impossible de l’apprendre, il faut y être né et il faut l’aimer. Il nécessite talent, savoir, désir, goût, inventivité et cœur. (Le cœur peut éventuellement être remplacé par une bourse portée au niveau du cœur, bien remplie, et prête à être sacrifiée sur l’autel de l’hospitalité.)

Comme tout art ou métier, la cuisine, la pâtisserie, ainsi que le savoir recevoir ont leurs cultivateurs, maîtres, leurs artistes, tout comme leurs dilettantes, leurs incapables.

 

invitation

 

Avant d’inviter, notre première question sera : qui inviter, combien et dans quel but ?

Qui ? Faut-il les sélectionner pour mettre ensemble des personnes de même vocation – ou au contraire, les personnes les plus diverses, mais ayant toutes un point commun – un même intérêt, artistique, sportif ou tout autre, à défaut une communauté d’inclinations à l’égard des joies de la table – afin d’assurer la continuité et le haut niveau de la conversation autour de la table.

Pour un vraiment bon dîner où faire valoir les joies culinaires tout en assurant une conversation digne d’elles, il ne faut pas placer plus de huit personnes autour de la table. Si ce nombre pose des problèmes, il est possible d’aller jusqu’à dix, mais pas au-delà, afin de permettre à chacun de participer à la discussion autour d’un sujet. Si on est plus nombreux, seuls les voisins pourront s’entretenir, en y intégrant à la rigueur la personne en face d’eux. Il peut être franchement pénible d’attraper un ou deux mots qui volent au loin, de s’y accrocher, de poser des questions au milieu d’une histoire ou d’une anecdote, de faire répéter ce qui a déjà été dit, et de tuer ainsi immanquablement la chute.

Le nombre huit semble optimal. Pour huit personnes il suffit de compter un plat pour chaque mets ; le présenter ne prend pas trop de temps, mais si le nombre des invités dépasse dix, il convient de présenter chaque mets réparti en deux plats. Une bouteille de vin ou de champagne suffit pour remplir une fois chaque verre pour huit personnes, ce qui est important si l’on accompagne chaque plat d’une boisson différente.

Mais il n’est pas indifférent de savoir pourquoi on invite.

Le fait que nous ayons été nous-mêmes été invités chez les M’as-tu-vu ou les Cordial n’est pas une raison suffisante. Invitons-les parce que c’est en leur compagnie que nous souhaitons passer une bonne soirée, et nous désirons également de bon cœur qu’ils se sentent bien chez nous. Notre vœu est d’embellir leur vie, la rendre plaisante et agréable pour quelques heures, en somme, leur faire plaisir !

 

C’est de l’art pour l’art ![14]

 

Il peut exister des occasions de recevoir, quand manger et boire n’est pas l’essentiel, le principal est "d’être ensemble". Mais même à ces occasions il est important de veiller à la façon de recevoir les invités, quoi et comment servir à manger, comment les entourer. Autant d’opportunités où l’hôte ou l’hôtesse peuvent exercer leur savoir-faire, ou au contraire, ont du mal à dissimuler leur maladresse.

L’invitation ! Il est presque incompréhensible que les débats continuent pour savoir s’il est permis, s’il est bien comme il faut, d’inviter quelqu’un par téléphone, ou à l’opposé s’il n’est pas au détriment de la simplicité d’envoyer pour un dîner un carton d’invitation. Il est difficile de trancher ce débat. Les partisans du téléphone ont pour eux le confort et la décontraction. Mais n’oublions pas le vieux principe "verba volant, scripta manent" ; oh, les bonnes excuses : "j’avais mal compris", "j’avais cru", "j’ai complètement oublié" – aux moments pénibles des retards de plus d’une demi-heure ! Car arriver en retard est très mal vu ! La ponctualité est strictement obligatoire pour les deux parties, pour l’hôte comme pour l’invité. L’arrivée du premier invité alors que la maisonnée n’est pas prête peut engendrer une situation pénible – mais il n’est pas moins pénible de faire attendre longtemps tous les invités à cause d’un ou deux retardataires. D’après Brillat-Savarin, attendre longtemps un invité retardataire revient à vexer les autres arrivés à l’heure.

Ce problème est facile à résoudre en observant la ponctualité.

Invitons donc à une heure, voire une minute, précises, mais n’invitons pas "pour dîner", ce qui peut vouloir dire plus tôt ou plus tard, et soyons nous-mêmes tout à fait prêts à l’heure dite : la toilette, la table et le dîner ; et lors de l’invitation ne manquons pas de faire comprendre comment nous serons vêtus ou dans quelle tenue nous les attendons. Des tenues très différentes ne sont agréables ni aux hôtes ni aux invités, au demeurant, s’il ne s’agit pas d’intimes, il est délicat de poser des questions sur la tenue. Il vaut donc mieux trouver une façon informelle d’indiquer la tenue dès l’invitation. « Nous ne mettrons pas nos queues-de-pie » - signifie : smoking. « Nous ne mettrons pas nos smokings » - signifie une tenue sombre.

 

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l’arrivÉe des invitÉs

inviter arrivée lour meubler le moment du rassemblement avant le dîner, préparons quelques bouchées légères, sans qu’elles coupent l’appétit : fouaces, petits fours, gâteaux salés, afin de ne pas boire à jeun les boissons servies. Dès ce moment nous nous heurtons à une difficulté : quoi offrir dans ces minutes qui précèdent le dîner ? La question fait l’objet de sérieux débats. En matière de boissons il existe des adeptes de la bière, ceux des cocktails, du vermouth, des eaux-de-vie, pour ne mentionner que les partis les plus puissants. Je ne me permettrais pas d’arbitrer. Pas même de distribuer des conseils. J’apporterai seulement un avis. Peu importe quoi servir, mais pas de bière ! Gardons la bière pour plus tard – au moment de s’asseoir à table. Un ou deux petits verres d’alcool fort stimulent puissamment l’estomac, augmentent sa capacité, le préparent avec succès à la performance accrue qu’on lui demande ce soir-là, mais agit aussi favorablement sur la préparation de la bonne humeur, ravive le fonctionnement cérébral, la libération de la parole.

La question de la température des locaux n’est nullement à négliger. Il convient de songer au décolleté des dames, il n’est donc pas permis de trop baisser la température de la salle à manger, sans trop la chauffer non plus, car elle va augmenter tout au long du dîner.

Pendant la période chaude de l’été, en particulier lors des réceptions dans la journée, il est possible de combattre la chaleur avec succès par l’emploi de ce qu’on appelle la glace sèche (neige carbonique). Néanmoins il convient de veiller au danger de refroidissement. N’installons jamais des disques de neige carbonique (interdiction de la toucher à mains nues) trop près de la table, encore moins sur la table ou sous la table.

 

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principes gÉnÉraux

 

C’est seulement à des occasions tout à fait intimes, à de très petits dîners modestes qu’il est conseillé de se passer de carte de menu. Autrement ce petit indicateur des mets est chose pratique. Il stimule l’appétit des invités, suscite leur intérêt et permet de bien répartir son appétit.

Il existe deux principes obligatoires de styles différents : l’un, celui du respect de certaines proportions, l’autre celui du crescendo des plaisirs.

J’entends sous le premier principe, c’est-à-dire qu’il ne doit pas y avoir de disproportion dans les services, que l’environnement (lieu de l’accueil et du repas, présentation de la table, fleurs décoratives et carte du menu) le nombre et la qualité du personnel de service, la tenue des invités, doit correspondre en matières de niveau, de qualité et de sophistication, aux mets servis ainsi que les boissons, café, tabacs qui les accompagnent, et la qualité de ces derniers entre eux.

Ne servons pas un plat de tous les jours, même exceptionnellement bien préparé, dans de la fine porcelaine de Sèvres, ne versons pas du Tokaji, du Mouton-Rotschild ou du Johannisberger-Auslese[15] dans d’épais verres à eau, ni du picrate dans des coupes de Baccarat, n’imposons pas de queue-de-pie si nous invitons les amis pour un pörkölt[16], ne plaçons pas d’orchidées sur la table si c’est uniquement en fleurs que nous recherchons ce qu’il y a de plus rare, de plus cher, tandis qu’en plats et en boissons nous comptons rester modestes. Bref, il convient de donner un "style" à notre accueil. Les cigares Média peuvent être considérés par certains comme excellents, voire solennels, mais si nous commençons le dîner par du caviar, et si nous le continuons par un chapon engraissé ou un cuissot de chevreuil à l’anglaise, et si nous le terminons par des gougères, si nous les accompagnons de Tokaji et de Pommery – il est absolument obligatoire de continuer et conclure dignement un tel dîner en café, cognac, liqueurs et tabac.

Le deuxième principe prévoit le crescendo des plaisirs. Il ne faut pas qu’il ait de rechute. Il convient d’offrir du bon, puis du meilleur, suivi d’excellent. Je cite ici Brillat-Savarin : « L’ordre des plats commence par les plus lourds et se poursuit par de plus légers. En boissons ce doit être l’inverse : commençons par des plus légers et passons à de plus en plus corsées et savoureuses. » Si j’accepte facilement ces prescriptions en matière de boisson, je fais respectueusement appel concernant l’ordre des plats. Les mets doivent s’ennoblir crescendo jusqu’au plat royal prestigieux qui est le rôti, ensuite on peut entamer un decrescendo, se terminant en évanescence au café.

Le vieil adage "varietas delectat" se rapporte précisément aux joies de la table. Il convient de toujours d’avoir en tête la diversité.

Ne répétons donc jamais un même poisson, crabe, volaille, gibier, etc., ni comme matière de base, ni comme garniture de plats différents.

Varions les plats chauds et froids et leur façon de cuisson (à l’eau, à l’étouffée, frits, panés, etc.), au naturel ou accompagnés d’une sauce. La préparation des sauces exige une attention toute particulière, quant à leur diversité, leurs ingrédients, couleur, saveur et consistance. En général évitons la répétition d’un ingrédient, d’une saveur ou d’une couleur dans le cadre du même repas.

Comme en toute chose, en matière de pain également, essayons d’éviter le standard. Ne nous attachons pas trop à nos habitudes de bretzels et petits pains. Un pain fait à la maison, pétri à la main par exemple, offre un plaisir exceptionnel aux victimes quotidiennes des boulangers.

Cherchons ce qui distingue du quotidien, de l’habituel. Ceci vaut aussi pour les plats. Mais là faisons très attention. D’autant plus attention que nous servons moins de plats.

N’hésitons pas à renoncer aux longues séries interminables de plats, servons plutôt un plus petit nombre de plats, mais bien choisis, soigneusement préparés.

Voici la constitution d’un repas moyen, sans luxe, mais pas trop modeste : soupe, hors-d’œuvre, plat principal, dessert, fine bouche. Cela peut être enrichi en servant avant la soupe une mise en bouche variée froide, ou en insérant entre le hors-d’œuvre et le plat principal une ou deux entrées : plats de viande, ragoût ou terrine ou, après le plat principal, un plat de légumes autonome (asperges, chou-fleur, artichaut, champignons, céleri) comme les Français, et enfin, il est possible d’enrichir la fin du repas en multipliant la variété des gâteaux et pâtisseries.

 

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la table

Inviter La table les couverts ne doivent pas être trop près les uns des autres – mais pas trop loin non plus. Il convient de laisser entre eux suffisamment de place pour que chaque convive puisse s’installer et manger confortablement, et que la domesticité puisse présenter le plat à chaque convive, sans gêner le voisin de la personne servie, ou sans que le plat (qui surtout dans le cas de certains rôtis peut être brûlant) touche la manche ou le bras découvert d’une personne. D’un autre côté, une trop grande distance – qui était jadis de règle aux repas de la cour – peut aller au détriment de la jovialité et rend presque impossible de mener à plus de deux une conversation, sans parler trop fort. La distance entre deux couverts devrait être au moins de soixante-cinq centimètres, et ne devrait pas excéder quatre-vingt-dix centimètres.

La table doit être couverte d’une sous-nappe molle en feutre ou en drap, recouvrant tout juste la table, sans dépasser, et d’une belle nappe de lin bien repassée, avec dessus un napperon brodé pas trop coloré, et des serviettes de table pas trop petites (65x65 cm), qui ne doivent pas être repassées brillantes et empesées pour qu’elles ne puissent pas considérer genoux et girons comme des patinoires.

Les chaises, si possible confortables (puisqu’on restera assis dessus pendant des heures), doivent être choisies ni trop basses ni trop hautes. La hauteur des chaises doit être proportionnée à celle de la table, car toute disproportion nuirait au confort, or un manque de confort nous rend tendu et mal à l’aise – souvent sans même en apercevoir la vraie raison.

Il va sans dire que la table n’est belle que si elle est homogène. La nappe et les serviettes doivent être assorties, l’argenterie, de même que les porcelaines ou les verres doivent sortir du même service. Ne chargeons pas la table de trop de verres.

Préparons du sel et du paprika à côté de chaque couvert ou partout entre deux couverts. La mise éventuelle de cure-dents sur la table est déjà plus problématique. Se curer les dents tout comme se moucher le nez à table n’est sans aucun doute pas de bon goût. Mais la gravité du mauvais goût dépend de la façon dont on exécute cette opération parfois inévitable. De nombreuses personnes ont besoin de cure-dents, et si elles attendent le moment de quitter la table, on n’a rien à leur reprocher au nom de l’étiquette, par conséquent il n’est pas interdit de préparer à leur disposition des cure-dents en étui de papier, à l’ombre de l’assiette.

Qu’il me soit permis, au nom des amis de la table, de profiter du moment pour demander à nos dames de ne pas utiliser des parfums trop capiteux pour se mettre à table. Il arrive parfois que la fragrance la plus raffinée mais exagérément dosée gâche les joies les plus nobles de la table.

Ne dressons jamais une table sans fleurs, en l’occurrence des fleurs vivantes. Elle ressemblerait à un oiseau dépouillé de son plumage. En revanche n’utilisons pas de fleurs trop odorantes, ni de fleurs qui fanent rapidement, parce que des fleurs fanées rappelleraient le temps qui passe, le dépérissement, vers la fin du dîner.

Le décor floral ne doit pas empêcher par sa hauteur les personnes en vis-à-vis, de se voir, ou alors, placé dans un vase haut, il doit couvrir la table tel un parasol, permettant de bien se voir en dessous.

Disposons derrière les couverts autant de verres que de boissons, et en tout cas un verre à eau en plus. Il n’est pas nécessaire de placer les types de verre dans l’ordre des boissons servies. Il convient mieux de tenir compte de leur taille, afin de faciliter le service de les remplir par la droite, en évitant qu’un verre plus haut incommode le remplissage d’un plus petit verre à sa gauche.

 

placement

 

Si nous "plaçons", le mieux est de disposer des petits cartons sur les couverts – chose inutile pour une table de huit à dix personnes. C’est l’hôte ou la maîtresse de maison qui désignera sa place oralement à chacun.

 

l’heure

 

De grandes agapes ne doivent pas commencer tard le soir, il convient de laisser du temps aux convives pour digérer, et veillons qu’il y ait un nombre suffisant de domestiques pour faire défiler le long alignement des plats de façon suivie.

Veillons à ce qu’un même mets, si la société est nombreuse et on le présente dans plusieurs plats, soit servi en même temps à tous, et qu’on change d’assiette à tous simultanément, au moment où tous les convives ont terminé le plat précédent. L’instant opportun n’est pas toujours facile à attendre, car il arrive que tous les convives soient prêts sauf un retardataire, celui éventuellement qui amuse la compagnie par ses saillies. Dans un tel cas, sauf si la conversation est vraiment générale, on doit malgré tout finir par se résoudre à changer les assiettes.

 

le service

 

J’avoue que je ne suis pas favorable à une allure trop accélérée du service, comme cela était de rigueur dans les déjeuners de la cour. On avait intérêt à se hâter si on voulait terminer ce qui se trouvait dans l’assiette devant soi, parce que le mets avait beau plaire, une fois que sa majesté déposait sa fourchette, c’était un signe pour retirer les assiettes, et le laquais emportait les meilleures bouchées sans pitié.

 

les hors-d’Œuvre

 

La préparation des mets fait l’objet d’ouvrages spécialisés, je l’aborderai peut-être dans un livre à paraître ultérieurement. Néanmoins il me semble qu’il ne sera pas inutile de délivrer quelques conseils en matière de hors-d’œuvre ou de desserts, en mettant l’accent, non sur le quoi mais sur le  comment.

Bien que nous soyons riches en mets variés, certains composants nécessaires pour un hors-d’œuvre parfait manquent chez nous (en particulier à l’époque de misère actuelle), soit totalement, soit s’il s’agit d’articles d’importation luxueux, au prix disproportionné, soit s’ils ne peuvent pas arriver dans notre cuisine à l’état aussi frais que souhaitable.

 

les entremets

 

Ce que nous servons doit être aussi léger, aérien, que possible. En dessert chaud on peut recommander les délicieux soufflés, les puddings légers, éventuellement une omelette parisienne, dite surprise. Les entremets froids sont plus longs à énumérer : parfaits, sorbets, coupes de glaces, crèmes, charlottes, gâteaux, pâtisseries diverses. Ces derniers temps il est à la mode d’accompagner un entremets froid, en particulier les parfaits, d’un coulis chaud ou tiède (punch, chocolat, fraise, etc.). Ceci est très recommandé, cela augmente la variété des harmonies de saveurs.

 

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les desserts

Inviter desserts lous remarquerez que je parle de desserts, plutôt que de prendre position ouvertement dans la question fruit ou fromage. Si dans ce débat je ne prétends pas arbitrer, je ne tairai pourtant pas mon point de vue. Le voici :

Il est vrai que la règle de la variété voudrait que les entremets soient suivis par des fromages, afin de laisser la victoire, ou le dernier mot avant le café à la douceur des fraises des bois ou à l’arôme des abricots ou à la saveur d’une poire juteuse. Oui, mais si nous avons envie de boire encore un verre de vin ou une coupe de champagne avant de quitter la table et de passer au salon pour le café, ce dernier verre n’est-il pas plus agréable après un morceau de fromage que sur les fruits ? Par conséquent je préconise les fruits d’abord et le ou les fromages ensuite, pour permettre aux amateurs de tartiner le camembert ou le brie bien faits sur un quartier de pomme Calville jaune doré soigneusement pelé.

En fruit, les plus beaux, les meilleurs, ou en cas de défaut, plutôt rien.

Mais des fromages dans tous les cas, à tout prix ! Brillat-Savarin nous enseigne qu’un dessert sans fromage est comme une jeune fille en fleur, née aveugle.

 

les boissons

 

En parlant de l’arrivée des invités j’ai mentionné le rôle joué par les apéritifs, et j’ai dit qu’à mon avis il vaut mieux servir la bière à table. De nombreuses personnes pensent que la bière est plus importante que la soupe, et après les combats préliminaires, il n’est pas mauvais de se rafraîchir, avant de faire l’assaut du dîner. Brillat-Savarin étant ma référence, qu’il me soit permis de me répéter et de l’évoquer une nouvelle fois : il prescrit un crescendo des boissons selon leur arôme et leur teneur en alcool, à juste titre, je dirai : comme une vérité éternelle et incontournable. Il n’est pas possible d’émettre des règles générales ou des normes pour savoir quelle boisson accompagne mieux un plat donné. Vu la multitude des plats, cette tâche confinerait à l’impossible. Un vin doux, Tokaji, Szamorodni, Sherry, Madère ou Porto accompagnent bien la soupe, un petit verre d’un demi-décilitre. Servons ensuite, selon l’abondance du repas, un verre de vin blanc plus léger, moins corpulent (pour le poisson) : un léger vin de Moselle ou un bourgogne blanc, ou parmi les nôtres un zöldszilváni, un somlói, un blanc de Sopron, ou un Riesling de Kecskemét ; et ensuite, pour le rôti, un vin rouge plus corsé : du bordeaux, ou parmi les nôtres du egri bikavér[17], du szekszárd égrappé à la main, du villányi, du burgundi de Dörgicse, ou s’il y a encore d’autres plats de viande, du vin du Rhin. Le szürkebarát (moine gris) de Badacsony, un vieux somlói corsé, un leányka[18] de Kecskemét des meilleures années sont encore dignes de cette place, et ne peuvent être suivi que de champagne.

 

cafÉ, liqueurs

 

Le café qui doit être de la responsabilité toute particulière de l’hôte et qui, d’après la vieille recette, doit être aussi noir que l’enfer, aussi brûlant que l’amour et aussi doux que le baiser d’une belle femme, se doit d’être accompagné d’une bonne eau-de-vie ou d’un bon cognac, ou pour les dames d’une liqueur pas trop forte.

De l’eau bien fraîche, naturelle ou gazeuse, doit se trouver à portée de la main des convives.

 

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pour finir

 

J’ai le sentiment d’être redevable au lecteur qui a été assez aimable et patient pour me lire.

Je lui dois un aveu !

Les recommandations que j’ai pu lui transmettre dans ces quelques pages n’épuisent nullement le sujet. Moi-même j’ai été étonné de la quantité d’idées qui se bousculaient sous ma plume quand je me suis mis à écrire. Mais j’ai dû faire des concessions et me contenter d’écrire seulement ce qui rentrait dans ce petit livret.

J’ai renoncé à y mettre des détails, des explications plus larges, et particulièrement le chapitre concernant le mode de succession des plats.

Mais je ne les jette pas !

Si je rencontre un intérêt, je les ferai peut-être paraître ultérieurement.

Mon but n’est nullement d’enseigner ou d’éduquer. Il s’agit de discuter doucement des joies de la table avec ceux qui possèdent le sens nécessaire du mieux vivre ; et ceux que le sort a privés de ce sens précieux, je voudrais les gagner aux plaisirs de la table.

Car les menus plaisirs font les grands bonheurs par les temps qui courent.

 

(haut de la page)



[1] Károly Gundel (1883-1956). Célèbre restaurateur. Il a fondé un restaurant encore extrêmement réputé aujourd’hui. Il a écrit des ouvrages de gastronomie.

[2] János Arany (1917-1882). Très grand poète hongrois.

[3] Allemand déformé : « Maman, alors je vais dormir, les invités vont partir. »

[4] Historien du Ve siècle.

[5] Bendeguz : roi des Huns, père de Attila.

[6] Saint Gall : missionnaire irlandais du VIIe siècle qui aurait donné du pain à un ours.

[7] Bálint Török (1502-1550). Comte hongrois victime des Turcs.

[8] Theodor Dreiser (1871-1945). Écrivain américain naturaliste. Sinclair Lewis (1885-1951). Écrivain américain, premier prix Nobel de littérature américain en 1930.

[9] Pastiche d’une citation du troisième acte, scène 2, de "Jules César" de Shakespeare, mais c’est Antoine, qui la dit.

[10] Allumettes de sûreté

[11] Poème épique de Mihály Vörösmarty (1800-1855).

[12] Citation du troisième acte, scène 1, de "Jules César" de Shakespeare, mais c’est Casca, l’un des conspirateurs qui la dit.

[13] Zoltán Ambrus (1861-1932). Écrivain hongrois, critique, traducteur.

[14] En français dans le texte.

[15] Vin du Rhin (riesling), du domaine viticole de Reingau, près de Mayence, dont la réputation remonte à Charlemagne

[16] Le vrai nom hongrois de ce qu’on appelle goulache en français.

[17] "Sang de taureau d’Eger"

[18] "fillette"