Frigyes Karinthy :        Recueil "À ventre ouvert"

 

 

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Marguerite

 

Tu sembles distrait…

- Non… Pas du tout… J'écoute.

- Bien sûr que si… Ton regard s'égare… Qu'est-ce que tu regardes ?

- Mais non… Petite bête… Mon petit trésor…

- Ne m'appelle pas ton petit trésor… Ne me parle pas comme ça… Cela ne peut pas se dire comme ça, à la légère, négligemment, comme pour dire bonjour…

Ils marchent lentement parmi les arbres.

- Il m'arrive aussi de le dire autrement… comme tantôt…

- Oui… Alors ça venait du cœur. Maintenant tu ne fais que répéter.

- Je n'arrive pas à le répéter assez souvent !

- Ta voix est forcée… Mais si… Tu as volontairement fait vibrer ta voix.

- Chère petite folle.

- Bon, alors va-t’en… va… On ne force pas sa voix pour moi…

- Je ne vais nulle part. Si tu pars, je te suivrai.

- Ça aussi, c'était forcé !… Et tu as encore regardé sur le côté… Et tu as quelque chose en tête… autre que moi… Tu cherches tes mots… Tu ne sais plus parler avec moi…

Lonci… petite bête… mon petit trésor… mon petit chat…

- Va, va, va…

Il hausse les épaules.

Oui, c'est vrai, mais… Pourquoi met-elle le doigt dessus ? C'est peut-être d'attirer l'attention là-dessus qui va tout casser. Ou alors, par son instinct plus délié elle s'en est aperçue la première ?… Cette chose… ce dédoublement… Le fait que tout en parlant il pense de plus en plus souvent à autre chose. Pas à quelqu'un d'autre, mais à autre chose. Il parle, il écoute, il répond, il pose des questions – pendant que ses pensées débridées courent en tous sens comme…

Oui, comme un fauve en cage.

Qu'est-ce que ça peut signifier ?

Qu'est-ce que ça peut bien signifier ? Oui, oui – pourquoi ne veut-il pas se l'avouer ?!… Qu'il n'en peut plus, que cela ne marche pas… que c'est impossible… qu'il a à faire… que c'est épouvantable, qu'à chaque instant il aimerait sauter et fuir… Avec le même désir brûlant et irrésistible qui lui faisait chercher la rencontre deux ou trois heures plus tôt.

Le bonheur, le bonheur ! Eh bien, si c'est ça le bonheur, alors le bonheur est plus insupportable que le malheur. Si ça ne marche pas, ça ne marche pas. Ces répétitions perpétuelles, ces jeux de tu m'aimes, tu ne m'aimes pas !…

Combien de millions de marguerites existent en ce monde qu'il devra encore effeuiller comme un maudit Sisyphe ?

Mais n'est-ce pas ce qu'il voulait ?

Si, mais pas comme ça… Il ne le voulait même pas tellement ! D'accord, hier il avait l'impression que sans elle il crèverait… C'est vrai… il crèverait sans air aussi… Pourtant l'air seul ne suffit pas pour vivre…

Elle ne comprend pas, non, cette fille ne comprend pas qu'on ne s'approprie pas un homme…

Lui, il a à faire… Sa vie ne peut pas se limiter à du bonheur… le bonheur n'est qu'une des conditions de sa vie… pas son contenu… Son contenu… c'est autre chose… Son regard s'égare-t-il au loin ? Évidemment il s'égare… vers le ciel et vers les arbres… vers le monde… vers la ville au-delà des montagnes… la ville… où il a à faire… combat et victoire… en homme… ennemis et camarades…

Des hommes !

Depuis quand n'a-t-il pas parlé avec des hommes !

Avec des hommes, en homme !

Débattre, lâcher les lames d'acier de la pensée dans un tournoi !… Sans miauler et sans gazouiller !…

Il s'arrête.

Ça y est ! C'est ça ! Bien sûr !

Il vient de comprendre la cause de cette nervosité.

Il est six heures, il a donné rendez-vous à Szelencey pour six heures et demie dans le hall du Gellért… Une affaire de la première importance…

- Pourquoi est-ce que tu te tais ?

- Oh, toi…

Pourquoi se tait-il ?

Pour l'amour de Dieu, par ce qu'il réfléchit. Elle est terrible cette fille. En sa compagnie il lui est impossible d'aller jusqu’au bout de ses pensées. Non… c'est insupportable ! Elle fouille dans son cerveau, elle déchire la chaîne de ses pensées.

De quoi s'agit-il déjà ?… Ah oui… son rendez-vous avec Szelencey… à six heures et demie… une affaire de la première importance, ça lui revient… Il lui a posté un mot hier, dans le genre : Mon cher Szelencey, je dois te parler, affaire de la première importance, tu es seul à pouvoir me rassurer… pour moi, question de vie ou de mort… Je te supplie de te trouver à six heures et demie dans le hall du Gellért.

Question de vie ou de mort… ah oui, il s'en souvient… en écrivant cela, il savait de quoi il s'agissait… euh… mais maintenant ça ne lui revient pas… mais comment ça pourrait lui revenir alors que cette fille l'empêche de réfléchir… Elle finira par le pousser au suicide… il s'agit d'une question de vie ou de mort, et maintenant il est incapable de se souvenir de quoi il s'agit… Il perd tous ses moyens en sa compagnie !

Tant pis.

Szelencey l'attend, ça finira par lui revenir !

Il se redresse.

- Mon petit… Je dois te quitter maintenant… J'ai donné rendez-vous à un ami pour une affaire de la première importance.

Tiens ! Elle a pâli !… Non… non… qu'elle pâlisse, qu'elle tourne de l'œil, qu'elle crève !… Il doit enfin trouver quelqu'un à qui parler ! Un homme… Un ami !…

Sortir… Sortir de cette étouffante prison du bonheur, sortir de ce champ de marguerites !

Il ne s'est même pas retourné, pourtant elle n'était pas encore suffisamment revenue à elle pour l'embrasser, après cet adieu inattendu.

Tant pis, il n'en peut plus.

Szelencey l'attend déjà à la terrasse. Un cognac devant lui, il reluque les passants.

- Hello, Imre ! Je suis ici !

- Salut, Charles !

- Alors… C’était quoi, cette question de vie ou de mort ?

Il s'assoit, haletant.

- Attends, une seconde. Garçon ! Un cognac pour moi aussi.

Il le boit. Quand il se met enfin pensivement à parler, sa voix d'airain résonne avec sérieux, profondeur.

- Charles, je te parle comme à la seule personne en ce monde avec qui je peux être sincère… devant qui je n'ai pas à avoir honte… à qui je peux m'ouvrir…

Il marque une pause. L'ami fidèle l'encourage de son regard chaleureux.

Enfin… Ça lui revient !

- Charles… Je sais que tu as parlé avec ma Lonci hier…

L'autre acquiesce en souriant. Imre lui saisit la main comme un noyé, la perche qu'on lui tend.

- Charles… Je suis sûr que vous avez parlé de moi… Elle a dû te dire quelque chose…

Charles va ouvrir la bouche. Imre l'interrompt avec passion :

- Non… Je ne peux pas attendre… dis-moi… dis-moi seulement… quelle est ton impression… M’aime-t-elle ?… Ne m'aime-t-elle pas ?… M’aime-t-elle ?!… Ne m'aime-t-elle pas ?!… Un peu ? Passionnément ? À la folie ? Pas du tout ?

 

Suite du recueil