Frigyes Karinthy :        Recueil "À ventre ouvert"

 

 

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Royaume des fÉes

 

Il faisait moins onze, le matin, quand je suis sorti dans la rue.

Royaume du froid, royaume violet. L'air et tout ce que l'air recouvre a une couleur violette, une odeur violette, une saveur violette. La neige a cessé de tomber, le ciel violet est transi de froid, il frissonne, tout rabougri, il clignote de ses yeux enrhumés, il remonte le col de sa pelisse de nuage. Les maisons, ces mâchoires ouvertes des deux côtés de la rue, grincent dans la neige, comme si elles voulaient claquer en mastiquant les passants : elles zigzaguent à pas pressés, petits gnomes violets pris de panique. Le squelette des arbres grelotte, il essaye en s'ébrouant de secouer la fourrure figée de ses branches craquelées. Derrière des cols retournés, des fichus, des écharpes, quelques nez effarouchés, violets, flairent par-ci par-là. Des yeux larmoyants aspirent ardemment à la chaleur de quelque grotte souterraine, le retour dans quelque caverne de Cro-Magnon où il faisait si bon se protéger des glaciers grinçants et tonnants qui dégringolaient en charriant des dragons, des  mammouths, dans leurs amoncellements de glaces.

Parce que c'est tout cela que reniflent inconsciemment les yeux et les nez dans ce cruel froid de canard. Au loin dans les forêts de conifères la loi archaïque de la neige, le monde des sept nains barbichus, accroupis sur une amanite, a ressuscité. Blanche Neige dort paisiblement, gelée dans son cercueil de verre, Hans et Gretel prennent leur chemin, le Petit Chaperon Rouge est tenté par le méchant loup, les paupières de la Belle au Bois Dormant tressaillent ; au loin claironnent les monts des neiges éternelles.

Que de contes, de rêves, de souvenirs enfouis, de doutes frissonnants dans ce froid violet, les rêves de l'ère glaciaire qu'un jour, il y a trente mille années, nous avons rêvée dans notre enfance et que nous n'avons pas pu oublier, comme un enfant qu'un ogre hirsute a un jour violemment arraché de la chaude tiédeur du sein maternel.

Et chaque fois que pointe de nouveau l'Hiver, cet homme morose qui a ainsi fait pleurer notre mère chérie, nous sommes pris de panique, les mots nous gèlent dans la gorge, nous nous mettons à frissonner, et nous sentons une nouvelle fois comme ce jour-là que ça y est, tout est fini, c'est la mort, le monde figé de ces débuts s'est figé à nouveau dans sa mortelle léthargie, et il n'y aura plus rien comme il n'y avait rien avant notre naissance.

En passant devant le parc je pense à quelque chose, je m'arrête, étonné. Est-ce possible ? Est-ce possible, est-ce vrai ? Est-il vrai que je courais là, dans le gazon, sur ma poitrine hâlée par le soleil j'avais ouvert ma chemise, je m'épongeais le front et je haletais sous cette chaleur brûlante, savoureuse, odorante, bruyante, âpre, qui volutait autour de moi ? C’est pourtant bien vrai puisque l'arbre est toujours là ! Le squelette de l'arbre chétif et tortu ! À son pied je me roulais dans le tapis persan du gazon tropical ! Qu'es-tu devenu, aimable châtaigner ! Tu étais vert et pulpeux et charnu comme une bonne mère bien en chair, indulgent et réprobateur, tu tolérais que dans l'édredon bigarré de primevères, d'herbes turgescentes, je m'ébatte et fasse des sottises en chantant et en braillant, veillant de tes branches écartées que je ne tombe pas de mon lit. Qu'es-tu devenu, qui t'a pelé, qui t'a dépouillé ?

Je me secoue – folie, poésie pleurnicharde, voile brumeux ! Ce dont je me souviens ne s'est pas passé ici il y a trente mille ans et pas il y a trente ans, au temps de mon enfance. Cela ne fait en tout qu'un mois ou deux ! Au mois d'août ! Cet été ! Les semelles de mes chaussures n'ont pas eu le temps de s'user, mes cheveux de tomber. il y a un instant, j'ai retrouvé dans ma poche un ticket de vestiaire du théâtre de verdure ; j'ai une pendule chez moi que je n'ai pas remontée depuis lors et qui marche toujours !

Et maintenant je tremble de froid, je m'emmitoufle dans mon épais manteau, c'est inimaginable ! Dans ma tête des pensées d'hiver, dans mon cœur une humeur d'hiver, suffisantes pour cent vies, des morts, des espaces infinis, des lointains glacés. À la distance de myriades d'années où sont disparus jeunesse éternelle, amour païen, Hellas, crépuscule du matin de l'âge archaïque de la Terre tourbillonnante, embrasée, sous les fougères, au pied de montagnes de laves – conte de fées d'Adam et Ève ?

Hiver, printemps, été – avec quelle aisance tu prononces ces mots. L'alternance des saisons – comme cela te paraît naturel, quotidien. Le fait qu'en l'espace de quelques mois, quelques jours, quelques instants des forêts tropicales bariolées se métamorphosent sous tes yeux en un paysage digne du pôle Nord, pendant que la simple petite hypothèse, insignifiante par rapport à ce mirage des mille et une nuits, que le prince charmant se transforme en un crapaud sous la baguette de la sorcière, te paraît un miracle des contes de fées.

À quel point le royaume des contes de fées le plus fantasque paraît simplet, naïf, à quel point il paraît sec, étriqué et raisonneur par rapport à cet authentique royaume des fées ! Car ne l'oublie pas, il s'agit d'un royaume et non d'un univers entier, puisque tu sais bien qu'en Afrique il fait toujours chaud et qu'au Groenland il fait toujours froid, depuis des millénaires. Seule la partie du monde dans laquelle nous vivons connaît le rythme de ces changements dramatiques, de ces événements catastrophiques.

Nous vivons dans un conte de fées, dans un monde féerique – on l'appelle Europe. Ne peut bénéficier d'une belle imagination celui qui espère et attend le miracle mystérieux, féerique, rédempteur de l'âme depuis les roches uniformes et les toundras d'Asie ou au-dessus des déserts monotones, ennuyeux d'Afrique. Ne cherche pas le monde des miracles, la source de l'immense richesse de tout ce qui est possible ou impossible dans le lointain Orient ou le Midi – c'est ici, sous tes pieds, autour de toi. C'est ici que tes ancêtres ont vu se réaliser la promesse de la Métamorphose, c'est ici qu'ils ont vu chaque année légitimer la légende de Moïse, naître un monde en six jours, au printemps et en automne, c'est ici qu'ils ont vu les quatre cavaliers de l'Apocalypse rapportés dans le Livre de Jean. Présent, passé et avenir, c'est ici qu'ils les ont vus se fondre en une seule image, se répandre de nouveau, non pas en le vide imbécile, intemporel de l'éternité bouddhique ; est-ce un miracle si c'est ici qu'ils ont rêvé et réalisé le contenu naïf, simplet des vieux contes : l'homme volant, le bonnet de l'homme invisible, les bottes de sept lieues, la boule de cristal, le tapis volant, la lampe d'Aladin.

C'est seulement sur cette scène, au milieu de ces décors majestueux du printemps, de l'été, de l'automne et de l'hiver qu'il était possible de jouer le conte de fées en mille tableaux de l'Homme, la tragédie en quatre actes de l'Homme.

 

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