Frigyes
Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Épilogue
Papier
La femme : Y a-t-il plus immaculé que moi ?
L'écrivain : Oui. Le papier.
Bonjour, papier. Comment vas-tu,
ça fait longtemps. Un mois, dis-tu ? Tu as raison, ça fait
un bail. Pour toi pas bien grave, évidemment. C'est facile. Te
souviens-tu encore de moi ? Il faut croire qu'on a eu maille à
partir… Allez, tant pis, faisons
Que veux-tu que je fasse. Je me
sens bien en ta compagnie, toi, toi… bon, laissons cela. N'en tire pas
trop de vanité, tout est relatif. C'est seulement quand… je me
sens… très mal… ou je me sens très bien… bref,
pas comme il faudrait, ni trop bien, ni trop mal… Parce que tu vois,
c'est là que le bât blesse : je me sens toujours ou
très bien, ou très mal…
Bon, ne nous laissons pas aller
aux confidences. J'ai déjà compris que ça ne marche pas
avec toi, les confidences. Tu te tais toujours. D'un silence suspect. Comme si
tout t'était égal… oui, oui, c'est bien toi, j'ai toujours
entendu dire de toi que tu ne sais même pas rougir… et
pourtant…
Et pourtant… et pourtant,
c'est bien la raison pour laquelle tu m'inspires, tu me hantes, tu m'incites
à vouloir prendre le dessus… tu me connais, tu me connais, vil
papier chiffe ! Tu te souviens de moi !… Tu sais que je suis
capable de te dompter quand je suis fort !… Tu n'as pas raison de
moi, tu ne m'amollis pas, je ne me laisserai pas aller non plus sur toi, tu
auras beau m'aguicher, en t'étirant, en t'allongeant, avec tes feuilles
blanches entortillées à l'infini… ça non !
J'userai de toi juste le nécessaire, une poignée. Quatre pages ou
cent, toujours exactement autant que ma vision englobe, ou une unique page,
mais sur cette unique page c'est moi le maître, pas toi. Cette unique
page, je dois la dominer de mon regard quand la marge du bas est encore vide et
mes yeux la balaient du haut en bas, depuis la marge du haut. Je dois la voir
parce qu'il pourrait m'arriver un jour que la marge du bas prenne feu,
s'enflamme, s'embrase à la pointe de ma plume.
Bon, bon, ne t'inquiète
pas. J'ai besoin de toi, je ne veux pas que tu brûles. J'ai besoin de
toi, l'unique à qui je n'ai jamais menti. Ce que je raconte… je le
crois vrai… aussi longtemps que je le dis… Puis je change d'avis.
Mais tout ce que j'ai dit à toi, je suis sûr que c'était
vrai. C'était vrai car cela s'est légitimé comme une
prophétie, instinct effrayé qui pressent l'approche de l'orage,
bégayée dans son hébétude.
Non, non, je ne veux pas une fois
de plus te parler de moi. Pour une fois je te retourne la question : et
toi, qui es-tu ?
Tu as deux visages, cela, je le
sais déjà : un noirci d'écriture manuscrite ou
imprimée et un blanc. Je connais bien le premier. Je le connais, depuis
six mille ans… il surgit, il surgit, il ne cesse de surgir du brouillard
du passé… des lettres, des lettres, des masses de lettres que des
centaines et des centaines d'âmes humaines vivantes m'ont
adressées, pressantes, escomptant des réponses. Quelle torture
c'est qu'il ne soit pas possible d'y répondre puisque la poste n'emporte
rien au pays d'hier, seulement dans celui de demain, toujours vers
l'avant…
Celui-ci est ton second visage,
le blanc, l'inconnu. Je me penche dessus, je fatigue mes yeux. Que se
passerait-il si j'arrivais à lire les lignes invisibles dont la place se
trouve là, sur toi, déjà toute prête ? Qu'y
aurait-il si je pouvais lire la réponse, la note en marge que joint
à la va-vite à mes lignes pressantes le fils de demain ?
Papier vide, feuille blanche,
fenêtre sur l'avenir inconnu… N’est-ce pas un mirage si je te
vois comme une fenêtre ? Tu n'es nullement une fenêtre, papier
perfide, tu ne me tromperas plus ! Tu n'es qu'un miroir dans lequel je
vois moi-même et derrière moi les fantômes du passé.
Pourquoi je t'aime alors ? Tu es un miroir, c'est soi-même que tu
montres à chacun, autant de visages, autant cherchent à se
refléter en toi. Que de regards vils, sots, méchants j'ai
déjà vus en toi lorsque, les yeux un peu détournés,
je t'ai guetté de biais, espérant que tu ne me voies pas…
Je ne sais vraiment pas pourquoi je t'aime.
Je te briserai un jour, miroir,
je te déchirerai un jour, papier, j'irai voir ce qu'il y a
derrière.