Frigyes Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Le marchand de glaces
italien
C'était
il y a treize ans, juste avant la guerre – je m'en souviens avec
précision, car j'aimais beaucoup B. et je le respectais. Il était
en effet une des plus grandes espérances de la musique hongroise en
devenir, avec ses vingt-six ans pleins de feu, d'entrain et de foi. La
même âme sensible et exaltée que son idéal en
poésie, Petőfi dont il saluait le lyrisme dans des poèmes
musicaux personnels.
Cet après-midi-là
nous parlions de musique. Une de ses suites avait été
créée deux semaines plus tôt. De vieux projets
refoulés reprenaient vigueur en lui sous l'effet stimulant du
succès. Il parlait de l'opéra dont les silhouettes s'esquissaient
à cette époque en airs héroïques, encore flous, sur
les cordes de l'âme tissée de voix. Le grand opéra en
préparation qui de jour et de nuit résonnait déjà
en lui depuis qu'il avait décidé de le composer. Il y croyait
désormais, il était persuadé que cette œuvre
deviendrait un point charnière, non seulement dans sa vie, mais aussi
dans l'histoire de la musique.
Nous descendions l'avenue
Andrássy et sans nous en rendre compte nous avons atteint le Bois de
- Je suis d'une humeur
massacrante tout d'un coup, j'ignore pourquoi.
J'étais alors un adepte
fervent des nouvelles sciences révolutionnaires naissantes. Je me
sentais très impliqué dans les découvertes de la
méthode psychanalytique exacte et rigoureuse. Je cherchais partout
à en vérifier les thèses en les expérimentant sur
moi comme sur d'autres. Je me suis donc mis à insister pour qu'il
essayât de remémorer le cheminement de l'association de
pensées et d'idées, avant que ne s'installe cette mauvaise
humeur, pour qu'on trouve l'association, la substance infectieuse qui l'avait
déclenchée. Il s'est exécuté à regret. Mais
il n'avait aucune idée ou aucun souvenir particuliers. Il a fini par
exploser :
- Tu vas te moquer de moi.
Est-ce que tu te souviens du marchand de glaces italien qui est passé
par ce sentier il y a deux minutes en poussant sa charrette ?
- Oui, c'est vrai. Nous nous
sommes écartés un peu pour lui laisser le passage.
- Eh bien, dit-il avec un
sourire acerbe, c'est à ce moment précis que mon cœur s'est
fait si lourd. Je ne me rappelle pas son visage, ce n'est pas important,
c'était un visage sans intérêt, insignifiant. Mais lorsqu'il
m'a croisé, c'était comme si on m'avait cogné la
tête par-derrière, toute ma bonne humeur s'est
envolée…
Il s'est secoué, il a
passé sa main sur son front.
- Ha…
Bêtises !…
J'ai tenté de lui
expliquer que le hasard n'existe pas. S'il avait l'impression que cette
léthargie maladive qui l'avait envahi avait un rapport avec le marchand
de glaces italien, cela signifiait que le marchand de glaces italien
ressemblait à quelqu'un ou lui avait rappelé quelqu'un,
personnellement ou par sa situation quand il l'avait vu. Il se pouvait que cette
situation eût joué un rôle dans son passé,
vraisemblablement il y a longtemps, dans son enfance, mais comme l'enseigne la
nouvelle psychologie, il l'avait refoulé dans son inconscient. Qu'il
s'efforçât de remémorer le souvenir de l'enfance que cette
rencontre avait spontanément évoqué. S'il le trouvait, il
retrouverait sa bonne humeur.
Il m'a écouté
poliment jusqu'au bout mais je ne l'ai visiblement pas convaincu. Cela a
gâché ma bonne humeur également. Nous avons parlé
encore un moment de choses et d'autres, puis nous nous sommes
séparés.
Arrivé trop tôt en
gare de Padoue l'été dernier, j'avais une heure à
attendre. Errant dans les rues voisines, je suis entré dans une osteria. J'ai mangé du poisson, je l'ai
arrosé de chianti. Dans mon ennui j'ai commencé à bavarder
avec le garçon, un sicilien brun qui pour une raison inconnue me
rappelait quelqu'un. À mes fautes typiques en italien il a vite
remarqué que j'étais Hongrois, il m'a dit quelques mots en
hongrois, et comme j'en étais très surpris, il s'est vanté
qu'en 14 il avait travaillé six mois à Pest comme marchand de
glaces. Il s'est mis à entonner : "Ollé, c'est chouette
au Bois de la Ville…", et m'a assuré que Budapest
était une ville splendide.
Puis il m'a raconté sa
vie. Il avait été soldat pendant cinq ans, il s'était
même battu à l’Isonzo[1].
Quand ? Début 1917, pendant quelques mois. Madonna, c'était
l'enfer !
Ma curiosité de frivole
journaliste a commencé à me taquiner, l'envie d'interviewer un
"soldat inconnu", notre ennemi pendant la guerre mondiale. J'ai
risqué quelques questions, en particulier une cyniquement infantile.
- Dites-moi… Avez-vous
tué quelqu'un ?
Il a haussé les
épaules.
- Nous tirions, si j'ai
atteint quelqu'un ou non, je ne peux pas le savoir. Dans le cas d'un seul
soldat je sais de façon sûre que c'est moi qui l'ai tué.
Nous campions là par hasard, je l'ai beaucoup plaint, le pauvre.
- Comment ça s'est
passé ?
- Cette nuit nous creusions
un tunnel. Ils nous ont repérés. Les chasseurs à
épaulettes vertes nous sont tombés dessus. Nous avons
déguerpi. À l'aube, accroupi,
abrité par un rocher, j'ai remarqué sur le toit un officier
hongrois avec une longue-vue. Mon caporal m'a fait signe de derrière. Je
lui ai tiré une balle. Il a roulé mais il est resté
suspendu accroché à une racine qui dépassait. Le lendemain
nous avons repris la position… Ce n'était pas une mince affaire
là-bas ! Nous avons retrouvé le corps de l'officier, nous
l'avons descendu de là. Son flingue, je l'ai passé au sergent.
C'est par lui que j'ai appris que c'était un musicien connu dans son
pays. Moi j'ai été décoré. Mais je l'ai plaint, le
pauvre, il avait une gueule si charmante. C'est moi qui l'ai enterré, j'ai
même piqué une croix sur sa tombe.
Arrivé à la fin de
son histoire je savais déjà pourquoi ce marchand de glace me
paraissait connu. La gorge nouée et le poing serré je lui ai
demandé s'il se rappelait le nom ?
Après une longue
réflexion et en écorchant le nom, néanmoins sans
ambiguïté, le garçon a nommé B. qui est tombé
début 1917 sur l’Isonzo.