Frigyes Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Dialogue
silencieux avec Thomas
Thomas,
excuse-moi, viens un peu par ici. Retirons-nous à l'écart dans ce
coin, j'ai à te parler. Seulement si tu n'as rien contre,
évidemment. Cela t'est égal, n'est-ce pas, une cabane de
pécheur ou un coin de café… où est
quand… peut-être même, oui, il me semble que les personnes ne
comptent pas non plus quand il s'agit de sujets de valeur éternelle et
générale comme maintenant… Comme celui dont je veux
t'entretenir…
Tu hausses les épaules,
Thomas, un petit sourire ironique, de mauvaise foi, a même
traversé tes joues rouges, ton double menton outrecuidant a aussi
gonflé un instant. Je sais à quoi tu as pensé. Tu t'es dit
tiens, brusquement je suis devenu drôlement important pour lui…
précisément maintenant… Au moment où pour la
première fois je lui oppose un avis personnel. Puisque tu étais
là parmi les douze braves garçons avec lesquels nous avons
longé la région décapée par le sel,
décapée par les larmes de
Tu te dis aussi : tiens, son
ton et ses manières sont inhabituels. Si je te laissais le temps
d'intervenir tu me demanderais peut-être carrément comment
j'arrive tout d'un coup à parler aussi clairement et intelligiblement.
Je sais parfaitement que les métaphores mystérieuses, les mots
obscurs, les paraboles dont j'usais si fréquemment pour parler aux
foules n'étaient pas à ton goût. Pourquoi n'ai-je pas tout
de suite commencé comme ça, gentiment, amicalement, sincèrement,
humainement ? À une telle question je répondrai par une
autre question, comme il convient entre deux braves Juifs simples :
à ton avis, Thomas, si je sais aussi
parler comme ça, n'est-il pas probable que je n'ai pas quelquefois
parlé autrement pour la raison
que je voulais mythifier ou que je voulais me montrer autre que je ne suis,
mais parce que là-bas et alors et pour ceux-là, dans notre état d'esprit d'alors
à moi et à eux, c'est cette parole
différente qui signifiait la même chose que le parler clair
signifie pour toi ? Écoute, Thomas, toi aussi tu as
déjà connu cet état d'âme second, que ce soit de
trop de vin ou d'amour, peu importe de quoi : n'as-tu pas remarqué
que dans un tel état c'est la manne céleste que nous ressentons
comme pain quotidien et le pain comme manne céleste, la
réalité comme un rêve et le rêve comme la
réalité ? Je sais que tu lis avec prédilection
l'aimable Socrate qui n'a pas besoin de parabole. Tu serais tout de même
étonné, Thomas, si tu savais que nous deux, lui et moi, nous nous
comprenons infiniment mieux que tu ne me comprends moi dont tu avoues
ouvertement ne pas me comprendre. Mais venons-en à notre affaire si tu
veux bien.
Tout à l'heure, en
haussant les épaules tu m'as déclaré calmement, simplement
mais très fermement que toute cette affaire te paraît
exagérée. Cela signifie pour le moins que tu ne la crois pas, que
tu n'entres pas dans le jeu, tu ne l'admets pas, non
que tu sois entêté ou de mauvaise foi, mais ton bon sens et ton
bon goût protestent contre ce… comment dire… contre
cette… N’hésitons pas à le dire : contre cette
comédie. Nous sommes tous éveillés, par
conséquent : soit moi je suis mort, mais alors je ne peux pas
être ici, soit je suis ici, mais alors je ne peux pas être mort.
Mais puisque quelqu'un se tient bien ici devant toi, soit c'est vraiment moi,
mais alors toute cette descente aux enfers n'était qu'une
comédie, soit ce n'est pas moi mais un sosie, mais alors pourquoi est-ce
que je prétends être celui que je ne suis pas.
Le cas est singulier en effet. Tu
vas bientôt savoir pourquoi je t'ai pris à part justement toi qui
doutes et qui n'apprécies pas mes manières et ne comprends rien
à toute cette histoire. Au lieu d'aller au-devant de ceux qui croient et
que je suis mort et que je vis tout de même, de ceux qui croient aussi
cette… petite plaie ici… qui croient qu'elle est vraie… et
qu'elle fait un peu mal… et qui compatissent… En un mot ceux
qui…
Ne m'interromps pas, ne crains
pas que j'aie l'intention d'évoquer la parabole du fils prodigue, du
père dont la préférence allait au fils revenu. Non, il
s'agit de tout autre chose…
Je ne veux pas te convertir.
Je te dois un aveu, Thomas, qui
te fera peut-être comprendre pourquoi je ne peux faire cet aveu
qu'à toi seul.
Thomas, pour moi la chose est
tout à fait claire.
Quelqu'un a été
exécuté, quelqu'un est mort, je le sais bien, je me le rappelle.
C'était quelqu'un que je respectais, je plaignais et j'aimais.
j'étais avec lui, Thomas, comme beaucoup d'autres toi compris, comme les
autres avec lesquels je me confonds souvent. Il est donc mort. Puis les temps
furent troublés, obscurité, brouillard, incertitude, confusion.
Des choses que, crois-moi, je n'aime pas plus que toi. Puis un jour que je me
promenais dehors, j'errais sur la route froide, sombre et confuse, je sentis
ici un peu de lumière, je suis entré : un café ou une
cabane de pécheur, je l'ignorais.
Vous étiez douze assis
autour du fourneau. Je vous connaissais.
Et certains ont levé le
regard. Et certains ont poussé un cri de surprise. Et certains m'ont
entouré, bouche bée, le regard brillant et anxieux fixé
sur moi.
Et ils ont trouvé que je
ressemblais au supplicié, et quelqu'un a crié que c'était
moi. Et dix autres ont approuvé : c'est lui.
En cet instant d'effarement,
ai-je pu répondre autrement que par le verbe de l'écriture :
tu l'as dit, je le suis ?!
Aurais-je dû
répondre selon toi : vous vous trompez, ce n'est pas moi ?
J'aurais pu dire tout au plus : je l'ignore. Mais à quel point ce
"je l'ignore" eut été obscur et incertain et incompréhensible
par rapport à cette affirmation claire et ferme que nous, hommes et
dieux, sommes si semblables dans l'Existence que nous pouvons presque nous
sentir un dans la souffrance et dans l'amour ?
Thomas, dès que je dois
parler d'un ton franc, simple, humain, je ne peux dire qu'une chose : je
ne sais pas avec certitude qui je suis. Mon origine est obscure : mon
ancêtre était-il un dieu ou un être de chair semblable
à moi, effectivement je l'ignore. Qui plus est je ne chercherai pas
à le savoir, tu vois, la vie m'intéresse aussi. Mais qu'y
puis-je, les autres croient en moi : ai-je le droit de douter de ce en
quoi ils croient, alors que je sais que la foi est capable de
créer ? Tu dis : il y a ce qui existe et ce qui n'existe pas.
Mais un enfant à naître, à un certain moment il n'existe
pas. Il existera seulement s'il y a une mère qui croit en lui, qui
l'imagine, et s'il a un père aussi qui croit la mère.
Les autres me disent que c'est
moi.
Et moi je te dis : n'est-ce
pas sans importance ? Ce n'est pas une question d'identité.
Un est mort, un autre est vivant.
Que je sois au courant de cette vie,
que je la connaisse, ou que je m'en
souvienne comme mienne : est-ce que cela ne signifie pas
fondamentalement une et même chose ?
Je vais te dire autre chose, de
plus simple encore.
Supposons que je sois un escroc,
ou un imbécile, un méchant, ou un délirant rêveur.
Mais vient quelqu'un qui me juge authentique, bon et clair. N'est-il pas
préférable de l'approuver et m'efforcer
à devenir ce qu'il me croit être, authentique, bon et clair,
plutôt que d'affronter sa foi et m'identifier à celui qui en moi
est mauvais, faux et délirant ?
Laissons cela, Thomas.
Je n'ai nulle intention de te
convaincre.
Je voudrais simplement t'informer
sur un point d'une brûlante actualité.
Tu prends tout cela pour une
comédie. À l'évidence tu prends cette petite plaie ici
à mon flanc pour de la peinture rouge si tu es conséquent avec
toi-même. Tu m'as ouvertement avoué que l'évocation peinte
du sang, du pus, des plaies te dégoûte.
Je vais plus loin. Moi, le sang,
le pus, les plaies même authentiques
me dégoûtent.
Seul celui qui les peint aime le sang, le pus et les
plaies. Si ce que tu crois est vrai, c'est à juste titre qu'on m'accuse
de me complaire dans la souffrance et la laideur, ou pour employer tes mots, de
gâter ce qui fait la beauté.
Voyons donc cela.
Admettons que je ne sois pas
celui pour qui les autres me prennent, que je sois un quelconque passant
entré chez vous. Tu es en droit de douter de mon existence même.
Mais de celle-ci, de cette plaie, tu n'as pas prétendu qu'elle n'existe pas. Tu as prétendu
qu'elle est autre que ce qu'elle
paraît.
Et cette question – c'est
bien pour celle-ci que je t'ai pris à part – pour moi est
exactement aussi brûlante que pour toi, si ce n'est plus.
Que je n'existe pas… ne pas
exister du tout, je peux à la rigueur être d'accord…
Plus facilement que de mentir une autre
existence que celle que j'ai connue et vécue. Doute de moi, je
t'accorderai que je ne suis que brouillard, fumée ou chimère.
Mais celle-ci, ici… ou bien elle est réalité… ou
bien…
Nous devons absolument, sur le
champ, tirer la chose au clair tous les deux, toi aussi et moi à travers
toi. Donne-moi ta main. Ne t'y oppose pas !
Ici… comme ça…
allonge tes deux doigts… ici… allons, courage… ici…
à l'endroit de ce petit orifice sombre… au milieu de la tache de
sang rougeâtre… allonge-les bien… je le veux…
Comme ça…
Attention… pas si
fort… Cela fait encore un peu mal.