Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

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Des visites

 

Grande surprise. En ce jour mémorable, une semaine plus tard, quand nous nous présentons devant le tout-puissant professeur pour entendre le verdict, il s’avère que le jugement n’est pas encore prononcé. Pötzl, avec sa tête d’artiste, les doigts entrecroisés en forme de coupole comme pour une prière, affichant un sourire douceâtre et très affable, nous communique un avis prudent en se référant aux observations collectées. Il est d’avis qu’un œdème rempli de liquide semble s’étaler sur le côté droit du cervelet. Il a d’autres soupçons sur lesquels il estimerait prématuré de se déclarer. Avant de m’inciter à une décision définitive, il aimerait mener une expérience. Il serait peut-être possible de faire résorber le liquide par une voie interne de façon à aplatir l’œdème et relâcher la pression. Il prescrit un onguent à l’argent, pour la déshydratation, je devrai me pommader avec ça pendant une semaine tout en suivant un régime, peut-être obtiendra-t-on un résultat. Il me reverra dans une semaine.

Une semaine c’est long, je tiens absolument à la passer à Budapest. Le voyage réussit tant bien que mal, mais une fois chez moi je dois m’aliter, je n’ai plus envie de me lever. Tous les deux jours on me masse pendant une demi-heure avec une graisse grise sur une partie différente de mon corps.

Ne pas travailler est un sentiment étrange, inhospitalier, et pourtant réjouissant. Je n’ai aucun projet, aucune responsabilité. L’onguent fait apparemment du bien, quelques symptômes cessent, pendant toute une journée je n’ai pas mal au cœur. Je ne force rien, je reste affalé paresseusement, l’esprit vide, j’observe les gens.

 

Car je ne suis pas du tout seul. Une armée de visiteurs peuple mon trois-pièces dans le bel immeuble de rapport de la rue Reviczky où j’habite. Pour ma plus grande joie ils viennent de plus en plus nombreux – ce défilé de gens m’amuse et m’occupe. Je supporte facilement et volontiers cette fatigue ainsi que l’épuisement qui me saisissent tard le soir, quand ils me laissent seul. Le téléphone n’arrête pas de sonner, mais s’il ne sonne pas pendant une demi-heure, c’est moi qui prends l’initiative et incite les amis à venir.

Je déguste les caractères en gourmet, avec délectation. Je vois clairement la situation. C’est l’inclination humaine la plus extraordinaire, la compassion en positif ou en négatif, qui se vautre et fait ripaille, c’est la compassion qui organise ses orgies autour de mon lit de malade, entassée dans les fauteuils, sur le divan, installée sur le bord de mon lit. Deux extrêmes se forment : la compassion véhémente, tapageuse, blagueuse, qui cache derrière une moue de supériorité aux lèvres et un geste de mépris, la peur panique qui nous saisit tous à proximité de la grande Énigme qui nous guette tous. Et l’autre, taciturne et sérieuse, la plus courageuse des deux, qui assume la vérité qu’il n’y a pas de compassion sans égoïsme, et que celle-ci nous a été présentée au soir de notre enfance, les jours des premiers dangers, par sa sœur aînée, la peur personnelle de la mort, et que nous connaissons depuis lors.

Et une troisième : franche, sans détour, sans gêne. Le matin je reçois une lettre d’un parent. Il a entendu dire que je partirai prochainement en voyage. Il espère que je ne compte pas le laisser tomber, vu le sérieux de la situation. Que je ne manque surtout pas de veiller à lui faire parvenir trois cents pengoes le jour de mon départ.

Au moins c’est franc, c’est parler clair, pas besoin d’analyse psychologique.

Quatre ou cinq personnes séjournent dans ma chambre, d’autres prennent leur goûter dans la salle à manger, l’arrosent d’eau-de-vie, jouent éventuellement au bridge. J’adore cette agitation, je ne leur serai jamais assez reconnaissant. À Bébi qui, avec son instinct raffiné sent que j’ai besoin d’une nourriture spirituelle légère et pourtant épicée ; elle m’en servira donc : non seulement sa personne, mais elle amène aussi des inconnus que je vois pour la première fois. C’est gentil de sa part, ça me permet de rester dans le courant de la vie. À Rózsi K. qui me gâte d’eau de Cologne, de fruits, d’une robe de chambre, à Laci qui colporte les potins des milieux littéraires, à Oszkár, qui me comble de blagues et qui imite mes confrères, à Bandi qui raconte avec enthousiasme son roman en préparation, à Andor avec qui nous remémorons la saveur évanescente de souvenirs comme celle d’un fromage bien fait entre gourmets. J’ai l’ambition d’empêcher qu’ils s’ennuient, j’y veille soigneusement – de vieux ennemis se réconcilient chez moi dans la bonne humeur générale. Je garde tous ceux que je peux pour dîner, la conversation remplit une bonne partie de la nuit.

 

Pendant ce temps le monde extérieur dérangé dans son train-train, vaque en silence, discrètement, à ses occupations.

Il semble parfois que cela ne va pas sans accroc. Comme si on débattait de mon sort, comme si le parlement tenait une session extraordinaire afin de décider de ma vie et de ma mort, comme s’il négociait en séance ininterrompue – évidemment nul ne sait qu’il est lui-même membre de ce parlement – comme si on y menait un débat de méthodologie. Autour de deux points clé : que faut-il faire, et ceci décidé, comment me persuader très prudemment de me soumettre à la résolution ?

Je reçois la visite des Gyula, à deux reprises, séparément, mais sans la moindre allusion à l’avenir, nous plaisantons, nous discutons et je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils pensent. Pourtant un matin je me décide et je me fais emmener à la rédaction. Comme ils sont gentils, bons, pleins de tact, ils ont même le souci de ne pas montrer ostensiblement trop de compassion, de ne pas m’entourer, de ne pas me reluquer comme un prodige, tout le monde fait son travail comme d’ordinaire. Seul le secrétaire, Monsieur Láng, se tait un instant quand je n’arrive pas à trouver la poignée de la porte du rédacteur en chef. Un des directeurs, comme si ça lui venait par hasard à l’esprit parce qu’il m’a vu (dit donc, mon vieux, tu tombes bien, viens, montons un peu dans mon bureau !), ferme la porte avant de m’intimer l’ordre de passer voir illico le célèbre professeur de chirurgie qui est au courant, on lui a parlé de moi. Quoi qu’il dise, je n’ai pas à me soucier, ils sont tous derrière moi, et même le prix ne compte pas.

Je me traîne à la clinique indiquée. J’accoste le professeur dans le couloir. Un homme maigre et sec, martial, un homme comme je les aime. Je l’ai chanté un jour, je lui ai consacré une nouvelle, à ce réel artiste de son métier, à sa personnalité. Dès qu’il me voit il me dit sans ambages qu’il pensait justement à cette nouvelle.

- Ah, ah, voici notre coupable. Il paraît que vous m’avez visé dans votre… que vous avez écrit. Peu importe, c’était bien écrit, c’est le principal. Quel bon vent vous amène ?

- J’aurais une jolie tumeur rare, bien développée pour vous, Monsieur le Professeur, si ça vous intéresse. Un spécimen pour collectionneur. Je vous la fais pour pas cher.

- Je vois, je vois. bien, mon cher, je ne vous parle même pas. Bon, ne prenez pas peur pour autant, je voulais dire que je ne veux pas vous voir avant que vous ne m’apportiez un diagnostic complet. Un plan d’ensemble, un travail de bureau d’études qui me montrera avec précision où je devrai ouvrir cette tête, car il s’agit de votre tête, si je ne me trompe, et ce que, une fois ouverte, je risque de trouver là-dedans. Comme pour un puits artésien. Que ces messieurs finissent d’abord avec leur baguette de sourcier, j’arrive ensuite avec ma foreuse. Au revoir, donc.

Sa main intelligente, sèche, serre virilement ma main. D’où est-ce que je connais le serrement de cette main qui n’est pas tendre mais ferme, qui inspire confiance en  humiliant ? Oui, de ma propre nouvelle où il serre la main à l’assistant boudeur, en sortant son bras sous la couverture.

Chez moi je grimpe les étages à pas plus assurés, ils ont gagné en souplesse. Je sens que je n’hésiterai plus le jour où la décision sera prise… Encore que… Je me sens bien mieux depuis deux jours, apparemment la cure d’onguent me réussit. Tant pis, l’important c’est que j’ai une adresse, je saurai où aller le cas échéant.

 

Mais entre-temps un vote a dû intervenir au parlement secret, et le résultat de ce vote – bien que chacun ignorât s’il faisait ou non partie du comité de vote – fut inattendu et donna une nouvelle tournure à mon destin.

Un message circonspect me parvient des Gyula. Ils avaient une nouvelle fois, bien sûr « fortuitement », « causé » de moi avec notre ami commun, le chirurgien déjà mentionné. Il a repensé à son voyage d’études américain, en l’occurrence qu’en compagnie de quelques autres excellents disciples, il avait assisté Cushing, pionnier de la chirurgie moderne du cerveau. Cushing… Cushing… un nom que j’ai déjà entendu quelque part, mais où ?... Ça y est ! Dans ce petit film ! N’est-ce pas un étrange hasard que de l’autre côté de notre Globe, de ce grand crâne, un homme pense depuis trente ans à mon tout petit crâne et il y travaille sans le connaître – et moi, de ce côté-ci, moi qui ai passé une petite demi-heure dans ce club de films d’amateurs… Oui c’est vrai, c’est intéressant, mais il ne s’agit pas de cela. De quoi alors ? Il s’agit de ce que ceux-ci ont écrit en Amérique pour dire qu’au cas où, éventuellement… non, non, je ne ferai pas le voyage de Boston, c’est totalement exclu… mais ce Cushing a un disciple à Stockholm… Quoi ? À Stockholm ?... Oui, oui, ce n’est pas la peine de sauter au plafond, ce n’est qu’une idée… Apparemment ce Cushing a déclaré en personne à propos de ce disciple qu’il est au moins aussi compétent que lui-même, il n’opère que des cerveaux et il dispose du meilleur équipement au monde… Bref… ils ont échangé du courrier, M. le connaissait de Boston… Quoi ? Déjà échangé du courrier ? Oui, il y a eu échange de lettres, il faut être prévoyant, ceci ne signifie pas qu’il faut absolument… hum, c’est intéressant. Comment s’appelle ce professeur de Stockholm ? Olivecrona, Herbert Olivecrona. Oliven ? Non, seulement Olive. Curieux nom mais plutôt joli. En hongrois cela devrait évoquer une couronne d’olivier ou une couronne d’olives, éventuellement une branche d’olivier, une branche d’olivier pour exprimer ses hommages. Il me plaît ce nom, il me plaît par sa solennité empathique. J’imagine l’homme grand, avec un profil grec. Oui mais tout ceci semble une divagation de l’esprit assez académique, à supposer qu’on veuille y avoir recours, où trouverai-je l’océan d’argent nécessaire pour ce gigantesque voyage. Mon éditeur est compréhensif, mais jusqu’à présent nous n’avons jamais abordé le problème à cette échelle et, après mon entretien avec le professeur de Budapest, je n’oserais certainement pas l’aborder.

Alors les événements prennent une tournure inattendue. On dirait que la Chambre Haute du parlement est spontanément intervenue dans les débats de la Chambre Basse.

Cinq jours plus tard, à ma plus grande joie (sans que je sache ce qui me vaut sa visite) la comtesse, une descendante d’une des plus anciennes familles d’aristocrates hongrois… apparaît dans ma chambre de malade. Ce n’est pas l’honneur de sa visite qui me réjouit, mais cette femme charmante, intelligente, chaleureuse, est une vieille connaissance. Nous prenons le thé en tête à tête, nous discutons en toute simplicité car un ton simple et direct est dû à tous les malades. Bientôt il s’avère qu’elle est parfaitement au courant de ma maladie, bien sûr, notre médecin commun, le célèbre chirurgien, la lui a expliquée avec précision. J’essaye d’adopter une tournure détachée, supérieure, de traiter le problème galamment : Eh bien, qu’en dites-vous ? Cela l’étonne. Écoutez, ce n’est pas une plaisanterie. Vous n’êtes plus un enfant et vous êtes loin d’être un lâche, que je sache. Naturellement je suis venue pour en parler. Oui, la situation est très sérieuse. Vous devez vous préparer à l’opération. Vous êtes au courant ? Oui, j’ai parlé avec le médecin, je sais qu’il faut probablement envisager un voyage à Stockholm. Oui mais… Je vous en prie, je m’en suis déjà occupée. (Et là elle mentionne le nom de l’écrivain le plus distingué, d’illustre naissance, qui lui a téléphoné dans cette affaire quelques jours auparavant.) J’ai aussi contacté le ministre et quelques autres… (Elle révèle ainsi que depuis des jours, l’un dans l’autre, elle ne s’occupe que de cela.) Naturellement, tout est arrangé, il y aura autant d’argent qu’il faudra. Curieusement tout le monde est d’accord, tout ce mouvement a été lancé par un monsieur qui est le pire ennemi de celui qui a repris le flambeau… Dans cette affaire, toute hostilité s’est évanouie.

Je suis incapable de répondre. Mes plaisanteries gardées au chaud tombent à l’eau. Nous nous serrons la main sans dire un mot.

Mon émotion est adoucie par l’idée tenace que tout ceci n’est qu’une « éventualité » hypothétique. Puisqu’il n’y a eu aucune instruction ferme. Je vais leur montrer, moi, justement parce que toutes ces personnes sont si bonnes et si généreuses, je vais leur montrer que pour moi elles n’ont pas de souci à se faire, je m’en sortirai tout seul de ce bourbier. La preuve : cette graisse grisâtre fait bien son effet, aujourd’hui non plus il n’y a pas eu de symptôme trop désagréable. Même l’envie de blaguer me revient. On me dit que mon ami Sándor, écrivain brillant, un de mes préférés pour son style, demande de mes nouvelles ; je prends le téléphone dans mon lit ; je me rappelle un autre qui m’a dit que c’est parce qu’il me plaignait qu’il n’osait pas venir me voir, « ça lui ferait trop mal de voir le héros baignant dans son sang ».  C’est toi ? – demandé-je à Sándor d’une voix mourante, comme si je parlais du fond de mon tombeau. « Aïe, aïe, aïe… aïe… aïe… oh, mon pauvre Sándor… c’en est fini de moi… f-f-f-f-fini… ». Il en oublie de répondre, je l’entends pâlir au bout du fil. Brusquement je change de ton et je continue dans un style allègre et bavard : « Ce n’est pas très gentil de ta part de négliger les visites chez les vieux amis, quoi de neuf chez toi ? » Il rit avec soulagement et ça va de soi qu’il est là cinq minutes plus tard, nous nous amusons follement.

 

D’autres personnes arrivent ensuite, nous prenons le thé, l’ambiance est au beau fixe quand on annonce le docteur R., l’éminent ophtalmologiste. Bonjour Professeur, c’est un grand honneur pour moi, dois-je faire sortir mes visiteurs ? Peut-être… pour une petite demi-heure, le temps que je regarde le fond de l’œil.

Il plonge longuement dans ma profondeur, pendant des minutes, la petite lampe clignotante de l’ophtalmoscope. Je suis impatient, j’ai hâte de lui raconter une histoire drôle.

Il s’arrête  enfin. Il nettoie l’appareil avec circonspection, il le range dans son étui.

Il se tourne face à moi. Il se donne une tape sur les genoux, me regarde en souriant. Grâce à Dieu je vais enfin m’entendre dire quelque chose d’agréable.

bien, cher Maître, l’œdème de la papille s’est encore aggravé de deux dioptries et demie. On y trouve désormais des points d’altération.

- Tiens donc.

- Oui. En quatre fois moins de temps que pour la dernière dégradation.

- Oui, mais si l’on tient compte de …

- Une minute. Il est de mon devoir de médecin de vous annoncer, cher Maître, que si dans les dix jours vous ne vous faites pas enlever la tumeur qui grandit dans votre cerveau, d’ici trois semaines vous serez définitivement aveugle. J’entends bien : complètement. Comme la nuit noire.

Je me tiens coi, pourtant il lève le bras pour signaler qu’il n’a pas encore tout dit.

- Pardon. Ce ne sera qu’un premier symptôme. La cécité complète. Ensuite, deux semaines supplémentaires et suivront les autres… paralysie complète… idiotie… et enfin…

- Merci, pas la peine de continuer. J’ai compris, Professeur.

 

On frappe à la porte. Peut-on revenir ? Oui, je vous en prie, nous sommes prêts.

Les invités s’engouffrent dans ma chambre.

 

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