Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

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Tenté par la mort

 

Ce court chapitre, je devrais l’intituler interlude ou rêve, ou le mettre entre parenthèses, car cela s’est passé ainsi : entre parenthèses, de façon distincte, vraiment comme dans un rêve. Je n’en comprends toujours pas la cause ni la signification. Je vous le rapporte sans commentaire.

Cela s’est passé le lendemain matin, deux jours avant mon départ en voyage.

Vers dix heures on m’annonce la visite d’un monsieur.

J’apprends qu’il est assistant dans une université de province ou peut-être à l’étranger, je n’ai encore jamais entendu son nom.

Un homme jeune, la petite trentaine.

Vraiment distingué, dans ses habits, son attitude. Une veste parfaitement coupée, nullement criarde, de bon goût – sinon le revers, d’un soupçon plus large que selon l’habitude des hommes exerçant une activité intellectuelle. Ses cheveux séparés par une raie sont lisses et impeccables. Son visage régulier, sérieux, semblait compléter sa vêture et non l’inverse.

C’est lui qui m’explique modestement, mais avec une certaine bienveillance indulgente que je devrais être au courant de son existence si j’étais dans un état normal. Nous nous sommes déjà rencontrés, mais je l’ai oublié, c’est compréhensible. Il a appris que j’étais malade par une connaissance commune, et il est monté à Budapest pour m’examiner si je le permets. Je n’ose pas m’y opposer car il a l’air de suggérer, bien que non explicitement, que la personne avec laquelle il avait parlé de moi, l’avait expressément envoyé.

C’est une conversation singulière. Quoiqu’il soit retenu et indirect comme un diplomate chinois il se trouve qu’au bout d’un quart d’heure je sais à peu près tout sur lui, en revanche il m’est impossible de déchiffrer ce qu’il peut savoir de mon cas. Dès que je l’interroge là-dessus, il se tait tel un inspecteur chargé d’une enquête qui a instruction de ne rien révéler des données dont il dispose. Je n’ai jamais vu un médecin prendre autant au sérieux la grandeur élevée, quasiment sacerdotale, de son ministère, face au malade. Il esquive la moindre question, évite de répondre. Les questions qui me concernent, bien entendu. Sur lui-même, toujours en toute modestie et en dosant ses effets, il me permet d’apprendre que malgré son jeune âge il joue un rôle important et significatif dans l’institution à laquelle il appartient. Il a aussi des projets, il se rendra probablement à l’étranger pour un voyage d’études grâce à une bourse – il y a un aspect particulier de son métier qui l’intéresse, c’est ce qu’il voudra approfondir.

Une demi-heure plus tard je me sens tout petit et insignifiant, sot et asservi. Malgré sa jeunesse il est infiniment plus sérieux et plus important que moi à l’instar d’un fonctionnaire départemental ou un sous-préfet face à un vieux paysan ignare qui a eu maille à partir avec l’autorité, et qui l’interroge avec bienveillance mais distribue ses réponses avec parcimonie, juste ce dont il suppose que le vieux paysan est en mesure de comprendre. Le fait que, malgré mes efforts, je n’arrive pas à lui extorquer un sourire me décourage également – il reste sérieux à chacune de mes remarques blagueuses. Bien qu’il ne renonce en rien à son style exceptionnellement courtois et prévenant, je flaire dans son sérieux une volonté de distance infranchissable : je ne suis qu’un humoriste mal famé et lui est un savant. Nous ne vivons pas sur la même planète. Il est impensable pour nous d’avoir des vues communes, y compris sur le terrain des sentiments ou des humeurs.

Je ne le répéterai jamais assez : j’attribue entièrement ma gaucherie à la différence d’âge qui nous sépare.

Délicatement mais toujours avec la même fermeté modeste, il finit par passer au sujet – il m’ausculterait si cela ne me contrarie pas.

Une fois de plus à mon corps défendant, je dois me déshabiller. Arrivent les différents examens de réactions, je les connais à fond – mais il donne l’impression de mener la cérémonie plus sérieusement que les autres, j’aurais envie de dire : plus mystérieusement. Il ne se permet même pas les hum, hum et les acquiescements muets qui m’avaient tant rassuré ou tant irrité de la part du cher professeur R., et qui en tout cas créent un lien entre médecin et malade. Il va de soi qu’il ne profère pas la moindre remarque.

Ensuite nous restons assis un moment à trois sur le divan – moi penché en arrière, lui, le dos tendu, droit, ma femme est nerveuse, puis elle sursaute, court en tous sens.

Il regarde sa montre, se lève aussi.

- Voyez-vous, dit-il avec une rigidité officielle, mais doucement, comme on communique une chose importante, inévitable, j’aurai, n’est-ce pas, l’honneur de vous revoir demain matin à huit heures trente à la salle numéro quatre de la clinique S. où j’aurai justement à faire.

- Que j’aille, moi… ? Pour quoi faire ?

- Nous allons faire un petit examen de diagnostic.

Il explique à ma femme ce dont il s’agit. L’examen de diagnostic implique une légère intervention nécessitant les équipements d’une salle d’opération. Il souhaiterait prélever un échantillon de sécrétion, directement de l’endroit où elle est produite.

Je m’étonne moi-même de ma surprise et de mon opposition spontanée, à cette invitation. Je la dissimule, je tente de me l’expliquer par l’inconfort de me lever et de sortir de si bonne heure dans mon état.

Mais j’ai honte de le montrer, je préfère promettre que j’y serai.

Le lendemain à neuf heures, Madame fait du ramdam à côté de mon lit.

- Jésus Marie, vous n’êtes même pas habillé alors qu’on vous attend depuis une demi-heure à la salle d’opération !

- J’ai enfin bien dormi… Qu’y a-t-il ?

- Mais vous avez pris rendez-vous hier…

- Ah oui… je l’ai complètement oublié.

- Habillez-vous vite.

- Hum… que dirait-il si je n’y allais pas ?

- Vous avez peur ?

- Moi ? Ma foi. Si vous voulez tout savoir, j’ai peur.

D’une si petite intervention de rien du tout ?

- Je préfère y aller demain, il ne sera pas encore parti.

- Demain c’est nous qui partons.

- Alors on fera l’intervention là-bas… Fichez-moi la paix, nous avons des choses plus importantes.

Après ma guérison, quand de nouveau je distinguais les lettres, j’ai montré un jour, sans mot dire, à ma femme, une page du meilleur manuel neurologique sur laquelle on lit en toutes lettres à propos dudit examen de diagnostic : « nous mettons en garde tout médecin de pratiquer cet examen avant le diagnostic définitif. En effet, si l’œdème repose à la base du cervelet, un changement de pression se produit au cours de l’essai ayant pour conséquence que le trou occipital aspire l’œdème pouvant causer une mort immédiate, comme cela a été fréquemment observé avant que ce fait soit connu. »

Le surlendemain nous avons appris (voir le chapitre suivant) qu’un énorme œdème se trouvait à la base de mon cervelet, à proximité du trou occipital.

Je n’ai jamais revu le jeune médecin. Il n’a peut-être même pas existé, a-t-il été un pur produit de mon imagination ?

 

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