Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

<             Amerigo Toth - Karinthy                                     KF_d                            >

Étoiles palpitantes

 

Depuis quelques jours le temps est venteux, on a refermé la fenêtre que l’on pouvait déjà laisser ouverte. Nous sommes début mai. Tôt le matin, considérablement plus tôt que chez nous à pareille époque, le soleil brille, face à moi l’étincelante coupole dorée, mais ensuite viennent les nuages. Les arbres ne bourgeonnent guère encore, la feuillaison commence ici plus tard. C’est donc ça le vent du nord. Je me l’étais imaginé plus dur, plus rude et plus sifflant. « Courants d’air septentrionaux » - annonçaient chez nous les bulletins météo et moi j’avais alors tendance à songer à de violentes tempêtes ossianiques, à des tornades tourbillonnantes au-dessus des fjords. Non, ce n’est pas ça. En tout cas ici, à basse altitude, c’est différent. Il est léger, serein et enjoué, ce vent, il est fougueux mais sans colère. Il sifflote allègrement, dans l’indifférence. Il est pur et candide comme si le monde flottait et se situait quelque part plus haut. Mon odorat affiné capte l’odeur salée de la mer.

 

Tiens donc, apparemment il n’y aura pas d’auscultation. Il est plus de neuf heures et le garçon de salle ne s’est pas manifesté pour soulever et rouler mon lit à travers les couloirs. Je suis couché, tourné vers la fenêtre, en chien de fusil. Par moments je m’endors, puis je me réveille en sursaut : une fois je prends Kerstin en flagrant délit de vouloir quitter la chambre sur la pointe des pieds. Je feins de n’avoir rien aperçu, je n’ai pas envie de plaisanter. Peut-être ne suis-je pas complètement éveillé. Ou bien mes yeux… Hé oui, il n’y a pas de doute, c’est le début de la cécité. La dernière lumière que j’ai encore aperçue, de façon peu nette et incertaine, était ce matin l’éclat de la coupole. Depuis tout est pénombre autour de moi et je ne peux pas l’attribuer au temps couvert puisque les gens marchent à pas fermes et souples, et j’ai bien entendu que tout à l’heure quelqu’un a allumé la lumière. Mais il me déplaît de me laisser envahir par l’apathie. Je dois plusieurs fois me faire violence pour aller jusqu’au bout de ma réponse. Voici le sujet de réflexion que je me suis imposé : veux-tu ou peux-tu vivre aveugle ? La réponse mécanique est toujours la même : je veux et je peux, mais je la trouve peu crédible et je recommence ; arguments et contre arguments s’alignent, mais aucun ne me convainc. Oui, j’ai un certain âge, on peut dire que j’ai suffisamment engrangé de choses du monde visible qui pourront m’être nécessaires dans ma vie de non voyant. Dans ce cas… il me reste… l’élaboration silencieuse de l’acquis… dans le calme enfin, sans être dérangé. Peut-être pas si affreux… Je songe à un ou une secrétaire fidèle, de confiance, retenant sa respiration, cloué derrière une machine à écrire ou un cahier qui prend ce que je dicte à toute vitesse… Et le soir – le soir ? Ce sera comment, comment ferai-je pour le distinguer ? - Le soir il ou elle me fera la lecture, doucement, jusque tard – où j’en étais ?... Oui, ce sera comme ça. Mais je suis trop fatigué pour enchaîner les images. Je sens que mon visage se tord en une grimace amère. Je pense à Génius, héros de ma « Danse du papillon », l’unique voyant au pays des aveugles… Bien, nous allons écrire son pendant… l’unique aveugle au royaume des voyants. Je m’efforce de me concentrer sur des visages… tiens, rien de grave, je commence à les oublier et il ne se passe rien – le reste ne sera plus que transition, une progression de différences, nous nous y ferons aussi bien que nous avons franchi le fossé entre la vision normale et l’état présent. Qu’est-ce que c’est ? C’est ou mon estomac qui se soulève ou quelque chose au cœur, en voilà du nouveau… Un visage me vient à l’esprit que j’ai oublié il y a longtemps, fort longtemps, mais que je pense souvent revoir un jour et alors je le reconnaîtrai… Apparaîtra-t-il une nouvelle fois et alors moi… ?

Je suis parcouru par un élancement si douloureux que je saisis la sonnette.

 

Ma femme m’annonce à midi qu’elle a parlé avec Oslo au téléphone. Ma sœur qui vit là-bas depuis vingt-cinq ans, épouse d’un gentleman norvégien, a dû lire quelque chose à mon sujet, elle a immédiatement appelé l’hôpital où on l’a rassurée, elle rappellera. Je regrette de n’avoir pu parler avec elle. Nous avions des rapports bizarres, Gizi et moi, au long de ce quart de siècle. Je savais tout d’elle et elle de moi, mais nous ne correspondions pas. Elle est devenue tout à fait norvégienne, elle a deux grandes et belles jeunes filles, je les ai vues en photo, des demoiselles blondes et sveltes, très nordiques. Quelque chose me vient à l’esprit – un songe éveillé, une aventure imaginaire que j’ai colorée un certain nombre de fois : un jour je pars visiter la Hollande, l’Helgoland, Suomi, la Scandinavie… Dans mon errance je parviens à Oslo, un après-midi. Je ne me manifeste nulle part, je ne vais chercher personne, je me promène dans le parc enneigé, méditant, rêvassant. Je n’ai pas besoin d’interroger un agent de police, la biographie d’Ibsen, les romans de Knut Hamsun me renseignent, je reconnais tout seul la ville, pour m’orienter je m’appuie sur mes souvenirs de jeunesse quand j’aimais tant ce nord lointain, vers lequel je me sentais attiré. Tiens, là-bas c’est l’étang du bois qui est maintenant gelé, en été des cygnes y défilent, les cygnes de Saint-Saëns. Une jeune fille marche vers la ville à pas rapides, une paire de patins pendouille à son bras, ses joues sont rougies sous le froid glacial. Mademoiselle, n’ayez pas peur… vous parlez l’allemand, n’est-ce pas ? Je suis étranger ici, pourriez-vous me dire où se trouve le… Après sa première frayeur elle se retourne, comme ce visage me paraît familier dans cette ville où je viens pour la première fois. Elle fuirait comme l’héroïne des « Mystères », mais elle se sent rassurée par ma confiance sereine, un quart d’heure plus tard nous prenons le thé à deux dans le coin d’un « stugan » tranquille… Je me fais passer pour un commerçant bulgare, je raconte des anecdotes amusantes, elle rit de bon cœur, la tête rejetée en arrière. Puis je lui raconte quelques souvenirs grotesques de mon enfance, elle ouvre sur moi de grands yeux. Ciel, comme le temps a passé !... je vais me faire gronder par maman… elle ne vous grondera pas, je m’en porte garant… Je suis sûr que votre mère est une femme intelligente, raisonnable… Des fois même elle raisonne trop peut-être… C’est vrai ! C’est vrai ! Mais comment vous savez cela aussi bien ? Eh bien, je le pense. Alors adieu… non, non, ne vous excusez pas, c’est curieux, mais je me sens tellement bien avec vous, comme en famille, pourtant vous venez du sud… Adieu. Que Dieu te bénisse, chère petite Noémi, embrasse ta maman pour moi et embrasse aussi Astrid… Comment les connaissez-vous ?... Je n’ai même pas parlé d’Astrid… que se passe-t-il ? Il se passe que nous prenons maintenant congé, Nini, pour toujours, la jeune patineuse norvégienne et le commerçant bulgare. Ces deux-là, après une rencontre d’un quart d’heure ne se reverront plus jamais – mais moi, je viens avec toi, je te raccompagne. Je suis ton oncle.

 

L’après-midi, quand on a fermé le lourd rideau de la fenêtre, commencent les frissons – je comprends enfin ce qui me manque depuis des jours. Je sais que mon environnement a aussi observé ma mauvaise humeur lasse et enfin j’en découvre la raison. Comment l’expliquer ? Cet après-midi-là quelque chose m’a quitté. Quelque chose qui ne m’avait jamais quitté depuis que je me connais. Sur le moment je n’aurais pas pu le nommer – mais maintenant, en y repensant, je n’hésite pas à prononcer un mot : le pathétisme. Oui, il n’y a pas d’autre expression pour dire ce qui maintient la vie en moi. Pas dans le sens habituel, mais il faut le nommer ainsi. Comprends-le, p’tit moi qui vis en moi, qui le nies ou qui en ris. Tu le sais, toi pour qui c’est étranger – tu es bien placé pour savoir que moi qui dans mon contact avec les gens parle souvent négligemment et presque cyniquement – tu sais qu’avec moi-même je parle toujours avec passion et emphase, en mots recherchés et choisis – oui, oui, de façon pathétique ! Oui, dis-le : avec de larges gestes, comme si je me trouvais sur scène. Il est ridicule mais vrai que mon apparente attitude négligente, mon cynisme, voire ma bonne humeur et mon outrecuidance, ont été rendus possibles par précisément ce pathétisme secret auquel pourtant je n’ai jamais cru, et même, dans mes moments de lucidité, j’en rougissais plutôt à mes yeux – mais sans cela, je serais peut-être mort. Ce théâtre intérieur dont le rideau était toujours baissé, duquel je guettais à travers la fente le public qui attendait en bâillant, moi en cothurnes et la figure grimée, goguenard et en sécurité, sur mon théâtre.

Mais cet après-midi les planches des deux théâtres ont glissé sous mes pieds.

J’eus beau chercher en moi de belles paroles et des images agréables. J’avais pourtant toujours espéré qu’aux instants du mauvais sort la scène se remplirait de lumière et de couleurs et de musique, en compensation pour la vie qui fuit – que le rideau, après la souffrance et la peine de tant d’années, se lèverait enfin et le public découvrirait, pour la première et la dernière fois, le Comédien qui a accepté de jouer le rôle pour cette unique scène, pour la dire et pour disparaître ensuite dans la trappe, laissant derrière lui un souvenir éternel. Oui, oui, j’aspirais à une stupide musique tsigane qui accompagnerait mon corbillard au cimetière, j’aspirais à prononcer des « dernières paroles » que des amis et des inconnus pourraient répéter à satiété.

Quelle honte, quel « kitsch » déplorable sonnant creux à retourner l’estomac. Tout cela m’a parcouru l’esprit. Gris, incompréhensible, étrange. J’ai aussi pensé à la rêverie d’Oslo, elle me paraissait aussi lointaine et indifférente que la lecture des malheurs de Werther à un soldat gravement blessé.

Mais alors, qu’est-ce qui m’a pourtant tant abattu – la musique tsigane s’est tue, pourquoi alors est-ce que je n’entends pas la musique froide de la réalité inconnue pour que, rafraîchie, épurée, elle finisse par se taire ? Le fardeau mille et mille fois ramassé de la vanité est tombé de mes épaules – pourquoi alors ne suis-je pas heureux ? Pourquoi ce petit baluchon haï, maudit, me manque-t-il tant ?

Pourquoi fait-il si froid ici, ne chauffe-t-on pas dans cet hôpital ?

 

Vraisemblablement, j’étais effectivement malade dans ces heures du soir, sans être tout à fait conscient. Je me rappelle, observation et imagination fusionnaient – je me suis surpris à fouiller avec fureur entre oreiller et draps à la recherche d’une feuille de papier, d’une lettre, que j’avais déjà glissée sous enveloppe et cachée dans un coin du lit : elle contenait des dispositions sur mes biens et mes écrits, et j’avais justement besoin de corriger un passage. Après une demi-heure de recherches j’ai seulement commencé à comprendre qu’il n’y avait pas un seul mot de vrai là-dedans. La lettre et l’enveloppe, j’ai dû les rêver. Pourtant je me rappelais tous les mots.

 

Il en était de même avec Olivecrona. Une fois en effet il est passé dans la chambre au cours d’une visite de l’après-midi. Nous avons échangé quelques mots neutres, il n’a rien dit de substantiel ; plus tard, pourtant il me sembla avoir fait une nouvelle apparition où il était complètement différent, son nez s’était allongé et il ne cessait de gesticuler furieusement. Ouvrez, ouvrez la fenêtre, vociférait-il, je ne supporte pas cet air confiné, cette graisse, oui, l’air est gras, ouvrez, ouvrez ! Cette scène, même huit jours plus tard j’étais persuadé qu’elle avait eu lieu, alors que de toute évidence elle était imaginaire. Tout comme cet autre : cet Olivecrona courait en tous sens dehors dans le jardin crépusculaire, il était long et maigre, il ne cessait de tournoyer avec sa tignasse flottante rouge sang, il élançait ses bras, sa blouse était enroulée par le vent autour de son maigre corps, et de sa façon coupante et violente de crier il était impossible de juger si c’était lui ou la tempête.

 

Quand je me suis calmé, il était tard, la fenêtre était déjà noire de la nuit. J’ai rassuré ma femme, elle pouvait partir, je dormirais. Mais je n’ai pas dormi, en tournant vers la fenêtre, au bord de mon lit, je me suis efforcé de déchiffrer malgré tout une forme dans la noirceur. En effet, il me semblait avoir vu bouger les branches des arbres bruissants tout près sous le rebord de ma fenêtre. Les branches bougeaient, à gauche et à droite, respectant rigoureusement le rythme, comme dans un menuet. Mes lèvres se tordaient dans le noir en un sourire grimaçant. Et maintenant, les arbres. Quelle comédie cela aussi, quelle honteuse comédie. Mais vraiment, personne ne veut comprendre, ou font-ils semblant de ne pas remarquer que cela aussi est un rôle, la fameuse « vie » organique, à la surface de la boule sérieuse et taciturne, en de rare taches, autant de boutons d’acné, dans sa course qui l’enfonce dans le noir à une allure vertigineuse ? Quelque chose, ou plutôt quelqu’un, impossible de savoir qui, essaye des masques et joue des rôles pour dissimuler à lui-même son inutilité, sa superfluité. Il joue la cigale et autres insectes, le serpent et le crapaud, le hochequeue des sillons – ne voyez-vous pas comme il hoche la queue ? – et il joue l’homme et le chêne majestueux et le pommier pudique qui baisse les yeux. Ce ne sont pas des arbres dansant le menuet, c’est lui, c’est moi, dans le rôle des troncs qui s’inclinent ou des branches qui dansent. Honte, honte et déshonneur !

J’ai songé à me tâter le pouls car mes vaisseaux se contractaient et se dilataient convulsivement. Mais j’ai oublié – dans ce grand effort d’écarquiller les yeux j’ai enfin découvert un point blanc dans le ciel. Oui, ce ne peut être qu’une étoile, les nuages se sont retirés.

 

Une étoile, l’étoile blanche dans le lointain – était-ce ce qui me manquait, qui ne m’a pas laissé m’apaiser ? L’étoile blanche dans le lointain – c’est elle, c’est donc elle au-delà des planches nauséeuses, cette musique froide ? Est-ce elle qui  a été et sera, avant que j’aie été et quand je ne serai plus ? Déjà quand j’avais cinq ans, je trouvais plus merveilleux les contes de Kepler, de Newton et de Laplace que les contes de fées racontant des chandelles célestes et les ailes des anges – plus mystérieux et plus resplendissants le défilé des années-lumière, des galaxies et des nébuleuses spirales que les images représentant des pluies d’étoiles dans les prairies de l’au-delà. Oui, c’est elle, à cent mille années-lumière d’ici – il y a cent mille ans elle se trouvait là où je la vois maintenant : comme il brille pourtant, cet amas incandescent et tourbillonnant de protons et d’électrons orbitant – amas de protons et d’électrons que l’œil humain n’a jamais vu et ne verra jamais et pourtant leur existence est plus certaine que la nôtre, nous, amas invraisemblable, contre-nature, hypothétique et éphémère, de protons et d’électrons. C’est de cette certitude donc qu’elle est si calme et si blanche – mais non, il me semble voir qu’elle clignote. Elle clignote et change de couleur…

Quelque chose que j’ai lu récemment au sujet de la contraction et de l’extension des étoiles me vient à l’esprit. Il y a peu on a découvert leur secret : tous les trois jours, toutes les heures pour certaines, elles changent le volume de leur corps énorme. Tous les trois jours, tous les jours, toutes les heures, elles se contractent puis se dilatent, rythmiquement.

Étoile palpitante. Elle bat comme le cœur d’un homme.

 

Je viens de me mettre assis pour me prendre tout de même le pouls quand j’entends le clic de l’interrupteur près de la porte ouverte. Une infirmière de nuit inconnue entre. Je ne lui demande pas pourquoi elle m’administre une double dose de somnifère.

- Quelle heure est-il ?

- Neuf heures passées. Les neuf heures ont sonné.

Elle prend sur la table quelque chose qu’elle a apporté, elle soulève légèrement mon oreiller pour le glisser dessous, elle me fait signe de m’y adosser.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Un oreiller gonflable. Pour surélever votre tête. Vous devez bien dormir, vous serez opéré demain matin à sept heures et demie.

 

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