Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

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Avdelning 13

 

Peu après cette annonce claire et nette j’ai dû m’endormir profondément, je n’ai le souvenir d’aucune pensée ce soir-là, je ne me suis pas réveillé de la nuit, j’ai dormi dix heures d’affilée sans interruption, sans notion du temps. C’est le matin. C’est le roulement de mon chariot le long du couloir qui me réveille. Je ne suis pas vaseux, au contraire, peut-être un peu trop éveillé et lucide, sans la moindre trace de sentiments ou d’émotions. Une banale atmosphère matinale, désabusée des mystères de minuit, quasi sarcastiquement froide. Je ne pense à rien, j’observe.

La salle d’opération où on me fait entrer sur mes roues, je l’ai déjà vue de l’extérieur, l’autre jour quand on m’a fait passer devant : le numéro « 13 » qui pendouille au-dessus de la porte est si gros que même aveugle j’ai pu le déchiffrer. Je suis couché sur le dos, je fixe le plafond et j’attends dans cette pénible propreté. Autour de moi des allées et des venues, j’entends des mots bas, leur chuchotement me fait un effet comique : qu’ont-ils à chuchoter, à quoi bon tout ce tact ? On ne m’a pas apporté ici pour faire des politesses.

 

Je vois les hanches d’une blouse blanche qui s’approche, je ne cherche pas à regarder sur le côté, les visages ne m’intéressent guère. On me fait rouler dans la salle. Quatre mains me saisissent par les pieds et la tête, on me lance sur une table très étroite rappelant une planche à repasser à laquelle ils ont accolé le lit. On me tourne aussitôt sur le ventre, ma tête pend en avant dans un petit creux ovale pour que je puisse respirer. Je tente de placer mon visage et mon nez, je sais que je resterai dans cette position pendant des heures, j’essaye de m’y installer, je repère les lieux. En guettant sur les côtés je vois les coins du drap, guère au-delà. J’allonge mes bras près du corps.

 

Des chuchotements encore, directement au-dessus de ma tête, des voix douces mais plus décidées. Puis brusquement tous se taisent. Un fer froid me chatouille la nuque. Puis il se met à vrombir à une vitesse sournoise. Je connais ce bruit. On me tond les cheveux. Mais ils ne se contentent pas du bas comme le coiffeur quand il me fait une beauté. La tondeuse électrique balaie ma tête entière, en longues enfilades. Ensuite on bat de la mousse dessus, le rasoir parcourt gracieusement et rapidement une tête déjà chauve.

Des minutes de silence, j’écoute les pas.

Une piqûre discrète au sommet du crâne. Ce doit être une seringue. Le professeur est-il déjà ici ? Probablement ; deux blouses blanches flottent sur le côté. On m’ajuste sur la tête un objet contondant. Maintenant on dirait que… Oh mais !

 

Un boucan infernal. Hurlant, accélérant son sifflement, de plus en plus vite, de plus en plus fort et poussant de plus en plus vers les aigus, un foret d’acier gigantesque me perce le crâne. J’ai encore le temps de me dire : trépan électrique ! Qu’est-ce que je vous disais ? Ça valait bien la peine tant de tact, de chuchoter discrètement ! Telle une caisse de résonance dans un moteur de mille chevaux brusquement lancé, ma tête siffle, tonne et gronde, infernal fracas du ciel, déchaînement de la terre. Peut-on supporter cela ? Je n’ai même pas idée de me demander si ça fait mal.

Une dernière secousse et soudain tout se tait. Le foret a traversé, il signale que sa pointe tourne dans le vide. Je sens au-dedans un bouillonnement chaud, par le trou ouvert le sang coule vers le dedans.

Ce silence ne dure qu’une minute. Le trépan réattaque et reprend quelques centimètres plus loin. J’observe ce deuxième percement avec plus de sang-froid, sans la frayeur de la surprise. Secousse, silence, cascade de sang vers le dedans. Puis ils ont l’air d’y touiller avec des tubes.

Comment, plus de forage ? Ça court dans tous les sens autour de moi, les deux blouses ont disparu. Tout à coup la table se met en marche.

 

Nous roulons doucement à travers des portes ouvertes et des couloirs. Deux ascenseurs, un pour monter, un pour descendre. Où m’emmène-t-on ? Je vois des tapis qui roulent. Puis une porte de fer qui claque. Je me trouve dans une salle spacieuse, je le sens à la fraîcheur de l’air.

Des chuchotements, des pas. Quelqu’un me tourne sur un côté. On me fixe la tête. Des plaques descendent du plafond devant mon visage. Un éclair violet, puis tout devient noir, puis de nouveau clair. On me retourne vers le haut, de nouveau on me fixe la tête.

Ce doit être la salle de radiographie. On pourrait aussi bien être dans les cintres du théâtre, le gril est chargé de barres, de rideaux, de traverses suspendues. Tout descend du plafond, simplement, proprement, élégamment, aucune machine, aucun instrument de torture sur le sol. Ça y est, je sais, nous sommes dans le service du doux et souriant Lysholm, j’y suis déjà passé. On fait des clichés. Voilà pourquoi on m’a percé le crâne – on a drainé le liquide des cavités cervicales, on y a insufflé de l’air, c’est quand on a touillé dedans. Bref – la découpe reste encore à faire.

Longtemps, très longtemps, on me tourne, on m’ajuste, on me photographie. Jusqu’à quand ça va durer ? Parfois j’aperçois des silhouettes entières qui filent, mais Lysholm, je ne le vois pas. Les quarts d’heure passent.

 

Enfin la table grince, se remet à rouler, retour en salle d’opération, couloir, ascenseur, couloir, ascenseur, couloir. Nous sommes arrivés, j’entends la porte que l’on ferme, on me fait rouler sous la lampe.

Des minutes. Ils doivent étudier les clichés. Puis ils s’approchent de moi. Je suis de nouveau couché sur le ventre, le visage dans le creux. Quelqu’un me colle deux larges sparadraps sur les deux tempes, il les étire, les fixe au bord de la table. Du coup ma tête est immobilisée, comme dans la lunette de la guillotine. Les yeux fixés au sol, je vois un seau sous mon visage, vide pour l’instant. Mes jambes et mes bras tressaillent, je sens qu’on les sangle des deux côtés. Je tire dessus, elles ne lâchent pas d’un millimètre, je ne peux même pas me tortiller. Ça va être dur si c’est long. Je respire régulièrement, je rationne l’air.

 

On tripote mon cou, on farfouille dans mon dos. Je sais ce que c’est, je l’ai déjà vu faire, les assistantes circonscrivent la zone avec des draps. Je n’entends pas l’eau couler, pourtant c’est le moment où le professeur est censé se laver les mains. Peut-être même discute-t-il avec les médecins. Il a même dû allumer une cigarette dans le couloir pendant la radio, il a dû prudemment poser le mégot sur le bord du cendrier quand on m’a ramené. On doit lui enfiler ensuite des gants en caoutchouc, lui attacher de la gaze mouillée stérile devant la bouche et une petite lampe électrique au front.

 

Grand silence. De petites piqûres en cercle. Bon, allons, ça suffira, de toute façon la peau de ma tête n’est pas sensible. Et c’est vrai, je n’ai pas mal, je sens seulement nettement la fine lame qui griffonne un cercle, dessine un grand territoire. Puis elle repasse sur le même dessin. Derrière, sur la nuque, une unique longue incision. Ça ne fait pas mal, mais je le sens. Des pinces cliquettent, tout un tas, les unes à la suite des autres. Ça dure longtemps. J’essaye de guetter sur le côté. Je reconstitue la grandeur d’un mouchoir de poche dans le bas de la blouse blanche qui s’agite devant moi. Il est parsemé de points noirs comme un fichu à pois. Bien sûr, des artères ça ne coule pas, ça gicle.

Des poussées dans le mou, des choses repliées, ce coup-ci l’os du crâne doit être dégagé maintenant, l’aponévrose sur ma nuque a ressauté à sa place. J’entends le trépan qui fait un toc, déjà le troisième.

Je dis à haute voix :

- Eh bien, adieu Frici !

Et je ne suis pas étonné de ne pas recevoir de réponse.

Le crissement du trépan est plus infernal et plus têtu que jamais. Qu’est-ce qui se passe ? Il n’arrive pas à traverser ? J’essaye de tendre mon cou, j’ai l’impression que je devrais les aider, présenter une surface dure et perpendiculaire au foret, sans quoi le crâne pourrait bien se fendre en deux. Ce tonnerre du ciel m’assourdit totalement. Il se modère un peu, peut-être élargit-il l’ouverture. Enfin ça s’arrête.

 

Enfin ça s’est arrêté. Il était temps. Professeur, ne pensez-vous pas que ça suffit comme ça ? Non mais des fois… c’est mon avis.

Je suis d’humeur cavalière, sarcastique, quasiment chicanière. J’ai toute ma tête. Empli d’un mépris farouche de moi-même.

Un violent arrachement. Il a dû accrocher ses pinces dans l’ouverture pratiquée. Tension, pression, craquement, arrachement… quelque chose se brise dans un craquement sourd. Un instant plus tard ça recommence. Tension, pression, craquement, arrachement. Un grand, très grand nombre de fois à la suite. Les déchirements successifs évoquent des boîtes de conserve que l’on ouvre, les craquements qui suivent, on dirait qu’on démonte les unes après les autres les planches d’une caisse cloutée. Je sais qu’il casse et enlève des os par morceaux. Il progresse vers l’arrière. Celui-ci, le dernier, comme si c’était déjà la vertèbre supérieure, il a mis longtemps à branler, à résister, il ne lâchait pas, jusqu’à se laisser enfin arracher.

 

La brutalité de l’opération me saisit. Je m’y adonne avec un plaisir violent, je voudrais presque y aider. En pensée j’encourage le professeur en haletant, je suis contaminé par une rage de destruction. Coupe donc, brise donc, vas-y – démonte tout… attrape la vertèbre, c’est ça, vas-y encore, tiens-la plus fort, tords-la, faut qu’elle lâche ! Eh, tu l’as bien eue aussi, vas-y continue, allez-y les bouchers !

Je halète. Tout papillote en rouge. Si maintenant j’avais une hache ou une barre de fer à portée de la main, je frapperais, je cognerais, je briserais, moi et les autres, avec une volupté insensée.

 

À ce moment-là, tout près de mon oreille, une douce voix humaine attentionnée et amicale traverse ma colère. Courtoise, tendre, presque caressante, telle une main fraîche, courageuse, rassurante, celle d’un chevalier du Nord, une épée marquée d’une croix à la main, pacifiant un païen d’Afrique.

- Wie fühlen Sie sich jetzt ?[1]

La voix d’Olivecrona… ?!... ça ne peut être que la sienne, bien que je ne la reconnaisse pas, jamais avant (ni après) cette voix n’a été si douce, veloutée, encourageante – pleine de prudente compassion et de compréhension – mais est-ce vraiment sa voix ? Serait-ce la gaze qui assourdit la voix ?

Je ressens une honte profonde, profonde, en même temps qu’une douleur lancinante dans mon crâne ouvert. C’est avec étonnement que, au lieu d’une injure encolérée, j’entends ma propre voix courtoise et penaude qui répond :

- Danke, Herr Professor… es geht gut ![2]

 

L’ambiance a changé. Après l’ouverture du crâne un silence relatif s’est établi. Mais le silence n’est pas rassurant. Je suis pris d’une faiblesse, et même d’une panique soudaine. Seigneur, je n’ai pas le droit de perdre connaissance. Qu’a-t-il déjà dit une fois à ma femme à propos d’un malade ? « Je n’endors pas un patient de type européen, avec le malade éveillé j’ai vingt-cinq pour cent de risques en moins. » Oui, nous collaborons, je dois être tout aussi attentif que lui, tout est une question de millième de millimètre. À l’instant où je perds connaissance, je perds aussi la vie.

Concentrons-nous donc. Je dois vouloir, je dois produire de l’attention, je dois produire des pensées, des pensées claires, comme une mécanique. Je dois rester éveillé. Voyons. Je suis éveillé, je sais où je suis, on m’opère. Ils sont probablement en train d’ouvrir l’encéphale, proprement, avec une belle régularité, une incision, une pince, et cetera, comme un tailleur. Logiquement, pourtant de façon inattendue, je repense à l’opération du cerveau menée par Cushing dans le film d’amateur. Oui, c’était un travail propre, bien fait – je me rappelle avoir dit : dans les grandes cuisines d’un palace de luxe, le chef en toque blanche nettoie une cervelle, il en prépare des croquettes. Non, non, c’est une ineptie, pensons vite à autre chose. De quoi s’agit-il ? Oui, c’est ça, si je suis rapidement en mesure de déterminer où j’ai rangé mon stylo, dans ma chambre, dans le tiroir de ma table de chevet, alors je suis éveillé. Non, non, ce n’est pas bon non plus, récitons plutôt cette ballade, ça me permettra aussi de mesurer le temps qui passe, elle dure un bon quart d’heure, du début à la fin, ce sera toujours ça de gagné. Et je commence : « Le preux Pázmány arpente l’immense salle des chevaliers dans son château … »

 

- Wie fühlen Sie sich jetzt ?

- Danke, Herr Professor, es geht…[3]

 

Bigre, ce n’est plus ma voix. C’est une voix de tête, perçante, qui a répondu à la question, une voix venue de très loin. Je vais cesser ce jeu, je ne répondrai plus, je cesse de me faire peur inutilement.

De toute façon – de toute façon la chose a dû bien avancer – depuis quand je suis couché ici ? Mes mains et mes pieds sont complètement engourdis – pourquoi ne relâche-t-on pas les attaches, rien qu’un peu – de quoi ont-ils peur ? Que je gesticule ou que je renverse la table ? Allons donc ! Ils vont s’étrangler… ils vont s’étrangler, mes membres…

On pompe, de nouveau on pompe quelque chose. On draine. Ça lampe, ça sirote – dites donc Messieurs, comptez-vous encore longtemps farfouiller là-dedans ? Moi, je me tais gentiment, poliment, vous pouvez le constater, mais jusqu’à quand comptez-vous gratouiller comme ça ? Je serais très honoré que… que vous vouliez bien me tenir au courant. Je suis ici après tout, si vous permettez, et je me sens, je l’avoue, un tantinet concerné ; ça m’intéresserait de savoir jusqu’à quand doit encore durer ce farfouillage mou, cette patouille.

Moi.

Oui, moi – moi ici – moi et vous, Messieurs – avons-nous jamais été, serons-nous jamais si proches les uns des autres ? Car je sais pertinemment que vous en êtes à ma cervelle. C’est là-dedans que vous pataugez, où vous avez pompé pour mieux y accéder… Ma cervelle. Elle doit palpiter.

 

Ça fait mal ? ça ne fait pas mal.

 

Ma cervelle ne me fait pas mal du tout. Un instrument tombe sur une plaque de verre avec un cliquetis sec, ça, ça fait mal. Et une pensée éphémère qui me vient, mais qui n’a rien à voir, mais que je n’arrive pas à chasser, elle fait mal aussi. Elle joue des coudes pour m’envahir, je la repousse, ça fait mal.

 

Non, ma cervelle ne fait pas mal. Fait-elle mal ? N’est-ce pas plus inamical, choquant, que si elle faisait mal ? Je préférerais la douleur. Cela fait davantage peur que la douleur, c’est invraisemblable. Il est invraisemblable que l’on soit couché sur une table, le crâne ouvert, la cervelle à l’air – il est invraisemblable d’être couché ainsi vivant – il est invraisemblable, inconvenant d’être quand même vivant – non seulement vivant mais veillant et pensant. C’est inconvenant, pas beau, pas naturel – comme il n’était pas naturel non plus… alors… à cinq mille mètres d’altitude… un objet lourd et pesant… qui ne tombe pas… comme il devrait… Non, non… Messieurs, comment disait déjà le petit canard… doucement, tout honteux… lorsqu’on lui a replié le cou… ce couteau n’a pas sa place ici… ça pourrait être dangereux…

Ne chuchotons pas, Messieurs. Je pourrais tout entendre si ça ne me gênait pas de m’écouter. Ne chuchotons pas. J’entends les chuchotements qui s’accélèrent. Ils s’accélèrent et se font hargneux. Et impudiques. Ne chuchotons pas, cela est indigne. Ce n’est pas de ma faute, je n’y suis pour rien. J’en ai honte. Allons, allons, recouvrez enfin la nudité de ma cervelle.

 

Ce doit être à ce moment-là qu’on a ôté la lampe du front d’Olivecrona, il a enfoncé un petit spot dans la cavité et, à cette lumière, dans la moitié droite du cervelet un peu plus rouge, sous le deuxième lobe de la pia mater, il a aperçu, puis il a tâté légèrement la tuméfaction. Il était onze heures, l’opération durait depuis deux heures.

 

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[1]              Comment vous sentez-vous maintenant ?

[2]              Merci Professeur, ça va bien !

[3]              Merci Professeur, ça va…