Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

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Addis-Abeba

 

Budapest, 4 mai 1936, lundi. On est d’un soupçon encore plus morose parce que c’est un lundi et à Budapest, ville de cafés et de lecteurs de journaux, chacun est en manque de son quotidien préféré. Obligé de se contenter des journaux du lundi matin. À Paris Léon Blum consent apparemment à former un gouvernement. « Elle commence bien, cette semaine ! » - disent ironiquement les conservateurs, comme dit le Tsigane que l’on emmène pendre.

 

*

 

Cini qui vit sa vie libre de jeune homme aurait normalement une bonne journée, il n’a des cours que jusqu’à midi, et il a eu son nouveau costume qu’il a étrenné samedi avec mon ami B. Son prof de gym lui demande de mes nouvelles à la première heure, puis les autres en font autant. Il finit par apprendre de l’un d’eux qu’on m’opère, oui, c’est vrai, maman m’en a parlé dans une lettre la semaine dernière. C’est donc aujourd’hui.

Rue Reviczky, Rózsi s’affaire dans la chambre vide, elle fait son ménage mais ne referme pas la fenêtre, il fait beau. L’enfant Pali est rentré de bonne heure, il court dans tous les sens, l’appartement lui appartient. Youpi, il a trouvé la trompette, taratata ! Mais Rózsi accourt de la cuisine – vas-tu immédiatement poser cette trompette ?! Ne sais-tu pas que le pauvre Monsieur est en train d’être opéré ? Tiens, prends plutôt la Bible, tu ferais mieux de prier. Pali grommelle quelque chose comme « la trompette ne s’entend pas si loin ».

Son père, Pál Szabados, est allé sur le boulevard, il y a peut-être du travail en vue. Quand il traverse la place Kálmán Tisza, il entend mon nom. Deux messieurs discutent non loin du théâtre.

- Oui, je l’ai lu. Aujourd’hui ou demain. Ce n’est pas drôle, mon vieux.

- Je sais, ce serait dommage de le perdre, même comme homme c’était un brave type.

- Tu l’as connu ?

- J’ai échangé un jour deux mots avec lui.

 

*

 

À Siófok, Gabi se baigne dans le Balaton, il s’est égratigné la main, il frappe chez le médecin de la plage, lui réclame de la teinture d’iode. Le médecin lui demande de mes nouvelles, oui, il était en fort mauvaise forme quand je l’ai vu la dernière fois, mais il va être opéré, bientôt, à… à Stockholm, oui, oui, mais comment le savez-vous ?

Madame veuve Sch. dans une chambre meublée des faubourgs, une chère âme romanesque, se retrouve derrière sa table, le regard songeur, un stylo à la main. Elle écrit déjà sa quatrième longue lettre mais elle n’en envoie qu’une, elle glisse dedans quelques pétales de rose. N’est-ce pas, Seigneur, tu m’aideras ? Elle est prête à renoncer à me voir jamais, pourvu que je guérisse.

 

*

 

Au Bois de la Ville on dresse déjà les tables dans le jardin chez Gundel ; la piscine à vague est rouverte, il y a peu de monde pour le moment, le cher gros maître-nageur s’enquiert de moi auprès d’une connaissance. « Vous savez, pas plus tard qu’en automne, il faisait encore allègrement du toboggan ici, ce coquin de Cini était tout le temps sous l’eau, il fauchait les chaussures aux pieds des femmes comme un Indien – ça en faisait des cris ! Je parie que Cini va revenir dans les deux jours ! » Là-haut, dans le silence du beau sanatorium du Mont des Souabes, dans le hall, le professeur Gy. est en train d’expliquer à quelqu’un qu’avant mon départ j’avais passé une semaine ici au premier étage, il s’était tout de suite douté que c’était grave.

 

*

 

Oui, on parle beaucoup de moi çà et là.

Adolf, le brave standardiste de la rédaction, répond déjà mécaniquement aux nombreux appels. Oui, on est en train de l’opérer, oui, je vous en prie, un compte rendu détaillé paraîtra dans le numéro de midi, que l’intervention soit terminée ou non. Comment est-ce possible ? Eh bien nous avons appelé Stockholm, à neuf heures et demie, puis à l’instant, la conversation est en cours, j’entends dire que jusqu’ici tout s’est bien passé, mais je vous en prie, il n’y a pas de quoi ; allô ?... Oui, je vous en prie, on est en train de l’opérer, dans notre édition de midi vous trouverez un compte rendu détaillé…

 

Et par-delà les montagnes de la Scandinavie, au-delà des forêts de sapins, parmi les lacs bleus, le fil court le long des remblais en ondulant dans l’air salé coupant, il monte et il descend entre les poteaux, il ne regarde ni à gauche ni à droite, comme un petit porcelet qui court vite vers sa maison en couinant quand on lui lance des pierres, il couine et il continue de courir. Des paysages changent, du vert furieux au gris sale, il court à travers la frontière, des nuages s’amoncellent en haut, là-haut, au-dessus de Hambourg, au-dessus de Nuremberg, à travers Berlin, à travers Vienne, au long de la vallée de la Vag, à travers la plaine hongroise où la prairie s’est déjà habillée de vert et les arbres fruitiers se couronnent de feuillage, le mince fil court, il court, à travers les égouts des faubourgs il se faufile jusqu’au central, il court le fil et la parole court dans ce fil, aller et retour, en un millième de seconde, la parole des hommes, mais le fil, ça lui est égal. Aux poteaux aussi ça leur est égal, ils sont en bois, invalides mutilés, découpés, de la société universelle des arbres. Eux, ce sont les arbres qui les intéressent, arbres mutilés et douloureux, peinés quand ils interrogent quelqu’un, tout au plus le fil lui-même, s’il n’y a pas un message particulier pour eux. Viens-tu de loin, frère fil ? – demande en chuchotant le poteau de bois à Stockholm, quoi de neuf dans le Sud ? Est-il vrai que vos cerisiers sont déjà en fleur alors que chez nous ils n’y arriveront que le mois prochain et sur moi plus jamais ?

 

À neuf heures et demie, ma femme court en tous sens en grande excitation dans les couloirs, elle est demandée au téléphone par la rédaction de Budapest. Parlez, dites ce que vous pouvez, durant un quart d’heure. Une sténographe transmet ce qu’elle dit à l’état brut au rédacteur en chef, passage après passage, de là à l’imprimerie, on met sous presse à midi. (Elle a tout à fait raison de ne communiquer que des faits, sans le moindre commentaire subjectif, comme il convient à elle qui est médecin et de même à moi.)

 

« … l’intervention a commencé à neuf heures et il est peu probable qu’elle se termine avant treize heures… J’ai écouté à la porte à l’instant, on entend les gémissements du malade…

… le professeur est un homme merveilleux…

… oui, avec un trépan électrique… On vérifie la tension chaque minute… On lui fait respirer de l’oxygène… Du sérum physiologique et des transfusions sanguines si nécessaires… Un homme du groupe sanguin de mon mari, se trouve dans la pièce voisine, espérons qu’il ne sera pas nécessaire…

… on est en train de retirer l’os à l’arrière du crâne…

… il est complètement conscient, le professeur garde un contact permanent avec lui, psychiquement aussi … Au commencement il a pratiqué une ouverture dans le crâne et a réalisé une prise de vue à l’intérieur… Il est aussi éminent en tant que neurologue qu’en tant que chirurgien..

… aïe, je vois d’ici où je me trouve qu’on fait venir cet homme… oui, oui… bonne journée… »

 

Les collaborateurs se groupent autour du téléphone. Chaque phrase transmise par la sténographe est suivie d’un silence. La communication terminée, les gars se dispersent, chacun vaque à ses occupations. Misu s’élance dans le couloir, il doit monter l’édition de l’après-midi, s’il a de la chance il peut encore passer le discours radiodiffusé de Mussolini. Pecsus[1] s’installe également pour dicter la page des sports. Il a du mal à se concentrer, sa pensée revient sans cesse à la visite qu’il m’a rendue deux semaines auparavant chez moi, il avait raconté dans les détails son propre voyage à Stockholm comme champion d’escrime, le premier ministre devant lui sur ses patins à glace traçait des canadiennes arrières. Le jeune et talentueux P. aux yeux enthousiastes pense aussi à moi avec une compassion véritable en écrivant son bulletin du jour, il tente de faire un résumé, comment c’est déjà ma phrase devenue célèbre ? « En humour je ne plaisante jamais ». L’esprit de S. est traversé par une méchante petite caricature que j’ai un jour faite de lui, mais ensuite un de mes vers lui revient et le poète qu’il est s’apaise. Le rédacteur en chef pense à un médecin de Budapest. K. cligne des yeux derrière ses lunettes avec une affliction sincère, il se surprend à rédiger la phrase introductive d’un papier à écrire éventuellement : « Le petit acrobate, arrivé tout en haut de son échafaudage, a tiré le violon de son maillot pour jouer la grande mélodie de sa vie, quand tout le méchant échafaudage s’est écroulé. » Ce petit garçon, c’est-à-dire moi, est le héros d’une de mes anciennes nouvelles. La nécrologie qui commencerait ainsi, il pourrait hélas en avoir besoin demain matin, en tout cas il faut l’avoir toute prête. Pas besoin de titre. Le titre sera mon nom encadré de noir.

 

Dans le hall une inconnue endeuillée, elle est assise, elle est en pleurs. Elle ne pose aucune question, les gens la regardent avec étonnement, lui demandent qui elle attend. Elle ne répond pas.

 

À midi et demie le journal est dans les kiosques, certains s’arrêtent dans la rue pour ouvrir la page cinq, en la lisant ils jettent un regard mécanique vers l’horloge de la colonne d’affichage : non, ce n’est pas encore fini, le résultat se trouvera dans l’édition du soir.

Le soir donc… qu’y a-t-il d’autre ? Ah oui, les nageurs, le match à Vienne et ça. Tout est pour le soir. (On aime les sports à Budapest.)

Le corso du quai du Danube est déjà animé. « Le journal, s’il vous plaît ! » Mon vieux, c’est ce qu’on appelle le modernisme dans les communications, hein ? Lui, il est encore là-bas, étalé sur la table d’opération et moi je lis ça ici. À ton avis, qu’est-ce que c’est que du sérum physiologique ?

Des nuages défilent au-dessus de la Citadelle, le pont Erzsébet est activement silencieux.

 

*

 

Quelqu’un hoche la tête dans le tram. Écoutez, je viens de lire ça, permettez-moi, mais comment une épouse peut-elle parler de son mari avec une telle objectivité pendant qu’on le… écoutez, ma femme à moi…

Plusieurs photographes ouvrent leur vitrine, y placent mon portrait. C’est ma photo grandeur nature qu’on monte Place Vörösmarty sur la colonne d’affichage. Pista S. se trouve sur place, le portrait le rend songeur : c’est curieux, c’est une photo récente, on dirait qu’il a un sourire bizarre, humble, comme qui s’excuse, la tumeur devait déjà être là. Il a quelque chose d’un Bouddha.

L’élégante silhouette de Miklós longe l’avenue Miklós Horthy, il a la démarche difficile… son asthme le fait souffrir. Son étude sur Széchenyi a récolté récemment un succès bien mérité. Mais maintenant il a autre chose en tête. Il esquisse un sourire, il pense à une de mes blagues badines, aux farces que nous nous faisons. Ce serait bien que je me tire de ce pétrin, il a plein de choses à me dire à mon retour, et d’ailleurs il les dira. (J’étais encore en convalescence quand il est mort.)

Et Dezső, et Zoltán pensent à la même chose, à ce que nous nous dirons. Ils aimeraient être là auprès de moi, m’encourager, de quoi as-tu peur, andouille, ça se passera très bien… parlons d’autre chose. – C’était bien ficelé ce que tu as écrit sur la mort du chien – et puis c’est une bonne chose de permettre aux gens de pleurer pour nous, et de nous aimer enfin sans gêne, sans se gêner du fait que nous vivons.

(Dezső n’est plus de ce monde, et Zoltán non plus[2].)

V. pâlit un peu quand il entend parler de moi. C’est son jour, siffle-t-il entre ses dents, jaune de jalousie.

 

*

 

Mon secrétaire, Dénes, est arrêté à tout bout de champ. Quoi de neuf, que sait-il, quelles sont les dernières nouvelles ? Sz. est particulièrement chaleureux et assidu, il se fait accompagner jusqu’à l’île Margit, il veut tout savoir dans les détails. Quelqu’un demande même à Dénes s’il n’a pas sur lui un de mes manuscrits.

 

*

 

Vers une heure le public commence à se rassembler dans mon café habituel. Quelques personnes prennent place aussi à ma table orpheline, des copains, des connaissances. Le garçon, Tibor, se tient à quelques pas, l’oreille aux aguets. Il s’agit de moi, le débat est animé, porte sur des sujets médicaux. Écoutez, les gars, je dois avouer que je ne sais même pas avec précision ce que c’est qu’une tumeur. Oui, d’accord, je comprends le mot, mais dans le cas présent ? Imbécile, il n’y a pas de « cas présent », c’est un terme général, il signifie une excroissance quelconque. Ah bon – mais alors désormais nous ne l’appellerons plus humoriste, mais tumoriste. - C’est très bon, mais pas nouveau, quelqu’un l’a trouvé à Vienne avant toi.

Une dame aimable, guide touristique, invite les passagers d’un autocar : Ladies and Gentlemen, nous nous trouvons à la Tour panoramique Erzsébet. Nous sommes sur le sommet du Mont János, c’est le point culminant de Budapest. Que dites-vous de cette vue ? D’aucuns prétendent qu’elle est plus belle que depuis la Tour Eiffel ou le Campanile. On va grimper dans la tour, d’accord ? Ah, Madame est suédoise ? Comme vous parlez bien l’allemand ! Je suis allée en Suède, actuellement c’est un de nos chers amis qui s’y trouve, un célèbre écrivain hongrois, il subit malheureusement une très grave opération… comment s’appelle déjà le chirurgien ? Oli… Oliv… oui, c’est ça, Olivecrona, vous connaissez donc son nom ? Est-il si célèbre chez vous ? Je me sens rassurée.

 

*

 

Dans la morgue de la rue Szvetenay les corps sont alignés en silence dans leur casier de tôle. Le tapis de glace goutte sous les cadavres. Leur visage est indifférent, parfois étonné. Expression d’étonnement ou d’indifférence, mais expression quand même. Une expression qui n’a aucun sens puisqu’elle n’exprime rien. Un huissier, accroupi sur le seuil, mange du lard. Un collègue lit le journal à haute voix, le titre du compte rendu de l’opération. L’huissier tranche un morceau de lard.

- C’est qui, cet homme ? – demande-t-il avec un intérêt modéré.

 

*

 

On compose le journal du soir. La manchette est déjà prête, en lettres capitales : « Les Italiens ont occupé Addis-Abeba. »

 

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[1]              Attila Pecsauer, champion d’escrime.

[2]              Dezső Kosztolányi et Zoltán Somlyó, poètes et amis.