Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

<             Amerigo Toth - Karinthy                                     KF_d                            >

Chrysanthèmes

 

Combien de temps ça va encore durer ? Je commence à ne plus me concentrer, puisque je ne comprends rien à toutes ces allées et venues, crissements, déclics, pincements, sinon qu’ils font tout méticuleusement, très vite, bistouris et pinces et ciseaux s’agitent à une allure ensorcelée, mais il y a une multitude de détails, impossible de rester concentré. Parfois s’installe un silence inattendu, pendant des minutes. Alors je me reprends tout en pressentant que ce n’est pas encore la fin, parce qu’ils sont présents, immobiles, il se peut aussi que ce soit la « grande scène », comme l’orchestre qui se tait et retient son souffle pour ne pas déranger quand l’acrobate se prépare au clou de sa production. J’essaye de spéculer. Peut-être, ayant dévoilé la tumeur, médite-il derrière les plis de son front, comment s’y attaquer entre les possibilités qui affluent,. Va-t-on pouvoir pratiquer l’ablation ? Se niche-t-elle trop profondément pour qu’il ose y toucher ? Ou est-il déjà dedans, en train de l’extraire, de la peler comme une orange sanguine à peau fine ? Une terreur me traverse de nouveau l’esprit – pourquoi je n’entends plus un mot maintenant (tout à l’heure ça m’incommodait), il n’a quand même pas… quand même pas sectionné… sectionné le… comment on dit déjà ?... le nerf acoustique – auditif ? Non, non, n’est-ce pas ? Il doit m’en vouloir de ne pas lui avoir répondu, il ne pose plus de questions. Je m’efforce à dire quelque chose, mais je suis trop fatigué, j’y renonce. Enfin, on dirait que j’entends, très faiblement, gémissante, ma propre voix, à moins que je ne l’imagine seulement. Je dois fortement me concentrer pour comprendre ce que je gémis, au moins moi, si eux ne peuvent pas l’entendre. Ça commence par une sifflante, et je suis tout étonné quand je finis par me déchiffrer puisque ce n’est pas ce que je voulais dire.

« Sangles… sangles… », c’est ce que je geins, obstinément, miaulant.

 

Que je ne ressente plus aucune douleur ne me rassure pas. Ce serait plutôt le contraire. J’y vois une menace muette, pourtant de plus en plus narquoise, les préparatifs du pire, l’instant interminable pendant lequel le tourmenteur ajuste les brodequins avant de les placer. Parce qu'il est impossible qu’ils touillent dans le cerveau sans que cela fasse mal, c’est trop étrange, ou alors cela signifie que… d’autant que l’état d’excitation d’un petit nerf là-dedans, dans la boîte qui est maintenant ouverte, causait il y a peu une douleur à en devenir fou, au point que je voulais me briser la tête. Chacun sait, nous le savons tous, ce qu’est la cervelle, qu’il suffit de plonger dedans en perçant le crâne ou lui asséner un coup à travers le crâne et c’en est fini du bonhomme… alors qu’ici… depuis quand déjà… complètement à l’intérieur… des bistouris et des pinces et des ciseaux… est-ce possible ? Est-ce permis ?... Ne faudrait-il pas les avertir que ça suffit comme ça… après tout… tout grand savant qu’il soit, il a pu l’oublier… qu’en général il suffit d’y enfoncer un objet… Il faudrait peut-être hurler comme si ça faisait mal ?... Mais hurler comment alors que ça ne fait pas mal ? Je décide que je hurlerai si ça fait mal, pas par impatience ou terreur, puisque je ne m’en plaindrais pas trop, je m’en réjouirais plutôt, juste en guise d’avertissement, pour dire que je vis encore, qu’il fasse gaffe, qu’il cesse. Car tout de même, il est un peu long ce mou touillage, ce farfouillage, même s’il a gagné en vitesse et habileté, c’est très habile, il faut le reconnaître. Il faut le reconnaître, vraiment. Il touille et il farfouille, ce sacré cuisinier, avec ses gestes agiles et véloces sur la planche à pâtisserie, il donne une forme au tas de farine, il y ménage un trou en un clin d’œil, pendant qu’avec l’autre main il a déjà cassé l’œuf et vidé son contenu dans le cratère, la boule jaune brille un instant, puis il touille et farfouille… Admirable.

 

Oh mais… surtout ne pas s’endormir… ou alors je suis foutu.

 

De l’image embrouillée qui n'a pu se former qu’après cela, je suis incapable malgré tout mes efforts de mémoire de décider si elle s’est déroulée en moi à cet instant-là, pendant l’opération, ou bien plus tard, les jours suivants, quand je délirais de fièvre. Il n’est pas exclu que le désordre temporel (j’y reviendrai) vînt justement de s’installer, et qu’il ait fait place à une série d’images postérieures qui, se projetant en arrière dans le temps, a été encastrée ici. Il est en tout cas certain que quand je fais défiler (dans une quasi-transe, médium de moi-même) ces images développées avec un soin forcené et forcées à remonter en surface, ce film enterré entre les circonvolutions et les ganglions de mon cerveau, c’est à cet instant qu’il se manifeste. Par conséquent j’essaye de le fixer ici.

 

La vision consiste clairement en ce que je me projette dans la salle d’opération. On a éteint le grand lustre pour avoir une luminosité homogène.

Olivecrona (à moins que ce ne soit moi-même), avec le bandeau sur le front, se penche en avant : de son pied il dégage le coin de sa blouse qui s’est entortillée dans le petit tabouret rond et haut. Sa lampe frontale éclaire la cavité qu’il est en train d’explorer. Il a déjà pompé la sécrétion jaunâtre, les lobes du cervelet se sont affaissés, séparés, l’intérieur de l’œdème ouvert est bien visible. Il a pincé les vaisseaux coupés par l’incision, il les a cautérisés avec son couteau électrique incandescent.

À ce moment il voit l’angiome. Une nodosité rouge de belle taille, elle réside là, à l’intérieur de l’œdème, un peu sur le côté : englobée dans sa bulle on dirait un petit chou-fleur. Sa surface est boursouflée. Les boursouflures créent des dessins, une sculpture en relief. Comme un grand camée dans lequel on a gravé un motif. Le motif représente le buste un peu flou d’une femme – elle tient dans ses bras un nourrisson dodu serré tout contre sa joue. La mère est coiffée à l’italienne d’un mouchoir en dentelles, le bambin est de profil, il s’accroche au cou de sa mère.

C’est presque dommage de s’appliquer à le détruire. Il cautérise prudemment mais sans ménagement le périmètre du camée dont toute la masse se détache nettement du tissu jaune environnant. Le relief pâlit, il s’aplatit, se dissout, se brûle. Il convient maintenant de le peler, de l’excaver. Un couteau effilé à bout plat, portant une petite lampe, balaie le terrain avec légèreté et brio, il s’enfonce, il virevolte. Il ne s’enfonce jamais dans le cerveau. Olivecrona se mord la lèvre inférieure. Écolier, pendant qu’il traçait les contours d’un dessin à l’encre de Chine, ou pour dessiner des cartes, ou en dessin libre quand il lui fallait remplir les surfaces de vert et de rouge, il veillait de la même façon, avec cette satisfaction secrète, à ce que la couleur ne déborde pas. Maintenant le travail avance bien, la chose s’est détachée, il la tient à la main. Comme une boule de caoutchouc qui flotte librement dans une autre boule plus grande, dans une sorte de milieu aqueux – elle flotte et tourne « dans son jus amer » - la boule. Un grand morceau de fer sur son côté. Dieu sait comment il est arrivé là, quelque chose a peut-être percé l’enveloppe extérieure quand la voiture roulait à toute vitesse, à travers des routes enragées, montait et descendait des côtes, haletant et hoquetant – ou encore un éclat de shrapnel sournois s’est-il incrusté là, en secret, nous ne l’avons même pas remarqué puisque le territoire n’était pas officiellement sous le feu et, n’est-ce pas, il est interdit de tirer sur des civils.

Non, il ne s’agit pas de cela.

Tous ces mages vêtus de blanc, masqués de blanc, ne sont que décor et figuration dans ce mystère classique qu’ils sont en train de jouer. Olivecrona ne joue pas la comédie, lui. Il est là, assis en blouse de travail au standard, devant le panneau plein de trous et de fiches bananes. Il établit et défait, établit et défait les connexions. Il s’y retrouve parfaitement dans les nœuds gordiens de ces fils minces. Il sait qui veut contacter qui. Un casque d’écoute aux oreilles, il observe, la tête froide, cette pagaille de messages batailleurs, de plus en plus passionnés, pressants, haletants. Il l’observe, mais son but est uniquement de contrôler les contacts, le contenu ne le regarde pas. Il a raison. Le contenu est épouvantable. Qui sont ceux qui se disputent, qui sont ceux qui querellent et exigent et supplient et menacent, les uns sur le dos des autres ? Pour chacun seul son propre problème compte et urge. Ignoble pétaudière, disharmonie. Tout à coup, de loin, de très loin à l’extérieur, le central d’un pays étranger s’en mêle. Aristocratiquement hautain, il réclame le directeur, il se fiche des bureaucrates subalternes, il est sûr de lui comme si dans cet autre pays le plus grand ordre régnait. Quelques parasites grincheux se font pourtant entendre. Olivecrona branche et débranche, branche et débranche. Mais la ligne extérieure ne cède pas, elle est de plus en plus acerbe et de plus en plus arrogante – comment ça, vous n’avez pas entendu ce que je dis ? J’exige, j’exige une réponse ! Et sans tergiverser – oui ou non, oui ou non ? Des voix apaisantes de ce côté-ci. Veuillez patienter, veuillez patienter, il convient de satisfaire d’abord ceux qui vous précèdent. Pas question, ceci d’abord, c’est plus important que vos minables petites affaires intérieures, rien d’autre ne compte, je dois savoir, moi, je dois savoir, je me moque du reste, l’a-t-il dit ou ne l’a-t-il pas dit, oui ou non, sinon je raccroche. Mais ce n’est pas possible, la chose n’est pas aussi simple, il s’agit d’autre chose, ou plutôt, il s’agit aussi d’autre chose… laissez-moi terminer… allô, allô ! Allô… ..  !

Au central la voix s’acharne à hurler, elle fulmine, vitupère, on entend rigoler de plusieurs côtés, allez, allez, on veut un bon petit scandale, chut, écoutez ! Olivecrona ne rit pas et ne  s'énerve pas : il se concentre sur les fils, il voit que le mince fil ne supporte pas les hurlements, le courant est surtendu, le fil d’acier s’échauffe et rougeoie, puis sa fine enveloppe grise lance un éclair et s’enflamme. Court-circuit ! Il tire vite une manette, il déclenche un interrupteur, un silence mortel s’établit comme quand on coupe le câble principal. Dans ce silence ses doigts de magicien se mettent à s’agiter à toute vitesse, il tâte le fil brûlé dont l’isolation s’est faite croûte boursouflée. Il la gratte prudemment avec son fin scalpel, il la pèle, il l’extirpe.

 

Je tente de m’agripper, de me cramponner, avec mes courts doigts maladroits. Il me met en garde avec une infinie douceur – attention, il est interdit d’y toucher maintenant. Oui, Monsieur le Professeur, je sais, mais alors je risque de rouler dans ce gouffre obscur, mes pieds n’ont plus d’appui. Patience, vous devez encore tenir bon. Oui… Monsieur le Professeur… mais c’est difficile… très difficile… Vous devez garder le silence, ça vous calmera. Vous devez garder le silence. D’ailleurs, vous auriez dû garder le silence, depuis le début. Que voulez-vous dire ? Il se penche tout près de mon oreille. Il chuchote quasi silencieusement pour que personne d’autre que nous deux ne l’entende. Avez-vous vu la chose avec le fil ? Eh bien c’est à cause des hurlements. Ces hurlements, cette colère. N’aviez-vous pas l’impression à ces moments-là que votre tête allait éclater ? Eh bien sachez que dans ces moments-là le sang circulant enflait les vaisseaux – sur l’un d’eux une hernie s’est même formée -, tout a commencé comme ça. Oui… je comprends… mais comprenez-moi vous aussi, Monsieur le Professeur… pouvais-je tolérer… était-il possible de tolérer… l’injustice… l’avidité, l’égoïsme… Déjà dans mon enfance… on m’a accusé, alors que j’étais innocent… on n’a pas écouté ma défense… on m’a claqué la porte au nez… je trépignais, je frappais, je donnais des coups de pied… ce n’est pas tolérable… Mais si, on peut et il faut tolérer. Je comprends… je comprends… donc… Oui, donc, en silence… avec légèreté, décontraction… avec décontraction, comprenez-vous ? Oui… je fais comme vous dites… C’est bien – c’est déjà mieux, n’est-ce pas ? Wie fühlen Sie sich jetzt ? Danke, danke, danke Herr Professor…

 

Je suis certain d’avoir entendu la troisième question. Et à partir de ce moment, apparemment, ma peur a disparu. Ma résistance aussi avec la peur. Évidemment il m’est difficile de déterminer maintenant si j’étais alors encore conscient ou non. Mais il est probable que je n’avais plus peur de l’inconscience. Et je ne me demandais plus jusqu’à quand ça allait durer. J’étais bercé par une indifférence engourdie et bienfaisante.

Peut-être plus que de l’indifférence. Il serait exagéré de dire que je me complaisais dans mon état. Mais je m’y suis habitué. Je m’y suis fait, je me suis laissé aller.

 

Mon dernier souvenir est un petit étonnement suivi d’une frayeur. J’étais comme qui n’a plus aucun problème personnel, intérieur, comme qui ne veut qu’observer, tout, vers l’extérieur. Et je ne m’en suis pas privé. Et pendant cette observation je me suis arrêté et je me suis mis à batailler avec moi-même. Allons ! Non ! Mais si ! Comment est-ce possible ? Deux grands chrysanthèmes blancs. Je dis bien, chrysanthèmes. Ils sont ici, sous mes yeux, ni du coton, ni de la gaze, mais des chrysanthèmes. En guettant de biais sur le côté, comme avant je guettais le bord de la blouse – j’ai justement une vue sur les fleurs, on dirait des plumeaux. Comment sont-elles arrivées ici ? Voyons un peu. C’est bizarre, dans une salle d’opération, loin dans le Nord. Bon, gardons notre calme, réfléchissons, je finirai par comprendre. Ça y est, j’ai compris. Un contrôle de réaction comme les autres, la prise de tension et toutes les questions. On veut vérifier mon odorat, si je ne l’ai pas perdu, c’est pourquoi on les a poussées ici, sous mon nez. Mais les chrysanthèmes n’ont pas d’odeur.

Alors je suis figé de terreur.

Par le Ciel – suis-je allongé sur un catafalque ?

Mais non. Tout à coup je réalise, comme la nuit quand on remet enfin à sa place son lit retourné dans son imagination, ou l’insecte gisant sur le dos qui essaye de se retourner : je réalise que mon visage est maintenant tourné vers le haut, plus vers le bas.

 

J’étais couché sur le dos, dans mon lit, dans ma chambre. Les deux chrysanthèmes se dressaient élégamment dans un joli vase sur ma table de chevet. Il devait être cinq heures. J'avais été inconscient pendant la dernière heure de l’opération. Inconscient quand on m’a ôté les sangles ; mes bras et mes jambes pendaient, inertes.

 

<                                                                                                                >

retour page de garde

retour page daccueil