Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

<             Amerigo Toth - Karinthy                                     KF_d                            >

Un demi-chien noir court vers Trelleborg

 

Passent ensuite deux journées véritables dont je n’ai guère de souvenir. Des notes me tombent sous la main, quelques pages d’écriture, ma femme a parfois griffonné sur papier les élucubrations que je débitais. Elles ne valent pas la peine d’être citées, elles ressemblent aux descriptions de symptômes des schizophrènes, leurs logorrhées notées par le personnel des asiles : méditations philosophiques, étalage de « ma culture », observations pédantes sur des détails insignifiants. Le tout me fait maintenant l’effet d’un inventaire que l’on fait dans son logement après un cambriolage – chaque image surgie ou venue de l’extérieur, je l’examinais minutieusement pour voir si les associations d’idées qui s’y rattachent existaient toujours, s’il ne manquait pas une pièce du service de porcelaine auquel j’avais si soigneusement veillé. C’est ainsi que je palabrais, je crois que c’est mon subconscient qui vérifiait méticuleusement le contenu de ma tête cassée. « Il faut poster ce courrier, cette lettre importante, un timbre est collé dessus, la direction des postes y tient, Kerstin doit la poster, même si la logique des femmes n’est pas crédible, on peut peut-être leur faire suffisamment confiance pour…, comme le dit ce…, ce Français, comment il s’appelle, son nom va me revenir. » J’ai souvent observé chez ceux qui reviennent à eux après un évanouissement comment ils se soucient de détails, s’ils n’ont pas perdu leur mouchoir ou un petit objet. Il ne s’agit nullement de « visions » grandioses sur le passage de la vie à la mort comme le croient les enthousiastes romanesques et les mauvais observateurs. En outre on trouve de nombreuses plaisanteries et des tournures blagueuses paradoxales dans ces notes, j’ai dû y veiller tout particulièrement.

Il est étrange de constater que ces deux journées me laissent un trou, en revanche je revois étonnamment clairement les trois suivantes, pourtant cette fois je n’ai pas compté les jours et en fait je n’étais conscient que par intermittence.

Une arachnoïdite (une inflammation de la membrane médiane du cerveau) s’était déclarée, accompagnée de plus de 40° de fièvre, je ne l’ai appris que plus tard quand le danger était passé.

 

Il n’y a pas de miroir sur le mur, pourtant j’ai tendance à me voir comme de l’extérieur pendant toute cette période. Et comme si pendant toute cette période j’étais resté dans la même position.

 

Toujours dans la même position. Je suis couché sur le côté droit, le dos à la fenêtre, face à la porte, je fixe la poignée de la porte sans bouger. Je suis couché courbé, rétréci, comme si j’avais mal au ventre. Ma tête de profil sur le drap, pas sur l’oreiller, j’ai repoussé l’oreiller en arrière. J’avance ma tête en avant dans la mesure du possible, vers le bord du lit, la laissant pencher à demi hors du lit.

Je reste couché comme ça pendant des heures, je réfléchis, je cligne des yeux. Je ne me plains pas, je n’appelle personne, je ne demande rien. Néanmoins je reste sur mes gardes. Si quelqu’un entre, je ne bouge pas, je reste couché, je regarde vers le bas comme si je n’étais pas intéressé. Mais quand la personne veut sortir, je parle. D’une voix monotone, un peu chantante. Je dis toujours la même chose. Une déclaration ou une question brève, bien ficelée, telle une requête officielle ou une question au gouvernement. Je me rappelle chaque mot, je me rappelle les avoir préparés, pour être bien compris.

- Un instant, s’il vous plaît. Je vous prie de m’écouter. Je n’ignore pas que des complications se sont déclarées. Étant une personne adulte, j’ai le droit de savoir ce dont il s’agit. En outre je suis père de famille, je veux prendre mes dispositions. Veuillez m’informer avec précision : combien de jours me reste-t-il à vivre ?

J’écope chaque fois d’une réponse insignifiante, ce qui ne m’empêche pas de remettre autant de fois mon discours sur le tapis, comme une leçon rabâchée, vite, pour qu’on n’ait pas le temps de sortir avant la fin. La personne étant sortie, je me répète encore la question, puis je me tais. J’observe lugubrement ma tête lourde, hébétée et brûlante, cette énorme boule de plomb – je la tiens en équilibre au bord du lit, j’ai l’impression qu’il suffirait de la pencher un tantinet plus en avant, elle roulerait par terre dans un grand fracas. J’ai la sensation que ma tête a fusionné avec son bandage, c’est pourquoi elle est devenue si énorme – mon corps, par rapport à elle, est chétif et rabougri. Je me sens maigre.

Mais ce ne sont que des moments de clairvoyance récurrents, les rares instants d’état conscient. Tout le reste n’est qu’un long, long rêve, noir et continu. Continu, parce que dès que je me rendors il se poursuit là où je l’avais interrompu.

 

Le lit et la tête penchée et la porte et la leçon que je récite sont autant de récifs dans une mer sourde noire et sifflante. Cette mer est vide. Elle n’a pas de surface, elle n’a qu’une profondeur, et pourtant elle est illimitée, sans fins et sans rives.

Je galope dans la profondeur de cette surdité intemporelle sans limite et sans rives. Je galope sans cesse, en haletant, et je reste pourtant sur place, au milieu, à égale distance du départ et de l’arrivée. Je ne parviens ni à avancer, ni à prendre du retard. Sous l’effet de la souffrance causée par cette impuissance, je pousse un hurlement plaintif, la tête relevée.

Je suis un chien brun et noir, un chien grand et maigre, une sorte d’hybride de braque hongrois et de dogue danois. Mais seul un de mes côtés est entier et intact.

C’est pourquoi je cours vers Trelleborg dans la nuit. À Trelleborg j’ai été coupé en deux par le train, dans le sens de la longueur, et moi, le demi-chien, je cours maintenant avec un entêtement forcené vers Trelleborg, le long des rails, pour retrouver mon autre moitié perdue, avant qu’il ne soit trop tard, tant qu’il reste de la vie dans cette autre moitié.

Je calcule froidement, désespérément. Je sais avec précision que pour venir ici, le voyage en chemin de fer a duré neuf heures et demie. Un chien qui court pourrait peut-être parcourir la même distance à l’envers en quinze heures. Évidemment il faut prendre en considération le fait que je cours sur deux pattes seulement, sur la patte avant gauche et sur la patte arrière gauche. Mais cet inconvénient présente aussi un avantage : je ne dois porter que la moitié de mon poids. Un autre avantage est que mon œil unique se trouve sur mon côté gauche, je ne peux pas voir mon côté droit, cette superficie qui comporte l’épouvantable cicatrice dont l’horreur me ferait tomber en syncope, empêchant la continuation de ma course.

Et je ne hurlerais pas, je foncerais vers l’avant avec application, ma demi-tête baissée, si au moins le paysage ne courait pas, lui aussi ! Mais ce qui est terrifiant, c’est que le paysage court avec moi, à l’envers, comme vu du train, mais là il court en sens inverse, marquant l’avancement. Ça, je ne l’avais pas prévu, cette découverte effrayante de la marche. La nuit court avec moi, goguenarde, je n’ai pas d’autre solution que de courir plus vite pour avancer tout de même. Tantôt ça réussit, tantôt ça rate, alors je geins et je vagis de terreur.

La nuit est fraîche et dégagée. Grâce à mon voyage aller je connais bien ce paysage, je m’y retrouve, même si je perds un instant la voie ferrée de l’œil. Mais je suis les rails dans la mesure du possible. Je cours tantôt sur le côté, tantôt entre les deux – je ne m’en écarte que rarement, quand j’ai l’impression d’entendre le cliquètement du train derrière moi : le cliquètement du train invisible. Mais généralement le cliquètement cesse et moi je reviens entre les rails, je continue ma course haletante – ce n’était qu’hallucination. Hallucination – tout comme l’autre, celle du chien se débattant dans l’eau du Danube, entre Szentendre et l’île, derrière moi, dans le crépuscule.

J’ai très froid. Dans le ciel aucun nuage, je sais que la lune brille non loin derrière mon dos. Quand, tout en gémissant je lève la tête, j’aimerais bien l’apercevoir, j’y arrive presque, mais tordre le cou vers l’arrière me fait mal. Néanmoins je vois sa lumière magique dans les champs, tout le paysage baigne dans la lumière argentée, les forêts de sapins infinies, les collines et les vallées et les maisons rouges, l’écume des lacs bleus apparaît çà et là entre les arbres. Ce serait bien de se reposer un peu, mais impossible, je dois atteindre Trelleborg tant qu’il n’est pas trop tard, tant qu’il reste de la vie. Je dois aussi me presser parce que la descente de la lune m’angoisse, le paysage pourrait se couvrir d’obscurité totale et alors je ne verrais plus mon unique fil conducteur, la voie ferrée. Oui, la lune m’est nécessaire, cette faible lumière est tout juste suffisante. J’ai parfois l’idée effrayante que cette lueur blafarde pourrait ne pas provenir de la lune, mais du soleil, ou plutôt ce qu’il en reste pour moi. Cela m’incite à redoubler d’effort. Quelque chose ulule et le froid est saisissant. C’est la Fille du Vent dans un conte d’enfant depuis longtemps oublié, la Fille du Vent dans la forêt de l’Île des Sorcières à Pécel que j’aurais tant désiré connaître quand j’avais six ans. Et que je n’ai jamais rencontrée. Maintenant elle est là, elle ulule et ricane, mais je ne la vois toujours pas, je ne peux pas jouer avec elle ce jeu affreusement doux et terrible que j’avais projeté et que j’étais seul à savoir.

 

Une autre île surgit de la profondeur : la porte s’ouvre, je cligne des yeux, ma tête est toujours penchée. C’est un médecin qui entre, pas Olivecrona, mais je le connais, j’ignore seulement son nom. Il m’observe, il se penche sur moi, il m’évalue, il échange des mots à voix basse avec quelqu’un. Quand il s’apprête à sortir, je dis mécaniquement :

- Je suis un homme adulte. Je sais que des complications se sont déclarées, j’ai le droit de savoir ce qui se passe.

Puis retour entre les rails sinueux, dans la direction de Trelleborg.

 

Et puis une autre île. Plus qu’une île, une oasis. Ce devait déjà être vers la fin du long cauchemar. En face, la porte et la poignée sont immobiles, la pièce est vide. Je reviens pourtant à moi, je ne suis pas seul. Dans le voisinage, on joue du piano quelque part. J’ignorais qu’il y avait un piano dans le service, pour distraire les malades – la musique doit sans doute faire du bien aux crânes ouverts. Le son parvient ici très doucement, la vibration des cordes, la frappe des touches est seulement peu nette. Je constate avec étonnement et incrédulité que la hantise et la colère noires ont l’air de se relâcher, ma tête est claire et légère, et je suis horriblement fatigué, comme seule peut l’être l’âme après l’exécution d’une tâche. Telle une gorgée d’humidité à la dernière minute sur les gencives noires d’un marcheur desséché à mort dans le Sahara, la vibration douce, enjôleuse et apaisante des cordes du piano s’infiltre dans mes oreilles.

 

 

« Für Elise » - petite chose de Beethoven composée par le vieux géant à l’attention d’une petite fille de dix ans, rendant un hommage zézayant et titubant à l’Aube de la Beauté, dans cette danse de l’ours gauchement simple et adorablement pudique. Je m’en imbibe comme le nouveau-né aspire sa première bouffée d’air, étourdi et honteux de bonheur. Qu’est-ce que c’est ?... Qu’est-ce que c’est ?... chuchoté-je, est-il possible… est-il possible que je reste en vie ? Beethoven est mort, mais moi, je vivrai encore. Mes larmes coulent lentement par saccades dans ma gorge et sur le drap.

 

Plus tard ma femme et Olivecrona sont entrés. Il m’a fait asseoir de force, m’a longtemps ausculté, observé. Cette fois je ne lui ai pas adressé un seul mot. J’ai remarqué qu’il s’avivait. Puis il s’est redressé et a dit :

- Depuis quand ça dure, dites-vous ?

Ma femme lui a expliqué quelque chose.

- Bon, dit le professeur avec fermeté. Alors nous allons y mettre fin, ça a assez duré comme ça. Je reviens dans un instant.

Il est sorti. Ma femme s’est appliquée à m’encourager : ne vous inquiétez pas, ce ne sera rien. Je ne comprenais pas de quoi elle parlait, mais ça ne m’intéressait pas vraiment. Une minute plus tard, Olivecrona est revenu avec une énorme seringue à réservoir.

- Je vais vous ponctionner un peu, a-t-il expliqué, penchez-vous en avant autant que vous pouvez.

Je me suis penché.

- Maintenant nous allons voir l’artiste à l’œuvre – entendis-je ma femme de sa voix flagorneuse. Elle a dû se sentir obligée de faire des politesses en voyant que le professeur exécutait en personne cette tâche subalterne.

Elle a eu tort de parler (pourtant elle voulait bien faire), ça a peut-être troublé Olivecrona une seconde. Nous n’avons pas eu de chance, tous les trois. L’instant suivant j’ai poussé un hurlement de chacal. L’aiguille a dû toucher un nerf, pour la première fois peut-être de la vie d’Olivecrona. Ça n’a duré qu’une seconde mais je n’ai jamais ressenti une douleur aussi vive de ma vie. Il faut dire aussi pour être juste que durant toute ma maladie, c’est l’unique manifestation de mécontentement que j’ai proférée.

Après cela je suis redevenu raisonnable et je lui ai demandé combien de liquide il avait pu ponctionner à travers le canal rachidien. Une demi-tasse à thé, a-t-il répondu très courtoisement, mais il y en aura encore.

Après cette petite intervention je me suis assoupi. Ça m’a donné l’occasion de vivre le dernier chapitre de mon rêve enfiévré. On doit supposer que pendant que j’étais éveillé, le demi-chien avait fini par rejoindre Trelleborg. C’était au petit matin, on voyait bien les petites maisons en bois, le bâtiment de la gare et les docks. J’ai retrouvé les taches de sang, je n’avais qu’à les suivre en rampant et en flairant, jusqu’à la mer. Les taches conduisaient jusqu’à l’eau, je m’y suis hasardé prudemment. Mon autre moitié, entraînée par les vaguelettes gisait là sur un petit banc de sable. Elle était quasiment décomposée. J’ai commencé à la lécher, je l’ai agrippée pour la traîner sur la rive. Mais j’ai bien senti que c’était une pure action de piété, je n’en avais plus besoin, j’étais de nouveau entier.

 

Tard dans l’après-midi je commence à pleurnicher, je veux m’asseoir. Cela n’est pas possible mais je pourrai désormais me coucher sur le dos, ils mettront des oreillers pour me soutenir la tête.

- Vous n’avez que trente-sept six – annonce fièrement Kerstin.

Je hoche orgueilleusement la tête, disant que c’est tout naturel.

- Vingt-quatre heures après l’opération, c’est remarquable – affirmé-je.

Ils rient, heureux.

- Vingt-quatre heures ? Demain matin cela fera une semaine.

 

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