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Ambiance journalière autour de Karinthy

Dans les années 1920 et 1930[1]

 

Au Café Hadik[2]

 

Tous les gens importants étaient là. Tous ceux qui comptaient étaient là. En général tout le monde était là.

Aranka, la reine, était là avec les dames de sa cour, Madame Devecseri née Erzsébet Guthi, Livia Kondor et Bözsi Klug.

Karinthy était là, le Dieu principal, avec l’ensemble de sa cour.

Il y avait le président du club d’échecs qui était Karinthy lui-même, et le président des Espérantistes de Hongrie, qui était également lui.

Il y avait les hommes célibataires (encore ou de nouveau) des autres régions de Buda.

Il y avait les membres d’honneur. Il y avait Tersánszky avec sa femme Sári. Ils avaient voulu un jour se jeter dans le Danube, mais ensuite ils y ont renoncé, ils se sont plutôt mariés. Il y avait Füst, le poète, qui exigeait que lorsqu’il donnait lecture de ses poèmes, les auditeurs, au lieu de fixer leurs pieds se levassent et agitassent des mouchoirs. Il y avait Déry, l’écrivain d’avant-garde, moins connu pour ses œuvres que pour ses conquêtes féminines scandaleuses, un jour il avait même couché avec une unijambiste. Il y avait Frigyes Klug, arbitre de football, qu’un jour Karinthy avait dû sauver des griffes de supporteurs enragés, et Andrási  était là aussi, celui qui fabriquait diverses théories sur l’origine de nos mots d’emprunt, en analysant par exemple l’expression couilles de cheval au cul, qui d’après lui était en réalité une variante de la locution interjective Soit achevé sur un pal turc. Il y avait Nánási qui, pour échapper à la guerre mondiale avait fait retirer tous ses organes malades, y compris ceux qui étaient sains. Il y avait le banquier Büky qui avait la manie de se laver les mains en répétant : Je ne vais pas me salir les mains avec ceux-là. Il y avait Belényes qui était dépressif parce qu’on n’avait pas publié une de ses nouvelles, et il y avait Kádár qui l’était parce qu’on l’avait publié. Il y avait le frère de Karinthy, Joseph, qui pendant la Commune était commandant des automobiles à Budapest, mais après la chute de la Commune n’avait pas voulu quitter son poste de service en criant : c’est le camarade Szamuely qui m’a posté là ! Il y avait Kalmár, le psychologue, qui était d’avis qu’il n’était pas correct de parler de la folie puisque lui-même, un spécialiste, ignorait totalement ce que c’était. Il y avait là un écrivain passablement conservateur qui avait paraît-il servi de modèle pour un personnage secondaire de la sculpture Toldi, et qui mâchait constamment des insectes. Il y avait un écrivain moderne qui tutoyait tout le monde tout de suite et questionnait : Il est de quel isme celui-là ? Il y avait aussi un troisième écrivain dont on n’avait pas monté la pièce sous prétexte qu’elle était mauvaise et à qui on avait conseillé d’écrire plutôt des poèmes lyriques, ce à quoi il s’essayait en vain depuis lors. Il y avait Gyula Darvin (rien à voir avec le grand Darwin qui d’ailleurs s’écrit avec un w), qui écrivait des polars à tournure psychanalytique, ainsi que des contrepèteries comme : Un mot de vous, et je suis sauvé et Un mou de veau, et je suis sauvé, qu’il présentait à chaque passant comme ses œuvres principales. Il y avait une des dames de cour avec son mari auquel elle hurlait chaque minute : N’oubliez pas que vous êtes mon mari, ce qui n’est pas un mince honneur ! Il  y avait Somsits qui faisait tourner les tables et qui était capable d’évoquer tout le monde, y compris les présents, à l’instar de Karinthy dont, un jour, il ignorait la présence et il avait prétendu qu’il était en un lieu non définissable, mais en réalité Karinthy était aux toilettes. Il y avait aussi László László  que tout le monde appelait le médium à la graisse d’oie, mais qui n’avait encore jamais évoqué personne. Il y avait aussi d’innombrables inventeurs, des admirateurs et des fous. Il y avait les tapeurs permanents et occasionnels de Karinthy, les mendiants de son halo personnel, ses messies et ses analystes. Il y avait les amis et les relations d’affaires de Coco-Lapin. Il y avait le garçon que tout le monde appelait simplement Louison la tapette.

Il n’y avait pas Kosztolányi qui, une fois son époque de Kornél Esti passée, n’allait plus dans les cafés, c’est pourquoi on est obligé d’énumérer à sa place tous ceux qui étaient là ; et n’était pas là Zoltán Somlyó qui, lui, n’avait plus d’argent pour être là.

Mais en général tout le monde était là. Tous ceux qui comptaient.

Et ils parlaient tous en même temps.



[1] Extrait de "Démoniales" (titre hongrois : Ördöggörcs) de Márton Karinthy.