Frigyes Karinthy
(
Il y a peu de
pays dont la littérature ne recèle un "enfant terrible", un esprit dont
les déclarations font le régal des anthologistes et les commérages des
éditorialistes[1]. En leur temps, tous
les bons mots sont attribués à ces excentriques, avec ou sans justification.
Tristan Bernard a joué ce rôle chez nous pendant de nombreuses années !
Oscar Wilde, en son temps a été chargé de tous les bons mots d'Angleterre. En
Hongrie, le producteur professionnel de feux d'artifices verbaux, le héros
d'anecdotes innombrables était Frigyes Karinthy. Des recueils de nouvelles et
quatre romans ont été édités en français : "Capillaria ou le pays des
femmes", "Danse sur la corde", "Reportage céleste" et
"Voyage autour de mon crâne".
Sa première femme,
une rondelette et belle actrice mourut dans l'épidémie de grippe espagnole en
1918. Il était très amoureux et ce fut probablement la plus grande tristesse de
sa vie. Il y fit allusion dans ses poèmes et dans des nouvelles, mais il n'en
parla jamais. Ils avaient un fils. Quelques années plus tard, il se remaria
avec une jeune étudiante en médecine. Elle avait été également mariée et
apporta son propre fils dans la famille. Ils eurent ensemble un garçon (qui est
devenu un écrivain connu en Hongrie). On entendait souvent crier dans la
famille Karinthy; "Aranka !" (c'était le nom de sa femme) "venez
vite ! votre fils et mon fils battent notre fils !".
Comme la
plupart des auteurs hongrois, Karinthy écrivait pour les journaux la moitié du
temps. Il écrivait régulièrement pour un hebdomadaire de théâtre et deux ou
trois articles par semaine pour un groupe de quotidiens à grand tirage. Ses
essais, ses articles, ses contributions occasionnelles paraissaient dans
d'autres magazines. Il avait rarement le temps de s'asseoir et d'écrire
longuement ! (Voir une description de l’ambiance
autour de Karinthy publiée par son petit-fils Márton dans un best-seller
hongrois sur les membres de la famille : Démoniales) il avait pourtant des centaines de projets de travaux
d'envergure; aucun d'entre eux ne s'est réalisé. Il se moqua cruellement de
lui-même dans une nouvelle où il met en scène un écrivain qui a une idée
prodigieuse : il prévoit de la développer dans une série en cinq volumes; mais
il devient progressivement de moins en moins ambitieux; il passe d'un roman de
un million de mots à une tragédie en cinq actes; d'un poème épique à un recueil
de nouvelles, jusqu'à ce que, pour avoir à dîner, il jette tout en un aphorisme
de deux lignes. Karinthy faisait souvent cela, mais ses œuvres complètes
montrent qu'en dépit de l'usure journalière, il trouva le temps et l'énergie
d'écrire l'essentiel de ce qu'il avait à dire.
Bien qu'il ne
fut en rien un bel homme, avec sa lèvre inférieure pendante et son gros nez
charnu, il plaisait énormément aux femmes. Il était un brillant causeur et un
excellent conférencier. Il adorait les échecs. Il défendit des causes étranges,
telles que la protection des escargots ou l'utilisation de l'espéranto dans les
conférences internationales. Il avait une curiosité insatiable et une étonnante
vitalité. Mais surtout, comme tous les grands écrivains, il se décrivait
lui-même ; dans son humour il pratiquait fréquemment les chemins tortueux
de l’autoanalyse. Dans ce sens le célèbre Voyage
autour de mon crâne est un livre exceptionnel : un homme, un
intellectuel, décrivant la dégradation de son propre cerveau à travers espoirs
et désespoirs. Même l’opération qui lui restitue la santé est décrite en détail
par le patient, incluant (la première fois dans l’histoire) l’ouverture de son
crâne exposant le cerveau à l’air : beaucoup plus qu’une curiosité
littéraire médicale, c’est le triomphe de l’esprit sur la matière, la victoire
de l’intelligence sur la souffrance.
Karinthy est
mort le 29 août 1938. Cette mort n’avait rien à voir avec son opération :
il laçait ses chaussures dans sa chambre d’hôtel à Siófok (ville d’eaux sur le
lac Balaton). Il est tombé en avant, victime d’une rupture d’anévrisme.
Mais cette fin
était conforme à ce qu’on peut attendre d’un humoriste : deux nouvelles
humoristiques (Mes chaussures sont gravement malades, Le lacet de chaussure)
et une nouvelle fantastique (Boucle de chaussure),
concernent un homme mourant de l’impossibilité de lacer une chaussure
Dans un
certain sens, il a eu la chance de ne pas assister aux années sombres du
nazisme qui a durement sévi en Hongrie en particulier en 1944. Il était
d’ascendance juive et sa femme Aranka a été assassinée à Auschwitz.
Karinthy a
publié pour la première fois à quinze ans un "Voyage de noces au centre de
la terre", dans le style de Jules verne. À partir de 1906, il publie
régulièrement des chroniques, des poèmes, des nouvelles. Son style parodique
devient populaire à partir de 1909. Il passe le plus clair de son temps dans
des cafés littéraires où il établit sa place d’habitué et se forme ainsi un
mode de vie qu'il gardera. Autour de lui, des écrivains, des musiciens, des
architectes, des ingénieurs, des savants rebâtissent le monde chaque jour dans
l’ambiance extraordinairement optimiste du début du siècle.
"Pendant
longtemps, Karinthy n'écrivit même pas ses caricatures d'écrivains. Il les
racontait à la terrasse. Comment les aurait-il estimées lui-même à leur
valeur ? C'était un jeu pour lui, pas du travail .Pendant des heures, il
distrayait sa compagnie. Combien de perles ont été ainsi perdues ! On se
les répétait un moment, puis on les oubliait. Lui aussi !" a remarqué
son ami Kosztolányi. Sa vie personnelle était chaotique. Il gagnait beaucoup,
comparativement aux écrivains de son époque, mais, à sa mort, il laissa une
montagne de dettes.
Comme
parodiste, il était, et il reste sans égal. Nous avons tous aimé Paul Reboux et Charles Muller, ou d'autres auteurs du genre,
anglais ou allemands. Aucun d'eux n'approche Karinthy. Il avait une
extraordinaire facilité pour saisir la qualité essentielle, la nature profonde
de n'importe quel écrivain ou poète, hongrois ou étranger. Ces exercices de
style étaient en eux-mêmes de haute qualité littéraire. Que ce soit Ibsen ou
Conan Doyle, Dickens ou Zola, la satire et l'imitation mettaient brillamment en
évidence les fautes ou les exagérations des auteurs les plus prestigieux. Comme
un maître taxidermiste, il empaillait des animaux qui ressemblaient tant aux
vivants qu'on voulait les voir bouger. Ses traits étaient si véridiques, si
manifestes, qu'il se fit peu d'ennemis. Cela devint même un honneur en Hongrie
d'être parodié par Karinthy.
Mais cet esprit était trop indépendant pour
se satisfaire d'imiter la création d'autrui. Son propre humour était abondant
et irrésistible. Il commençait généralement par une situation journalière
habituelle et la portait jusqu'à ses conséquences les plus absurdes. Un
problème commun, une situation routinière s'épanouissaient magiquement sous sa
plume en un imbroglio inextricable. Rien n'est plus difficile que d'analyser
l'humour et on a disserté longuement sur les différences dans le sens du
ridicule entre les cultures. Mais je crois que Karinthy a un caractère
universel. Qu'il écrive (dans le recueil M’ieur) à propos d'un
écolier qui "explique" ses notes obtenues en classe (et disant à son
père qu'il ne peut pas rencontrer le professeur parce que la porte d'entrée du
collège a été condamnée pour une période indéterminée). Qu'il décrive le
développement graduel de la rage meurtrière d'un adolescent désirant
apprivoiser un lapin (J’aime les animaux) et
contredit par la stupidité de l'animal, ou qu'il raconte ses propres aventures
pour élever ses enfants , il avait le rare talent de
déclencher le rire. Mais ce rire avait toujours un arrière-goût amer qui
donnait à réfléchir.
Un bon exemple de l'humour percutant de
Karinthy est sa pièce en un acte, "La chaise enchantée". C'est
l'histoire d'un inventeur, le Docteur Genius, qui pendant des années a usé ses
talons dans l'antichambre d'un ministre. Il a inventé le mouvement perpétuel,
coupé l'atome en deux et fabriqué l'élixir de jouvence. Mais le ministre est
beaucoup plus intéressé par d'autres inventions; une boîte d'allumettes qui
joue l'hymne national, un lustre qui s'allume quand le soleil se couche – Des
années de rebuffades ont rendu le Docteur Genius amer. L'heure de sa revanche
sonne enfin ; il a inventé une chaise qui oblige à dire la totale vérité à
quiconque s'y assoit. La pièce le montre introduisant sa chaise en fraude dans
le bureau du ministre. Et ça marche à merveille; le ministre se révèle être une
nullité sans l'ombre d'une idée personnelle ! son chef de cabinet, un
lèche bottes corrompu ; sa femme, une dinde hystérique; son meilleur ami,
le grand poète élégiaque, un chasseur de publicité vaniteux; son médecin, un
fumiste qui vit de l'ignorance de ses patients. La vengeance de l'inventeur est
totale. Et, bien que le comique et le rire se déchaînent, il s'en dégage
quelque chose de terrifiant. Le rieur est conduit à réaliser à quel point la
race humaine est pleine de petitesses. Dans un grand nombre de ses œuvres,
Karinthy se plaît ainsi à percer les ballons et à révéler les vanités et les
travers de ses contemporains ; comme tout bon humoriste, il ne s'épargne
d'ailleurs pas lui-même. Bureaucrates, matamores, quémandeurs, nouveaux riches,
tous y passent. Une de ses nouvelles décrit un entretien avec "La
Banque" (Moi et la banque) Il voudrait obtenir un
modeste prêt, mais "La Banque" lui raconte une longue histoire de
difficultés et de malchances. A la fin, par pitié, c'est le héros qui prête son
dernier billet de banque. Dans tous ces florilèges de comiques, dans toutes ces
situations absurdes, on trouve une couche sous-jacente de critique sociale.
Extrêmement célèbre au départ comme
humoriste (ce qu’il est toujours resté) Karinthy a souvent eu du mal à échapper
à cette étiquette. Son besoin de communiquer ses convictions profondes l’a
conduit à aborder le fantastique et la science fiction.
De nombreuses nouvelles en témoignent.
Deux romans se présentent comme une suite aux voyages de Gulliver; Voyage à Farémido
et Capillaria ou le pays des femmes. Ces
romans conjuguent les qualités de Karinthy comme poète, humoriste, philosophe
et visionnaire. Les deux romans dénoncent la complète maladresse de l'homme, la
futilité de ses entreprises, ses prétentions au progrès. Dans "voyage à Farémido, il confronte l'homme et la machine, dans
"Capillaria", l'homme et la femme ? Il faut noter que Farémido a été
écrit en 1916, quatre ans avant que paraisse R.U.R. (Rossum’s
Universal Robots) de Karel Čapek. Il était pour
ainsi dire dans la nature de Karinthy d’anticiper. On le qualifierait
aujourd’hui de "Futurologue". De nombreux détails de cet aspect sont
fournis dans le document intitulé Karinthy le visionnaire.
Fondamentalement, donc, Karinthy est plus
qu'un humoriste, un parodiste, un auteur de science-fiction, un poète ou un philosophe.
Karinthy était en fait un encyclopédiste, dans le vrai sens du terme, un peu
oublié aujourd'hui. Toute sa vie, il a lutté contre les barrières au progrès
social, contre les injustices et la superstition, contre le pouvoir des mythes
et des préjugés. C'était le champion de la "Raison".
Soixante-dix ans après sa mort, son œuvre
est toujours aussi vivante dans son pays. Peu de jours passent sans qu'un
sketch de Karinthy ne soit produit dans quelque cabaret, à la télé ou à
Dans son introduction à
"Capillaria", Karinthy explique en détails pourquoi il considère
Diderot et les encyclopédistes comme ses modèles et ses maîtres; "Ils se
nommaient eux-mêmes, consciemment et délibérément, encyclopédistes - écrit-il -
"Ils savaient déjà que l'analyse est le fondement du grand œuvre
d'édification sociale. La terrible confusion des idées, l'état effrayant du
monde; tout cet écheveau doit être débrouillé. Nous devons trouver les éléments
d'idées pures et simples pour qu'on puisse les rassembler d'une façon saine et
naturelle."
Certains l'on comparé à Swift, mais alors
que Swift est fondamentalement pessimiste, Karinthy aime l'être humain et il
adorait la vie. Il ne pensait pas que l'homme est intrinsèquement mauvais, mais
qu'il avait juste besoin d'aide, de réformes sociales pour le guérir du
"mal être" de ce monde. Dans les erreurs et les crimes, il voyait des
fautes d'éducation et les défauts des institutions. Toujours dans la préface de
Capillaria, il explique les aberrations de situations entre les sexes, non par
un vice inné, mais par le système social qui accepte le principe idiot que
l'amour d'une femme requiert quelque chose d'autre que l'amour d'un homme. Il
appelait une révolution pour mettre fin à la misère sexuelle.
C'est cet homme qui est atteint d'une
tumeur au cerveau en
[1] Cette introduction emprunte de larges extraits à la préface de Paul Tabori pour l’édition en anglais des romans Capillaria et Farémido. (Paul Tabori (1908-1974). Écrivain, journaliste anglais d’origine hongroise.)