Lettre[1]
Mon cher petit garçon, tu ne sais pas
encore lire, je peux donc tranquillement t’écrire librement et sincèrement –
parlant à toi et pourtant à moi-même – de quelque chose dont je n’ai encore
jamais parlé, que je ne me suis jamais avoué, dont je n’ai jamais prononcé le
nom. Maintenant, en cet été bizarre qui fait l’effet sur moi d’un frisson
inconfortable au réveil, après un rêve drôle et coloré, c’est la première fois
que je réalise que j’ai évité ce mot toute ma vie… Tu vois, je m’efforce mais
je n’arrive toujours pas à le prononcer, je suis ligoté par une pudeur étrange
que je n’arrive pas à vaincre ; pourtant je ne suis pas vraiment une
vierge au couvent ni une vieille demoiselle – d’habitude j’aime appeler un chat
un chat, et même la litière heureuse et bénie où il est venu au monde. Je vais
tenter de t’expliquer ce que je ressens, cela me permettra peut-être d’éviter
de le prononcer ce mot : d’accord ?
D’ailleurs si tu ne comprends pas ce que je
balbutie, je pourrai t’orienter. Mais détourne les yeux, ne me regarde pas en
face. Je n’ai pas encore lu ce livre dans lequel ma lettre sera publiée, mais
je pense que tu retrouveras dedans ce mot à plusieurs reprises – puisque ce
qu’il signifie sera justement le sujet du livre. Et tu le retrouveras, ce mot,
dans de vieux poèmes et dans de larges discours qui maintenant recommencent à
vivre – moi je les ai connus en d’autres temps quand ils paraissaient morts,
vides, sonnant étrangement creux, je ne les comprenais pas, je haussais les
épaules. Oui, ces poèmes parlaient de quelque chose, disaient des choses dont
je savais qu’elles existaient, comme existent les mains et les pieds – cela me
faisait un effet bizarre qu’on l’évoque, comme si quelqu’un à chaque
inspiration nommait l’élément invisible qui lui entre dans les poumons. Dans
les fêtes scolaires, au printemps, on le criait fort : on m’ordonnait de
l’aimer, on me disait qu’il était de mon devoir de l’aimer. Comme si on m’avait
ordonné d’aimer mes mains et mes pieds. Je rechignais dans un étrange
entêtement : - comment m’aimer pourrait être de mon devoir, me disais-je, alors
que je ne suis pas satisfait de moi, j’aimerais être plus et meilleur que je ne
suis – alors que je me dénigre et je me gronde ? Et parce que je marche
sur la terre, je ne devrais pas tourner les yeux vers le ciel étoilé qui n’a
pas de limite, qui n’a qu’un horizon ? Et parce que je ne peux pas
survivre sans manger et sans boire, je devrais déifier le manger et le
boire ? Et parce que je ne peux pas parler autrement que comme ça, je ne
devrais pas écouter celui qui parle différemment ? Et si la terre m’a
donné une force, cette terre dont j’ai sucé le sang aux seins de ma mère –
c’est cette force que je devrais admirer au lieu du travail que j’exécute grâce
à elle ? Je rechignais dans mon obstination : je me suis intitulé
homme – je cherchais ce qui en moi est semblable aux autres hommes et non ce
qui m’en diffère. Je me suis qualifié citoyen du monde – je me suis appelé âme
à la recherche d’âmes sœurs, ne serait-ce qu’ici sur terre, mais aussi en enfer
s’il le faut. Et je n’ai pas prononcé ce mot. Mais quand quelque part on construisait une
maison, à Budapest ou à Fogaras, ou à Szolnok, ou à
Kolozsvár, je me plantais devant le chantier et je le regardais comme si on
bâtissait ma maison. Et quand je voyais éclore une fleur dans les collines de Pilis ou dans les Carpates, je savais que cette fleur
s’ouvrait pour moi. Et quand je m’entretenais avec un étranger, et celui-ci
louait le Pont aux Chaînes et le Danube et les grottes à stalactites
de Aggtelek et les grottes de glace de Dobsina et les Portes de Fer et l’eau du Balaton – je
baissais pudiquement les yeux et je rougissais comme s’il m’avait loué moi. Et
quand je suis allé à Berlin, je m’étonnais et je riais et je me disais :
des gens marchent ici et construisent des maisons comme des gens qui savent en
dormant qu’ils rêvent et ce qu’ils voient n’est pas la réalité, seulement un
songe, un conte de fées, un jeu. La maison étrangère, je l’ai sentie comme une
maison de poupée – les gens jouaient seulement à prendre tout au sérieux – et
quand je payais la note au restaurant, je m’étonnais que le garçon accepte que
je paye avec l’argent jeu que l’on m’avait mis dans les mains quand j’ai
franchi la frontière hongroise. Et dans mon for intérieur je n’ai jamais pris
au sérieux que les gens disent : hélas !
et alas ! et wehe ! et
ahimé ! – alors qu’ils devaient dire jaj – et
j’étais persuadé qu’à l’instant de leur mort ils diraient jaj comme moi. La réalité connue,
saisissable commençait pour moi là où je franchissais la frontière – même si je
passais pour la première fois de ma vie à cet endroit où je l’ai franchie.
Mais je n’ai jamais prononcé ce mot,
jamais. Et désormais je ne saurais même plus le prononcer, seulement de cette
façon : j’ai mal à quelque chose qui n’existe plus. Un jour tu entendras
parler d’un miracle douloureux de la vie – quelqu’un à qui on a amputé les
mains et les pieds, sentira longtemps encore la douleur dans les doigts et les
orteils qui n’existent plus. Quand tu entendras : Kolozsvár,
ou Erdély, et Kárpátok[2] – tu comprendras ce que je voulais te
dire.
1928