ADAM BIRO

(Entrée du Dictionnaire amoureux de l’humour hongrois, Éditions Plon – 2017)

Karinthy, Frigyes

Écrivain hongrois* (Budapest*, 1887-Siófok, Hongrie, 1938).

« Le rire* est la seule chose au monde qui ne soit pas ridicule. » Cette phrase est due au plus juif des écrivains juifs hongrois qui pourtant avait toujours caché — ou ignoré ? — son judaïsme (son grand-père s'appelait Kohn). Ce sont des recherches généalogiques qui ont mis au jour des actes de naissance et des certificats de mariage indubitables. Le plus budapestois de tous les écrivains citadins. Le plus grand humoriste hongrois du xxe siècle et peut-être (sûrement) de tous les temps — et peut-être de tous les pays. Bien que son œuvre non humoristique soit moins connue, il était un grand écrivain — et penseur. (Une note tardive trouvée dans l'un de ses carnets dit : « On se sert de moi comme on l'a fait avec la pomme de terre au début, quand on venait de l'importer en Europe — on récolte ma fleur et mon fruit / humour et witz /, on jette ma racine / ma philosophie. »)

Il s'intéressait à tout, littérature, philosophie, psychanalyse*, mathématiques, physique, progrès techniques auxquels il croyait et dont il attendait beaucoup. Pour lui-même, curieux qu'il était, et pour l'humanité à laquelle il croyait, malgré tout. Et il écrivait sur tout, par intérêt mais aussi parce qu'il devait gagner sa vie par ses nombreux petits textes quotidiens, écrits dans les fameux cafés de Budapest où les écrivains et journalistes pouvaient, devaient y passer leurs journées, écrivant, bavardant, jouant aux cartes, parfois payant le garçon avec un article que celui-ci portait immédiatement dans une rédaction de journal en face du café. Il était parmi les premiers adeptes hongrois de la psychanalyse (au début du siècle !), proche ami du célèbre analyste Ferenczi Sándor et je pense que Freud* aurait eu plaisir à lire une petite phrase de Karinthy : « J'ai rêvé que j'étais deux petits chats et que je jouais ensemble. » Sa prose se sert de tous les moyens à sa disposition, jeux de mots, jeux d'idées, dialogues, pil-poul, monologues, chutes, pointes, citations, humour, incertitude(s), doutes, espoir, désespoir, enthousiasme, renoncement... Son modèle était l'Irlandais Jonathan Swift, celui de Gulliver.

Ses textes embrassent tous les genres : poésie, romans de science-fiction, nouvelles nostalgiques sur l'enfance, Tanár úr kérem (paru en français dans une traduction qui ne rend pas le charme de l'original, mais est-il possible de le rendre ?, M'sieur, In Fine, Paris, 1992), pastiches littéraires géniaux, couvrant en deux volumes toute la littérature mondiale, de Shakespeare aux jeunes poètes hongrois, en passant par Rostand, Ibsen, Tolstoï et Jules Verne, Igy irtok ti (C'est ainsi que vous écrivez). M'sieur, paru en 1912, se déroule dans ce monde juif disparu de la vieille Hongrie d'avant la Première Guerre où les parents des élèves Bauer, Wlach, Auer pensaient qu'on pouvait s'assimiler. Ces petits juifs patriotes hongrois seront exterminés trente ans plus tard. Et les profs, eux aussi, se nomment Mangold, Fröhlich... Et lors d'une interro, quand le doigt du prof, dépassant le début de l'alphabet, s'attarde sur la lettre K, l'élève Altmann qui a « hungarisé » son nom au début de l'année en Katona, maudit cette démarche malencontreuse.

Plusieurs de ses livres ont été traduits dans toutes les langues, notamment en français par des Hongrois « karinthomanes » comme moi, mais aucune traduction n'est satisfaisante, car pour apprécier pleinement Karinthy l'intraduisible, il faut être un juif hongrois... et de Budapest, de surcroît.

Je brûle d'envie de citer ici mot à mot un de ses poèmes. Le titre : Kiszera méra bávatag.

Le texte :

A pő, ha engemély, kimár —
De mindegegy, ha vildagár...
... mert engemély mindet bagul,
Mint vélgaban a bégahur!...
Huj, kuszmabég, huj kereki!
Vatykos csukászok malaki!
Dengelegi!

Si cela vous est totalement incompréhensible, ce n'est pas parce que vous ne connaissez pas le hongrois, mais parce que... ce n'est pas du hongrois, et c'est totalement incompréhensible. Ça a la sonorité du hongrois, ça a l'aspect du hongrois, ça a la structure grammaticale et la morphologie du hongrois, mais ce n'est pas du hongrois. (C'est un poème « Canada Dry », comme l'a nommé un ami.) C'est simplement rien du tout, une langue inventée par Karinthy, le « halandzsa », sans aucune signification, mais imitant à s'y méprendre une langue existante, le hongrois en l'occurrence. Ne croyez pas qu'une explication serait vaseuse ou peu scientifique, quant au sentiment d'étranger, de dépaysé, de « paria conscient » du juif Karinthy, qui doit inventer une langue à lui, plongé dans une langue qui n'est pas à lui, une réalité, un monde à lui dans un monde (celui de la Hongrie des années 1920-1930, qui lui était hostile. Le « halandzsa » de Karinthy est bien autre chose que les poèmes phoniques dada qui ne rappellent rien à personne, ne « signifient » rien et n'ont aucune portée : Gadji ben bimbaglandridi lauli lonni cadori (récité par Hugo Ball au Cabaret Voltaire à Zurich en 1916).

Il a écrit un texte intitulé Tout est différent. Sans commentaire.

Karinthy Frigyes a eu la chance de mourir (d'une tumeur au cerveau sur laquelle il avait écrit un célèbre livre, Voyage autour de mon crâne, en français chez Viviane Hamy, Paris, 1990) avant la guerre. On raconte que sa femme, avec qui il avait des scènes épiques, quotidiennes et commentées par le Tout-Budapest, a crié en montant dans le wagon en partance pour Auschwitz — d'où elle n'est pas revenue — qu'elle était la femme du plus grand écrivain hongrois.

On ne va pas finir là-dessus. C'est trop triste. Citons d'abord une des très nombreuses remarques de Karinthy frisant l'absurde, montrant l'absurde du langage... et des sentiments (je la cite de mémoire) : Les gens disent que le baiser de cette fille est comme le miel. Ne serait-il pas plus simple de s'acheter un pot de miel ? C'est beaucoup moins cher et beaucoup moins compliqué à gérer.

Puis on finit cette notice sur un Witz de Karinthy, qui servait de préface pour C'est ainsi que vous écrivez. Je le traduis mot à mot :

Les soldats apprennent à viser. La chose ne va pas sans problème. Le sergent jure, injurie les soldats*. À la fin, il arrache son fusil à l'un d'eux. "Vous ne savez rien faire ! Regardez-moi !" Il vise, et tire — à côté. Un moment de gêne, puis il trouve la porte de sortie. Il se tourne vers la recrue : "C'est ainsi que tu tires !" Il vise à nouveau, il rate à nouveau la cible. "C'est ainsi que tu tires !" dit-il à une autre recrue. Enfin, le neuvième coup est le bon. "Et c'est ainsi que je tire, moi !" » Et Karinthy, modeste, ajoute : « Le neuvième coup se fait attendre. »