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Préface de reportage céleste1

 

 

En 1935, l’Italie est régie par le fascisme, l’Allemagne par le nazisme, la Russie par le stalinisme. La Hongrie, petit pays d’Europe centrale, va prochainement prendre sa part de souffrances dans la déflagration mondiale dont les intellectuels pressentent la venue.

Frigyes Karinthy est de ceux-là. De fait sa réputation est celle d’un humoriste dont chacun, le critique et l’homme de la rue, se répète les bons mots (passés aujourd’hui dans une liste d’aphorismes quotidiennement répétés). Cela fait trente ans qu’il joue ce rôle d’amuseur, mais ses lecteurs assidus savent qu’il est en fait un penseur, un analyste de la société et de la nature humaine.

Il est né en 1887, il est décédé en 1938, après avoir écrit son plus célèbre roman, Voyage autour de mon crâne2, récit de son opération d’une tumeur au cerveau. Célèbre dès l’âge de vingt ans pour ses pastiches d’écrivains contemporains de la littérature hongroise ainsi que mondiale (Wilde, Zola, Ohnet, Dickens, Ibsen…), c’est un homme d’une immense culture fasciné par la société, l’âme humaine et le progrès vers un monde meilleur auquel il croit. La déflagration de la Première Guerre mondiale sera pour lui un choc épouvantable : que va devenir la société, à quoi sert le progrès, si une tuerie aussi absurde est possible ?

Après 1918, toute son œuvre littéraire, qu’elle soit humoristique, poétique ou romanesque, sera marquée par cette lancinante question.

 

Il faut vivre pourtant, alors il s’installe dans le mode de vie qui restera le sien jusqu’à la fin. Connu de tous, plus encore peut-être qu’une personnalité médiatique d’aujourd’hui, Frigyes Karinthy vivait au jour le jour, continuellement entouré à la terrasse des cafés, comme le décrit son petit-fils Márton Karinthy dans un best-seller hongrois édité en 20053 : Aranka (la femme de Karinthy), la reine, était là avec les dames de sa cour. Karinthy était là, le dieu principal. Il y avait le président du club d’échecs qui était Karinthy lui-même, et le président des Espérantistes de Hongrie, qui était également lui. Il y avait les hommes célibataires (encore ou de nouveau). Il y avait les membres d’honneur. Il y avait Füst, le poète, qui exigeait que lorsqu’il donnait lecture de ses poèmes, les auditeurs, au lieu de fixer leurs pieds, se lèvent et agitent des mouchoirs. Il y avait Déry, l’écrivain d’avant-garde, moins connu pour ses œuvres que pour ses conquêtes féminines scandaleuses, un jour il avait même couché avec une unijambiste. Il y avait Nánási qui, pour échapper à la Guerre mondiale, avait fait retirer tous ses organes malades, mais aussi ceux qui étaient sains. Il y avait le banquier Büky. Il y avait Belényes qui était dépressif parce qu’on n’avait pas publié une de ses nouvelles, il y avait Kalmár, le psychologue, qui était d’avis qu’il n’était pas correct de parler de la folie puisque lui-même, un spécialiste, ignorait totalement ce que c’était. Il y avait Somsits qui faisait tourner les tables et qui était capable d’évoquer tout le monde, y compris les présents, comme le jour où, ignorant la présence de Karinthy, il avait prétendu qu’il était en un lieu non définissable, mais en réalité Karinthy était aux toilettes. Il y avait aussi d’innombrables inventeurs, des admirateurs et des fous. Il y avait les tapeurs permanents et occasionnels de Karinthy, les mendiants de son aura personnelle, ses messies et ses analystes. Il y avait le garçon que tout le monde appelait simplement Louison la tapette. Mais en général, tout le monde était là. Tous ceux qui comptaient. Et ils parlaient tous en même temps.

 

Il a écrit dans cette ambiance plus de deux mille nouvelles pour les journaux du lendemain. Ses sujets de prédilection ? Le mystère de l’amour entre l’homme et la femme4, l’absurdité de la guerre (Langage des ordres pour intellectuels, Conserve d’hommes etc., le miracle de l’esprit et de la pensée (ami personnel de Ferenczi, il a abordé plusieurs aspects de la psychanalyse5), la peinture de caractères (le bossu, l’homme riche, l’homme nerveux, l’usurier, etc.). Il rêvait d’écrire une épopée, une encyclopédie, un roman fleuve (une nouvelle, Je rentre travailler, raconte son désir de s’asseoir chez lui à son bureau pour écrire l’histoire de la femme « qui est partie puis revenue », mais il en fait une courte chronique au café). Il a néanmoins écrit cinq romans dont Reportage céleste présenté ici.

Pour aborder ces thèmes, il utilise selon les cas l’humour bien sûr (avec lequel il ne plaisante jamais, selon un de ses aphorismes les plus connus), mais aussi la science-fiction, le fantastique, l’absurde avec prédilection (sa Leçon de chant précède de trente ans La Leçon de Ionesco), le rêve, la poésie, l’ironie ou tous ces genres combinés ; son ton n’est jamais professoral ou dogmatique, manière qu’il fuit ou qu’il moque. Son style, un constant défi au traducteur par la richesse et l’inventivité de son vocabulaire, aborde presque toujours les sujets de telle manière qu’il faut décider de leur degré : quand il parle du lecteur, il parle de lui-même, quand il parle de lui, vous devez vous sentir visé, ou alors… peut-être pas. Selon Péter Diener, professeur émérite à la faculté des lettres de Toulouse et traducteur de nouvelles de Karinthy6 : « Une des questions posées dans ses nouvelles est celle de la tension conflictuelle entre l’être et la conscience, entre le sujet et la connaissance. La seule vérité serait qu’il n’y a pas de vérité telle que nous l’imaginons, mais que tout est autre. […] Notre intelligence est un miroir déformant et il faut trouver d’autres miroirs déformants qui redressent l’image déformée en offrant une image absurde et grotesque. »

 

Reportage céleste, écrit en 1935, est une sorte d’aboutissement, une synthèse : Karinthy était journaliste, fervent admirateur de Dante, des encyclopédistes et de la civilisation anglaise ; il écrit un Voyage au paradis où sa Béatrice (et son Virgile, car ce paradis a comme un parfum d’enfer) s’appelle Diderot et le visiteur, Merlin Oldtime, un journaliste anglais qui a atteint la perfection dans son art (perfection qui consiste à interviewer les grands de ce monde, par exemple Guillaume II, sans qu’ils se sachent interviewés, ou encore rejeter un ordre de mobilisation pour partager et décrire le sort des insoumis). Pour aller au-delà de cette perfection, c’est le paradis qu’il convient de visiter. Mais pas question de partir comme ça, Merlin Oldtime est un journaliste, il lui faut un ordre de mission, un journal. On verra que l’affaire ne va pas de soi, mais il y parvient…

Alors commencent les reportages, dans le passé d’abord puisque logiquement le paradis doit être d’abord le domaine du passé : sur l’homme de Cro-Magnon, le professeur Noé, Archimède, Jules César, le Jardin des Oliviers, Marco Polo, Christophe Colomb, Diderot lui-même au café de la Régence. Chacun d’eux est un florilège d’humour et de cocasserie dans le pur style de Karinthy.

Merlin Oldtime aborde ensuite une dimension supérieure. Un monde fantastique, en fait une parabole de l’intégrisme sectaire et de l’ennuyeuse société parfaite que cet intégrisme prétend annoncer. Un Big Brother du 1984 d’Orwell.

Le paradis suivant, c’est l’horreur de la barbarie (qui a commencé en Allemagne quand Karinthy écrit et qui va se répandre sur le monde dès 1938).

Ensuite le journaliste passe par le royaume des illusions (sous le règne de l’amour), puis à travers le corps d’Abraham dans le cerveau humain et enfin dans l’espace de la liberté totale où plus rien de fonctionne…

 

Reportage céleste est un chef-d’œuvre de logique et de questionnement sur la nature humaine, en même temps qu’une vision de l’histoire contemporaine. En ce sens, le plus proche auteur français de Karinthy est Montaigne. Cette comparaison peut surprendre, Montaigne n’étant pas d’abord connu pour son humour. Mais les thèmes abordés, le discours sur soi-même et les déductions sont parfois étonnamment voisins, comme dans l’analyse du moi, le rapport du rêve à la réalité, la tromperie des sens, la peinture des caractères, la stupidité de la guerre, les relations entre les hommes et les femmes, les rapports sociaux. Je donnerai ici un court exemple de cette proximité :

« Il n’est rien si empeschant, si desgouté que l’abondance. Quel appetit ne se rebuteroit, à veoir trois cents femmes à sa merci, comme les a le grand Seigneur en son sérail7 ? »

Dans sa nouvelle Le Harem du Padischah Aladár, Karinthy traite le même sujet[1] : Un Hongrois qui vit au loin, entouré, ou plutôt esclave de vingt femmes.

 

Bonne lecture,

 

 

                                                                                  Pierre Karinthy

1 - Pierre Karinthy pour les Éditions Cambourakis

2 - En français aux éditions Denoël (traduction de Judith et Pierre Karinthy).

3 - Ördöggörcs (La Crampe du diable), éditions Ulpius, 2005.

4 - Voir La Ballade des hommes muets, recueil de nouvelles sur la relation entre hommes et femmes, traduction de Judith et Pierre Karinthy, éditions des Syrtes, 2005.

5 - Voir Cure d’ennui, Écrivains hongrois autour de Sándor Ferenczi, éditions Gallimard, 1992.

6 -  Le Cirque, éditions Ombres, 1997.

7 - Montaigne, Essais, livre I, XLII, « De l'inequalité qui est entre nous », édition de La Pléïade, p. 302.