Préface de reportage
céleste1
En 1935, l’Italie est régie
par le fascisme, l’Allemagne par le nazisme,
Frigyes Karinthy est de ceux-là. De
fait sa réputation est celle d’un humoriste dont chacun, le
critique et l’homme de la rue, se répète les bons mots
(passés aujourd’hui dans une liste d’aphorismes
quotidiennement répétés). Cela fait trente ans qu’il
joue ce rôle d’amuseur, mais ses lecteurs assidus savent
qu’il est en fait un penseur, un analyste de la société et
de la nature humaine.
Il est né en 1887, il est
décédé en 1938, après avoir écrit son plus
célèbre roman, Voyage
autour de mon crâne2, récit de son
opération d’une tumeur au cerveau. Célèbre
dès l’âge de vingt ans pour ses pastiches d’écrivains
contemporains de la littérature hongroise ainsi que mondiale (Wilde, Zola, Ohnet, Dickens, Ibsen…), c’est un homme
d’une immense culture fasciné par la société,
l’âme humaine et le progrès vers un monde meilleur auquel il
croit. La déflagration de
Après 1918, toute son œuvre
littéraire, qu’elle soit humoristique, poétique ou
romanesque, sera marquée par cette lancinante question.
Il faut vivre pourtant, alors il
s’installe dans le mode de vie qui restera le sien jusqu’à
Il a écrit dans cette ambiance plus
de deux mille nouvelles pour les journaux du lendemain. Ses sujets de
prédilection ? Le mystère de l’amour entre l’homme et la femme4,
l’absurdité de la guerre (Langage
des ordres pour intellectuels, Conserve
d’hommes etc., le miracle de l’esprit et de la
pensée (ami personnel de Ferenczi, il a abordé plusieurs aspects
de la psychanalyse5), la peinture de caractères (le
bossu, l’homme riche, l’homme nerveux, l’usurier, etc.).
Il rêvait d’écrire une épopée, une
encyclopédie, un roman fleuve (une nouvelle, Je
rentre travailler, raconte son désir de s’asseoir chez lui
à son bureau pour écrire l’histoire de la femme
« qui est partie puis revenue », mais il en fait une
courte chronique au café). Il a néanmoins écrit cinq
romans dont Reportage céleste
présenté ici.
Pour aborder ces thèmes, il utilise
selon les cas l’humour bien sûr (avec lequel il ne plaisante
jamais, selon un de ses aphorismes les plus connus), mais aussi la
science-fiction, le fantastique, l’absurde avec prédilection (sa Leçon
de chant précède de trente ans
Reportage
céleste, écrit en 1935, est une sorte d’aboutissement,
une synthèse : Karinthy était journaliste, fervent
admirateur de Dante, des encyclopédistes et de la civilisation
anglaise ; il écrit un Voyage
au paradis où sa Béatrice (et son Virgile, car ce paradis a
comme un parfum d’enfer) s’appelle Diderot et le visiteur, Merlin Oldtime, un journaliste anglais qui a atteint la perfection
dans son art (perfection qui consiste à interviewer les grands de ce
monde, par exemple Guillaume II, sans qu’ils se sachent
interviewés, ou encore rejeter un ordre de mobilisation pour partager et
décrire le sort des insoumis). Pour aller au-delà de cette
perfection, c’est le paradis qu’il convient de visiter. Mais pas
question de partir comme ça, Merlin Oldtime
est un journaliste, il lui faut un ordre de mission, un journal. On verra que
l’affaire ne va pas de soi, mais il y parvient…
Alors commencent les reportages, dans le passé
d’abord puisque logiquement le
paradis doit être d’abord le domaine du passé : sur
l’homme de Cro-Magnon, le professeur Noé, Archimède, Jules
César, le Jardin des Oliviers, Marco Polo, Christophe Colomb,
Diderot lui-même au café de la Régence. Chacun d’eux
est un florilège d’humour et de cocasserie dans le pur style de
Karinthy.
Merlin Oldtime
aborde ensuite une dimension supérieure. Un monde fantastique, en fait
une parabole de l’intégrisme sectaire et de l’ennuyeuse
société parfaite que cet intégrisme prétend
annoncer. Un Big Brother du 1984 d’Orwell.
Le paradis suivant, c’est
l’horreur de la barbarie (qui a commencé en Allemagne quand
Karinthy écrit et qui va se répandre sur le monde dès
1938).
Ensuite le journaliste passe par le royaume
des illusions (sous le règne de l’amour), puis à travers le
corps d’Abraham dans le cerveau humain et enfin dans l’espace de la
liberté totale où plus rien de fonctionne…
Reportage
céleste est un chef-d’œuvre de logique et de
questionnement sur la nature humaine, en même temps qu’une vision
de l’histoire contemporaine. En ce sens, le plus proche auteur
français de Karinthy est Montaigne. Cette comparaison peut surprendre,
Montaigne n’étant pas d’abord connu pour son humour. Mais
les thèmes abordés, le discours sur soi-même et les
déductions sont parfois étonnamment voisins, comme dans
l’analyse du moi, le rapport du
rêve à la réalité, la tromperie des sens, la
peinture des caractères, la stupidité de la guerre, les relations
entre les hommes et les femmes, les rapports sociaux. Je donnerai ici un court
exemple de cette proximité :
« Il n’est rien si empeschant, si desgouté
que l’abondance. Quel appetit ne se rebuteroit, à veoir trois
cents femmes à sa merci, comme les a le grand Seigneur en son
sérail7 ? »
Dans sa nouvelle Le
Harem du Padischah Aladár, Karinthy traite le même sujet[1] : Un Hongrois qui vit au loin,
entouré, ou plutôt esclave
de vingt femmes.
Bonne lecture,
Pierre
Karinthy
1 - Pierre Karinthy pour les Éditions
Cambourakis
2 - En français aux éditions Denoël (traduction
de Judith et
3 - Ördöggörcs (
4 - Voir
5 - Voir Cure
d’ennui, Écrivains hongrois autour de Sándor Ferenczi,
éditions Gallimard, 1992.
6 - Le Cirque, éditions Ombres,
1997.
7 - Montaigne, Essais,
livre I, XLII, « De l'inequalité
qui est entre nous », édition de