Frigyes Karinthy par
Péter Diener
Postface au recueil de
nouvelles publiées aux éditions "Ombres" sous le
titre : Le cirque
Frigyes Karinthy (1887-1938) est l’un des
plus importants auteurs hongrois du début de notre siècle. Il a
quatorze ans lorsqu’une revue culturelle publie son premier écrit,
le début d'un roman fantastique. Il étudie la médecine,
les mathématiques, devient journaliste et compose des centaines de
croquis humoristiques et de pastiches littéraires. Son humour et ses
farces, ses trouvailles proches de l’esprit surréaliste font de
lui une personnalité bohème bien-aimée de la capitale
hongroise, l’incarnation de "l’esprit budapestois".
Pendant et après la guerre de 1914-1918, des accents amers se
mêlent de plus en plus souvent à son humour ; ses
écrits antimilitaristes sont des cris de protestation contre le grand
carnage. Ses nouvelles, aux thèmes plus graves, prennent une dimension
philosophique : humour et vision tragique se rejoignent dans le "Ciel
de Cristal" de l'alchimie des âmes (dans la nouvelle "Deux
bateaux"). Sa maladie, une tumeur au cerveau, ses hospitalisations
à Vienne, puis à Stockholm, décrites dans son ouvrage Voyage autour de mon crâne (1936),
constituent son dernier voyage vers l’immortalité.
La critique hongroise a coutume de le
considérer comme un auteur "qui ne plaisantait pas en humour",
autrement dit, l'humour est une affaire sérieuse pour Karinthy, un
pilier de son œuvre. J’ajouterai à cela que son immense
popularité en Hongrie est fondée en partie sur ses petits
pamphlets, croquis et pastiches littéraires, et que de ce fait ses
œuvres "sérieuses" risquent d’être
reléguées au second plan.
Aussi ai-je choisi pour le présent
recueil quelques-unes des nouvelles qui montrent le visage grave de Karinthy.
Ce sont des écrits chargés d'émotion, d'angoisse et de
peur, proches de l’esprit de Kafka, ou de celui de Hugo von Hofmannsthal et des symbolistes de la
génération du début du siècle.
Un arrière-fond pathétique
règne dans ces nouvelles, un pathos particulier dont je ne pourrais
donner qu'une définition négative : il est exempt des toute
pose, de toute grandiloquence C'est un pathos noblement timide, comme si le
narrateur; tout en grimaçant et en demandant mille fois pardon, avait
honte de l’effusion de sa propre bonté, de ses propres
idées chaleureuses colorées de maladresse et d'incertitude qui
l’apparentent à ses deux maîtres russes : Gogol et
Tchekhov.
Écrivain philosophique ?
Peut-être une philosophie du doute, une remise en question des
évidences. Il se méfia des "systèmes" admira
Socrate, Swift, Diderot et Voltaire. Une des questions posées dans ses
nouvelles est celle de la tension conflictuelle entre l’être et la
conscience, entre le sujet et
La plupart de ses nouvelles
"sérieuses" sont des paraboles. Une parabole, du grec
"parabolé", c’est d'abord une histoire biblique ou
hagiographique, une histoire qui renvoie à un enseignement, à une
sagesse que le lecteur peut déchiffrer. La littérature moderne
reprend cette tradition. Chez Cervantès, le titre Nouvelles exemplaires
se réfère à la forme de
Maintenant, quelques mots sur les nouvelles
de ce recueil, sans la prétention d’une analyse savante.
Le Cirque (1915) est une œuvre
emblématique à plusieurs points de vue. La parabole de
l’artiste face au "cirque" démesuré, fantastique,
menaçant, avec ses tristes clowns et ses notables représentant
les médias, les farces obscures, la machinerie, le "vrai faux-semblant"
(comme disait mon maître François Châtelet) renvoie à
la contradiction entre le "noyau" et
"l’écorce", entre le sérieux et
l’humoristique qui se fondent en une synthèse dialectique
goethéenne. Le violoniste naïf, maladroit, c'est Karinthy lui-même,
souvent agacé d'être étiqueté comme auteur
léger. Le Cirque est son ars poetica :
dans notre société culturellement dégradée,
l’artiste authentique doit souvent prendre le rôle de clown devant
sa majesté le roi Argent. Dans Deux bateaux
(1915), deux visions du monde, deux philosophies s’opposent, celle de
Christophe Colomb et celle de l’Alchimiste. Cette nouvelle, une des plus
poétiques de Karinthy, mûrie probablement bien avant
Parabole sur la mort
(1920) est une des nouvelles antimilitaristes tardives.
À partir de 1915, Karinthy publia de violents pamphlets exaltant les
vertus de tuer et de se faire tuer pour
Une autre nouvelle choisie pour ce recueil,
Barabbas (1917), parabole typique, se
rattache thématiquement à l'épisode du Nouveau Testament
racontant la condamnation de Jésus-Christ par Pilate. La stylisation,
dont Karinthy avait le secret, se manifeste ici par une certaine narration
naïve, biblique, avec des répétitions rythmiques et des
épithètes d'ornement. La description est organisée comme
une succession de scènes picturales, tout y est visualisé,
spatialement encadré. La problématique est d'une
"éternelle" actualité : c'est celle de la
psychologie des masses, qui intéressera plus tard Thomas Mann (Mario et le magicien) ou Ortega y Gasser
(La révolte des masses). En
Hongrie, les œuvres d’Anatole France étaient très
lues. Il est possible que Karinthy ait connu Le procurateur de Judée et que son Barabbas ait été influencé par ce récit
d’Anatole France dont la traduction hongroise fut publiée en 1918,
un an après Barabbas (le
traducteur Zsigmond Kunfi, le "Jaurès
hongrois", connaissait, bien sûr les pamphlets antimilitaristes et
toutes les nouveautés de Karinthy).
Les nouvelles Ombres, Le Bossu
et Vent du nord (écrites entre I917
et 1920) montrent un autre visage de Karinthy, dont les rapports avec le
freudisme étaient à la fois souvent critiques et très
profonds.2
Ombres est une nouvelle charmante sur la genèse du conte, aux confins du
rêve enfantin et du réel diurne. Avec Alan Milne3 et
Lewis Carroll, Karinthy fait partie de ce nombre restreint d'écrivains
qui connaissent l’âme des enfants sans jamais céder au babil
infantile. Dans Le Bossu, l'auteur,
à la façon de Thomas Mann4,
étudie les troubles d’identité du handicapé,
causés par le regard des gens "normaux". En lisant
Vent du nord, on ne sait plus qui est
fou : le narrateur, le personnage principal, ou peut-être
nous-mêmes, lecteurs... Ce récit fait froid dans le dos.
Terminons cette présentation en nous
posant la question de la valeur universelle de Karinthy. L’importance d'un
artiste, d’un écrivain, ne se décrète pas. De
multiples exemples pourraient être cités : des prix Nobel
depuis longtemps oubliés, et des "non prix Nobel" devenus
mondialement connus. Kafka, par exemple, fut peu lu en France jusqu'à la
première décennie après la Deuxième Guerre
mondiale. On pourrait imaginer, dans les années 1945-I950,
l’entretien d'un professeur recevant un étudiant désireux
de préparer une thèse sur Kafka : « Kafka ?
Voyons, qui est-ce ? »... Essayez d’expliquer le
goût d'un fruit à celui qui n’en a jamais
goûté ! Dans le cas de Karinthy, auteur hongrois, il faut de
surcroît vaincre l’obstacle d'une langue n’ayant pas le
rayonnement de l’allemand, dont Kafka fut le bénéficiaire
posthume. Mais il y a plus que cela : c'est l’esprit de la langue,
les jeux, les inventions langagières de Karinthy qui resteront à
jamais inaccessibles au lecteur non hongrois. Par exemple dans Le Cirque les
termes "taratata", "cuficuf",
"Supplécuccoli" nous renvoient
à des créations verbales qu'on chercherait en vain dans tout
dictionnaire franco hongrois. Cela étant dit, une part importante de son
œuvre reste tout à fait transmissible par la traduction et
enrichira, j'en suis sûr, le patrimoine culturel universel.
Je remercie Monsieur Károly Szalay, historien de la littérature hongroise du XXe
siècle à Budapest, auteur d’une monographie sur Karinthy,
pour ses précieux conseils, ainsi que M. D. et les autres amis
français et hongrois qui m’ont aidé, par leurs
observations, à cette traduction qui voudrait à la fois
être fidèle à l’esprit du texte hongrois et
correspondre à celui du français.
Quant aux problèmes de la traduction
de Karinthy liés aux particularités stylistiques de son
écriture, j'en ai traité dans la postface de l'édition du
Cirque destinée à mes étudiants de
l’Université de Toulouse5. Je
n'ai pas repris ici ces propos.
Peter Diener
1 - Cf. Groupe
d'Entrevernesse : Signes et paraboles, (éd. du
Seuil, 1977).
2 - Cf. Cure d’ennui. Écrivains
hongrois autour de Sándor Ferenczi (Gallimard, coll. “Connaissance
de l'inconscient", l992).
3 - Alan Milne (1882~l956) auteur anglais de littérature pour
enfants. Son Winnie l’ourson
est devenu très populaire en Hongrie grâce à
l’adaptation de Karinthy.
4 - La traduction
hongroise du Petit Monsieur Friedernann de Thomas Mann a paru en 1917.
5 - F.
Karinthy, Le Cirque. Èd.
Émile Van Balberghe, Bruxelles, 1995.