Université de Toulouse
Pour une lecture philosophique de
Karinthy
Ne cherchons pas une philosophie
systématique, ni un système philosophique dans son œuvre. Il
n'était pas philosophe dans le sens scolaire de ce terme. Je dirais
même qu'il était aussi peu philosophe que Socrate. Il était
un sophos,
un sage, précisément dans la tradition de la philosophie grecque
d'avant Aristote ; amateur, ami, amoureux, passionné de la sagesse,
chercheur infatigable de la vérité et enfant du vingtième
siècle, il comprenait douloureusement que la vérité est
souvent, trop souvent, escamotée, déformée, couverte de
crasse, d'hypocrisie, assommée par les mensonges d'une
société aliénée, par la lâcheté, par
les compromissions.
Sage moraliste dans la plus haute
signification du terme. Écrivain de sainte colère fustigeant avec
une verve prophétique le plus grand mal de tous les temps : la guerre,
toutes les guerres. Il s'opposa au grand carnage de la première guerre
mondiale dès 1914, en dénonçant le nationalisme
militariste des hommes d'État, des chevaliers de la bourse, des
milliardaires de l'armement. Écrivain philosophique, le seul
peut-être à continuer en ligne droite l'œuvre des
Lumières. Il avait le projet de rédiger une “Encyclopaedia” humoristique. Son humour est hautement
philosophique. Il cherche dans l’humour des “contre-miroirs”
satiriques à opposer aux miroirs qui déforment le réel.
Son concept du “miroir déformant" peut-être
comparé à celui de Francis Bacon (dans le premier livre de Novum Organum) mais Karinthy poursuit la
recherche de son illustre ancêtre et propose que 1'effet de miroir
déformant soit corrigé par un “miroir redressant".
Bien sûr, dans les deux cas, celui de Bacon et celui de Karinthy, il
s'agit d'un concept philosophique exprimé par une métaphore.
Cette manière poétique de
“philosopher” ne devrait pas être dédaigneusement
écartée au nom du “sérieux” d'un langage
académique, elle reste opérationnelle jusqu'à nos jours.
De gustibus non disputandis
: pour certains Le château de Kafka peut être
considéré comme une philosophie de l'existence supérieure
à L’existence et le temps
de Heidegger... En effet, pour revenir à la philosophie grecque
présocratique (par exemple, celle de l'école de Milétos), ces sages, méditant sur l'univers,
la matière, le temps, exprimaient leurs pensées
épistémologiques et leurs hypothèses
préscientifiques dans un langage poétique, souvent obscur, et
presque toujours imagé, métaphorique. Cependant,
l’imagé fut écarté plus tard au profit de
l'abstrait, le poétique céda la place au systématique.
Aristote représente un tournant
historique de ce point de vue, alors que Platon utilise encore les deux
langages. Quelques siècles plus tard, l'héritage européen
médiéval récupérera de plus en plus le
systématisme d'Aristote. Ce seront les défenseurs de
l'Église, comme Saint Thomas d'Aquin, qui utiliseront la clarté
de la démonstration, le développement ordonné, la
rhétorique bien structurée pour défendre les dogmes
religieux. Il faudra attendre le siècle des Lumières pour
constater (paradoxalement) un retour ou une nouvelle floraison de
l’expression poétique et littéraire des idées
philosophiques. Les paraboles, les contes, les métaphores seront de
nouveau à l'honneur chez Voltaire, ou Diderot.
Dans l’histoire de la philosophie
tout comme dans les beaux-arts, les langages de l'abstraction, de la figuration
apparaissent et s'évanouissent périodiquement selon les
ères des civilisations. Ainsi littérature, poésie et
philosophie ont vécu en bon ménage pendant des
millénaires. Par exemple, le langage philosophique fut très
abstrait chez Hegel, mais Goethe sut incarner la philosophie
hégélienne dans son œuvre immense. Hegel est presque le
Goethe abstrait et Goethe est presque le Hegel concret, sans que l'un soit
inférieur à l'autre. Goethe ne serait en aucun cas un
poète “appliquant” la philosophie de Hegel, et Hegel ne
“théorise" pas Goethe. La vague romantique connaîtra, par
la suite, des poètes philosophes (Hölderlin), ainsi que des
philosophes s'exprimant en langage poétique (Nietzsche).
Il va de soi que je n'ai pas la
prétention de dresser une image panoramique de l'histoire des langages
philosophiques. Mais comment pourrions-nous le résumer du point de vue
qui nous intéresse, en méditant sur le xxe siècle ? Eh bien, l'on pourrait dire que la
situation est diamétralement opposée à celle de
l'Antiquité présocratique dont les sages furent à l'avance
des sciences. Ils devinaient génialement certaines lois de
l’univers en s'appuyant sur des sciences expérimentales
très peu développées. Alors que nous-mêmes, dans une
époque de grande avancée des sciences, nous avons des philosophes
de la nature passablement médiocres. En revanche, les philosophes de
l'histoire, de la société, de la culture, de l'homme
présentent de grandes percées en symbiose avec des nouvelles
branches de la pensée (psychanalyse, anthropologie, sémiotique,
etc...). Et, une fois de plus, la philosophie peut s’exprimer par le
biais de l’expression imagée, poétique, littéraire.
Les deux plus grands représentants
de cette expression, Kafka et Karinthy, sans se connaître l'un et
l'autre, ont créé tous deux un univers littéraire qui est
également philosophique. Malgré leurs différences, tous
deux sont représentatifs d'un nouveau rapport entre expression
littéraire et philosophie. Un sujet magistral serait l'étude
comparée de l'œuvre de Kafka et de Karinthy, ainsi que de leur
généalogie spirituelle, mais elle ne peut pas être menée
dans le cadre de mon essai...
En ce qui concerne la
généalogie intellectuelle de Karinthy, elle remonte d'une part
aux présocratiques, d'autre part aux philosophes des Lumières. Il
ne s'agit pas de dresser une liste exhaustive de ses inspirations
littéraires, mais plutôt de donner une typologie de ses racines.
Pour cette fin, il convient d’évoquer Cervantès et Swift.
Parmi les nouvelles philosophiques de Karinthy il en existe un grand nombre
dont la structure et le genre correspondent à
“l’invention” de Cervantès exprimée par le
titre Nouvelles exemplaires. Le terme
“exemplaire” désigne le chaînon significatif du
réel, ce que penseront quelques siècles plus tard Hegel et Georg
Lukács, dans leurs esthétiques respectives, pour s’opposer
au naturalisme (c'est le concept de la “particularité” chez
Lukács).
L'art ne copie pas le réel, ne
cherche pas la représentation moyenne, entre l'unique et le
général, mais le chaînon particulier, typique,
significatif, exemplaire. Autrement dit, il y a des exemples par millions qui
ne seraient pas exemplaires, qui sont insignifiants, et l'artiste, le bon
artiste, le grand écrivain crée un univers significatif en
refusant la facilité de puiser, sans sélection, dans le
réel. (C’est pour cela que Kadaré, tout en étant un
bon conteur, est un écrivain médiocre, alors que Kafka est un
génie visionnaire...) La dérision satirique de Jonathan Swift est
autrement importante pour comprendre les racines de Karinthy. Il adorait Swift,
et dans un grand nombre de ses croquis, il utilise des procédés
narratifs à la manière de Swift. Mais son éclectisme est
délibéré et Karinthy “joue” avec ses cultures
littéraire et philosophique en les mélangeant comme on
mélange un paquet de cartes, et en déconcertant le lecteur par des
sauts périlleux thématiques ou chronologiques.
Mais revenons à la question de
l'harmonie de la pensée abstraite et de la pensée exprimée
par des images et des paraboles. La lecture philosophique de Karinthy, de ce
point de vue, consiste paradoxalement en l’impossibilité de
séparer le signifié et le signifiant. Toute lecture scolaire
posant des questions du genre : « dégagez le sens philosophique de ce récit... »
serait vouée à l'échec. Prenons
par exemple Deux bateaux. Dans
cette nouvelle, il y a implicitement une sorte de discours de la
méthode, mais il y a également un sujet, une sorte de dialogue
platonicien véhiculé par l'histoire qui est en même temps
l’expérimentation de
La distinction hégélienne
entre philosophie et vision du monde est repensée par Karinthy. Les deux
principaux personnages de la nouvelle, Christophe Colomb et l'Alchimiste,
s’opposent non seulement en tant que porte-parole de deux philosophies
antagonistes, mais également comme deux caractères, dont les
réflexes et les attitudes intellectuelles ou affectives correspondent
à leurs philosophies respectives. Les deux protagonistes philosophiques
sont dans le même bateau qui s'appelle tantôt “nous" tantôt “le monde” ou “la vie" Nous les
matérialistes, les athées, nous les mystiques, les croyants, les
idéalistes, nous naviguons dans l'océan infini, avec nos
certitudes et nos incertitudes, nous guettons la terre lointaine,
peut-être inaccessible.
Deux frères ennemis, chacun dans sa
vérité... Si l'on navigue assez longtemps, toujours plus à
l'Ouest, on parviendra aux Indes, à l'Est... Les arguments contre la
vision scientifique ou préscientifique de Colomb, défendus par
l'Alchimiste, sont ceux d'un mystique et d'un rêveur... Mais quelle
beauté des rêves, quels magnifiques mystères ! Par
ailleurs, il est à remarquer que l'Alchimiste, utilise des arguments
tout à fait terre à terre lorsqu'il critique les motivations de
Christophe Colomb, on dirait une leçon d'histoire matérialiste.
D'un autre côté, l’entêtement, la force de
volonté de Christophe Colomb, sa manière d’aller de l'avant
en défiant les dangers, en acceptant les risques et les sacrifices...
tout cela porte le cachet d'une foi (en l’occurrence, une foi dans la
science) qui l'apparente à son adversaire mystique. Leur vision du
monde, leur subjectivité sont mises en relation dans le récit
avec leur philosophie, sans abolir la signification intrinsèque de cette
dernière.
Karinthy évite les pièges de
deux dérapages : il ne déduit pas le contenu objectif du
sujet, ni le subjectif de l'objet, en s'opposant ainsi au psychologisme et au
marxisme simplistes. Ainsi le “matérialisme” de Colomb, et
“l’idéalisme” de Sinésius,
tout en étant philosophiquement inconciliables, se complètent en
tant qu'image littéraire, comme une sorte de mythologie moderne, comme
une métaphysique du matérialisme et un matérialisme de la
métaphysique.
***
Tout ce que je viens d'esquisser n’a
aucune prétention à quelque universalité de vulgarisation
du style “Que sais-je ?”
Mon survol historique sert uniquement à situer Karinthy dans un contexte
général, à souligner son importance pour pouvoir
m'attarder par la suite sur quelques traits essentiels de sa philosophie.
***
"Tout est
autrement", cette proposition
paradoxale constitue le leitmotiv de son œuvre, de sa pensée. En
première lecture, “tout est autrement" ne nous donne
peut-être pas la dimension profonde de ce que cette affirmation
sous-tend. Nos propres idées reçues sont souvent occultées
et nous apparaissent comme autant d'évidences. En revanche, nous avons
tendance à remarquer les idées reçues des autres. Or,
Karinthy nous invite à nous remettre en cause nous-mêmes. Notre
perception doit être constamment soumise à
Historiquement, le paradoxe “tout est autrement” remonte
à l'enseignement de Héraclite sur le Logos, et à celui de
Parménide sur la Vérité (Alétheia)
et la Doxa. Les formulations poétiques de Karinthy, ses expressions
aphoristiques, ses récits "exemplaires" et ses paraboles
l’auraient classé comme philosophe s'il avait été
contemporain des présocratiques. En revanche, au vingtième
siècle nous devons insister sur l’affirmation que son expression
littéraire ne dévalorise point sa philosophie, bien au contraire.
Il suivait la remarque judicieuse d'Aristote qui déconseillait
l'argumentation rhétorique en philosophie et se moquait de
l'argumentation philosophique à l'usage de la rhétorique.
Karinthy fait éclater cette belle
opposition en inventant des formes aussi bien littéraires et
rhétoriques que philosophiques, dont la force motrice spirituelle est
l'humour. “Tout est autrement”
que le paraître nous laisse croire. L’intelligence
pénétrant les choses doit vaincre la résistance de la
“surface” pour découvrir l’essentiel. Il faut trouver
la face cachée des hommes, des choses, des mots, du monde. Presque
toutes ses nouvelles, à l'exception des croquis humoristiques, sont
structurées selon un procédé de retournement. Dans un
premier temps, nous prenons connaissance d'une situation et d'un
caractère avant que l'évolution du récit allant vers sa
“chute” ne nous livre une révélation renversant les
données du début.
Dans sa nouvelle Avantage aux aveugles (1908), un homme se trouve subitement dans un
pays isolé du monde dont tous les habitants sont aveugles. Mais tout se
passe “normalement”, “métro, boulot, dodo",
administration, vie publique et privée. Les citoyens de ce pays ont
développé des facultés de compensation, leur ouïe,
leur sens tactile, leur odorat leur permettent de s'orienter dans la vie et la
vue ne leur manque point. Tout est organisé en fonction de cette
cécité collective. Ils ne perçoivent pas la beauté
des couleurs, la lumière des fleurs, des visages, des corps. Ils seraient
les citoyens... que dis-je ?... les sujets parfaits du XXIe siècle, du
troisième régime totalitaire qui n'a pas encore de nom. Le seul
homme ayant la vue normale essaie de les “éclairer” en leur
expliquant qu'il existe de la lumière, qu’il y a des couleurs. On
ne le comprend pas, on le prend pour un fou dangereux. Il est
pourchassé, persécuté. Au coucher du soleil, dans le
crépuscule (de la culture), pendant la nuit, les aveugles le dominent
par leur capacité d'orientation ; même s'il voulait se
cacher, ils le trouveraient comme une chauve-souris peut attraper des
moucherons sans les voir, uniquement par les minuscules vibrations des
mouvements de leurs ailes. Par rapport au seul homme qui voit, les aveugles
s'avèrent supérieurs dans leur société
fermée. Le paradoxe sur les aveugles remonte à Diderot et
à Goethe. Quelques années après la publication de cette
nouvelle, parut Le pays des aveugles (The Country of the Blind and other stories (1911)) de H.G. Wells, utilisant le
même thème. Avis aux comparatistes, qui pourront chercher s'il y a
plagiat. Les thèmes de science-fiction qui rendaient Wells mondialement
célèbre sont également très présents chez
Karinthy. Souvent il tombe dans le mille. Par exemple, en 1914, dans sa
pièce Demain matin, il
prévoit des avions fusées sans pilote, et sous cette formule
laconique une théorie astrophysique qui sera développée de
nos jours : « l'essentiel de l'univers est
l’équilibre et sa forme est le mouvement » - dit-il.
Mais, contrairement à Wells, il ne bâtit pas un roman sur chacune
de ses découvertes, et se contente de les développer dans le
cadre de nouvelles de quelques pages. En revanche, la portée
philosophique sous-jacente des fictions karinthyennes
est considérable, son Pays des aveugles faisant partie de ses
récits caractérisés par des variations sur le paradoxe
“tout est autrement".
L'accent est mis sur le point de vue. L’expression “point de
vue” (“Point of view" en anglais,
“Blickpunkt” en allemand, “Totchka zrenia“ en russe, etc) existe également en hongrois. Karinthy
l’utilise en la détournant comme une métaphore structurant
ses récits : c'est le point de non-vue,
ou le point de mal-vue, qui serait le point de départ de notre vue.
Ainsi l'écriture de Karinthy devient-elle un guide vers le vrai point de
vue. Il s’agit, une fois de plus, du retournement d'une métaphore.
Au lieu de redire que le borgne est roi au pays des aveugles, il semble
affirmer prophétiquement, bien avant les régimes totalitaires,
que les voyants, authentiques ou prétendus, ne sont que des borgnes et
des victimes dans les contrées où règnent les aveugles.
Il fut l'un des premiers à attirer
l'attention sur le danger historique de la collusion des “chefs”
démagogues avec les masses aveugles, qui pouvait déclencher une
tragédie mondiale. Il précédait sur ce plan les essais Achtumg Europa ! de Thomas Mann. Une de ses
œuvres maîtresses, Barabbas,
creuse également le problème de “tout est autrement”
du point de vue de la psychologie des masses.
***
"Tout est autrement". Sa critique
de l'aliénation intellectuelle et sociale, visée par cette
devise, son indignation contre le mauvais usage que l'homme fait des sciences
et de la pensée, ne se dirige jamais contre le savoir lui-même.
Bien au contraire, il s'agit d'un combat philosophique pour le savoir
authentique qui ne peut se passer de sa propre remise en question permanente.
Si “tout est autrement", se pose la question des rapports entre
subjectivité et objectivité, entre vision du monde et
philosophie. Si toute philosophie acceptée par l'individu devient
également la vision du monde de celui-ci, cette affirmation n'est pas
pour autant réversible : toute vision du monde ne mérite pas
d’être considérée comme une philosophie. Ceci dit, et
en paraphrasant Hegel de la préface de l'Histoire de la philosophie – n'oublions pas que ce dernier
vécut dans les bons vieux temps, heureusement pour lui, sans avoir
été énervé par la médiocrité
prétentieuse de nos “nouveaux” philosophes qui veulent
maquiller leur vision du monde en philosophie.
En revanche, le même Karinthy
était déjà sensibilisé au début du XXe
siècle par la “prose de la vie” prévue par Hegel,
débouchant sur la régression intellectuelle de nos jours.
Karinthy, tout comme Kafka, son contemporain, était un visionnaire et un
prophète pessimiste. (Je pense que les prophètes son en général plutôt pessimistes).
« La tragédie de la culture », –
l'expression est de Simmel – angoisse Karinthy autant que Kafka. Les deux
K., contemporains de la naissance des “sciences de l'esprit”, au
croisement de la sociologie moderne et de l'héritage philosophique de
Hegel, expriment dans leurs œuvres littéraires l’angoisse
quasiment métaphysique causée par la dégradation des
interactions entre vision du monde et philosophie, sujet et objet, existence et
conscience, sciences et philosophie. Les lois physiques, chimiques, biologiques
et même psychiques de la nature en soi ne seraient ni "bonnes",
ni “mauvaises”, ni “justes”, ni “injustes”.
Une inondation est le résultat du fonctionnement de plusieurs lois
naturelles et les digues pour empêcher l’inondation sont aussi
élevées en respectant certaines lois naturelles. Le
fonctionnement d'une arme à feu étant scientifiquement
“juste”, fondé sur le respect de certaines lois physiques,
chimiques, balistiques, etc... peut servir des causes injustes. Le
“fonctionnement” d'une idée, d'une vision du monde, d'une
doctrine philosophique, est autrement complexe et ambiguë. Karinthy, bien
sûr, ne tient pas de discours abstraits sur ces questions mais il invente
des personnages, des situations, des conflits et des histoires permettant de
multiples confrontations entre philosophies, vision du monde, et hommes en
“situation” (dans le sens existentiel sartrien, avant la lettre).
La nouvelle Deux bateaux est un refus de l’amalgame entre
tolérance et compromission. Mais les rapports entretenus entre
philosophie et vision du monde dans cette nouvelle se modifient dans une
comédie en un acte, L’œuf
de Colomb (Kolombuc tojása).
Dans cette pièce que l'on peut considérer comme la variante
contemporaine du même sujet, la controverse entre Moïse
Galilée et le petit préfet Stéphane Sinésius
est présentée sous un éclairage grotesque. Galilée
y est un marginal, mi-clochard, mi-fou
de village qui veut prouver que la terre est ronde, et Sinésius
le menace comme un gendarme de village : à ses yeux, Galilée
tient un discours destructeur contre la religion, c'est un “souciliste“ (“socialiste" prononcé
en hongrois vulgaire et employé péjorativement). Pendant leur
discussion, Christophe (le mari de Christine dans la pièce) revient et
dit : « Oui, ce Juif
(Galilée) avait raison, la terre est ronde... » Alors Sinésius veut que ce “gauchiste”, ce
Galilée interdit de séjour à Rome, soit interdit également
dans le village...
Cette comédie, ou plutôt cette
farce, évoque Ubu Roi, par ses
couleurs délibérément grossières mais sans la
vulgarité et la médiocrité artistique de cette
dernière œuvre. Cette pièce nous aide aussi à mieux
“déchiffrer” la nouvelle Deux
bateaux en “l'actualisant". L’idéalisme
antiscientifique de Sinésius à l'aube
du nouveau monde fut un péché pardonnable, racheté par la
beauté transcendantale de son alchimie, par l’héroïsme
de son rejet de la réalité... mais Sinésius
représente de nos jours l’obscurantisme parascientifique et le
flic mangeur de métèque.
***
Le cirque
est une nouvelle emblématique de
Karinthy : elle est son esthétique, sa contre-esthétique, sa
sociologie de l'art moderne, son autobiographie artistique. C'est un mouvement
circulaire où début et fin se rejoignent. Attention ! Ce
“cirque” n’exprime point une attitude méprisante
à l’égard de l'art du cirque, des artistes du cirque, du
monde du cirque, immortalisés par Kouprine. Bien au contraire, il prend
le cirque comme symbole du monde aliéné, comme une sorte de
Satiricon moderne, réunissant la cruauté, le mauvais goût,
la mégalomanie avec l’esprit de business et l’asservissement
de la culture.
Cette nouvelle est la Divine Comédie de Karinthy, la descente aux enfers de
l'artiste, la descente vers la morgue et l'enfer modernes, où tout est
sans bruit, bien organisé, aseptisé, où des organisations
compliquées mais bien huilées s'occupent de la prise en charge
humaniste des choses inhumaines, où le bonheur est prescrit sur
ordonnance et remboursé par l'insécurité sociale.
Le
cirque de Karinthy, peut être comparé au Procès de Kafka : ce sont deux œuvres clefs du
vingtième siècle sur le grand cirque universel, social,
médiatique et politique qui nous dévorera à notre insu
(à moins que nous ne le soyons déjà ?). Karinthy et
Kafka (dont un autre point commun est de n'avoir reçu ni l'un ni l'autre
le prix Nobel) pressentaient que les derniers Mohicans de la fin du XXe
siècle seraient les artistes, les poètes, les enfants et les
fous. Hélas, même ces derniers deviennent, par la force de la
situation, des amuseurs publics de sa majesté l'argent et des
institutions. Les discours publics n'en seront pas moins somptueux. L'esclavage
s'appellera la liberté, l’inégalité
l’égalité, au nom de la fraternité l’on tirera
sur les adolescents comme les chasseurs tirent sur les lapins, les instituts de
recherche trouveront des recettes pour la torture humanisée, les droits
de l'homme seront protégés par des armes sophistiquées
semant la mort.
Dans une autre lecture, Le cirque peut
être interprété comme une esthétique, une
philosophie de l’art et de la vie, de l'art vivant malgré tout.
Cette esthétique ne se prononce ni pour la prédominance de la
forme, ni pour celle du fond. Forme et fond constituent une unité
indissociable. L'art est une naissance et une renaissance perpétuelle.
Il est créé et il crée. Le violoniste jeune du début
de la nouvelle, et l’acrobate vieillissant de la fin du texte, sont les
deux masques de Karinthy : Karinthy adolescent timide et balbutiant,
conscient de son talent mais opprimé par les mille obstacles du
réel, et Karinthy devenu adulte et luttant avec les éditeurs et
les directeurs de magazines, de journaux, de théâtres et de la
société cirquéfiée
(sic !) pour lesquels l'art est une marchandise, au même titre
qu'une savonnette ou une mitraillette.
L'artiste et la société.
L'artiste doit se prostituer pour “placer” son œuvre. Ne
croyons surtout pas que “l'école de cirque” dont nous parle
la nouvelle soit salutaire pour l'art. Le violoniste restera un artiste
authentique non pas grâce à cette école, mais malgré
elle. À la fin de l’histoire, en se tenant sur
l’échafaudage acrobatique, il jouera la mélodie qu'il avait
dans son cœur depuis toujours.
Ou peut-on affirmer dans une autre lecture
que “l'école de cirque" a quand même contribué
au perfectionnement artistique de notre violoniste ? Est-il devenu moins
naïf, plus tendu, plus tragique ?
Ce n'est pas la question posée par
cette nouvelle dont le thème esthétique serait plutôt l'art
en tant que résistance dans un monde inhumain. Presque tous les
thèmes de Karinthy apparaissent dans plusieurs de ses œuvres,
tantôt sous un éclairage "sérieux", tantôt
de façon comique ou même grotesque, ou encore en mélangeant
plusieurs modes de récit. Ainsi le thème du cirque revient-il
dans un croquis d'une ironie féroce : Amusement du peuple.
Le monde moderne regorge de magies pour amuser le peuple. Dans un parc immense
on exhibe le plus grand nain du monde, le plus petit géant, un poisson
qui se promène sur la terre ferme et une petite sténodactylo qui
vit sous l'eau, un peintre qui dessine avec ses oreilles et un violoniste
virtuose qui joue avec ses orteils. Soyons généreux, ne regardons
pas aux dépenses, le spectacle continue, il y aura des attractions
inimitables. Vous pourriez voir un auteur dramatique travaillant sur sa
pièce mains et pieds liés, ou un poète qui sera tué
dans une vraie guerre spectacle, avec des décors grandioses, de vrais
navires, ça fait “boum !" et de vrais soldats tombant
à l’eau... de la musique d'ambiance et des boissons
rafraîchissantes... Dans ce texte, les deux thèmes, du cirque et
de la guerre se recoupent. L'humour tragique de Karinthy se tourne, une fois de
plus, contre la guerre.
***
Le “noyau” de son
esthétique se trouve lié à ses réflexions sur le
style. Hostile à toute recherche maniérée, à toute
“intention” stylistique, il considère que la perfection du
style peut être atteinte si le lecteur (ou le spectateur) ne
perçoit aucun effort. « Style
et pensée... forme et fond, matière et art... Dans
l’œuvre littéraire, je vois la perfection du style dans l'absence
apparente de celui-ci » - affirme-t-il dans la préface de
son drame Demain matin. Serait-ce une
affirmation d'ordre général, ou plutôt une
esthétique à usage personnel ? Signifiant et signifié
se confondent, ou, tout au moins ils sont inséparables dans les
œuvres de haut niveau artistique. Son idéal, le style
imperceptible, le style qui "disparaît", apparaît
paradoxalement dans sa recherche d'une expression spontanée d’une
oralité simulée. Il écrit comme s'il venait
d’improviser son discours. Ce qui prête une grande force expressive
et persuasive à son écriture et crée quand même un
style – le paradoxe est là. C'est de la naïveté
étudiée, le premier regard retrouvé. Karinthy est proche
ici de l'esthétique tolstoïenne. « Il faut que l’artiste s'étonne d'une émotion proche
de la religiosité, de la naïveté... ». La
phrase est de notre auteur, mais elle pourrait avoir été
signée par Tolstoï dont l'influence est très présente
dans certaines nouvelles de Karinthy.
L'art est une recherche, une
catégorie de la pensée, une démarche en vue de la
connaissance et il se rapproche ainsi de la pensée scientifique.
« Ce que j'aime –
dit Karinthy dans la préface de Demain matin – c'est l'émerveillement productif
engendrant une nouvelle connaissance. L’émerveillement d'un Newton
qui s'étonne pour la première fois dans l’histoire,
à propos de choses qui n'étonnaient personne avant lui... si je
lâche un stupide caillou, il va tomber sans hésitation, dans une
certaine direction... Découvrir des choses pareilles, c'est cela l'art ».
« Quelle lutte magnifique et
désespérée pour que tout soit lié à tout et
pour que je trouve tous les liens ». « Le théâtre pour moi doit
être une sorte de science expérimentale. Je cherche les lois de la
vie, mais, comme dans la nature physique, les lois n’apparaissent pas
dans leur pureté, il faut les recréer dans des conditions
épurées, en laboratoire, pour pouvoir les observer. Art :
vie expérimentale. Si je mettais sur scène la vie réelle,
ce ne serait pas la loi de la vie, seulement celle du vécu ».
En effet, Karinthy jette au début du
siècle les bases d’une théorie de l'art
expérimental ; par cela, il est proche de l'école dite
formelle russe (Eichenbaum, et beaucoup plus tard,
Y. M. Lotman), c'est-à-dire des
pères fondateurs du structuralisme littéraire. Sur un autre plan,
il est également proche des poètes surréalistes belges et
français, avant tout par l’intérêt qu’il porte
à la psychanalyse. Mais, à la différence de Breton ou de
Tzara, il garde toujours une distance critique, en évitant de confondre
l’irrationnel et l’inconscient en tant que sujet avec la
méthode de la démarche psychanalytique. (Il n'est pas exclu que
Tzara, connaissant un peu le hongrois, ait pu lire quelques nouvelles de
Karinthy). Une grande partie des nouvelles “sérieuses” de
Karinthy empruntent la forme du rêve, en exprimant plus
généralement les domaines de l’inconscient. Alors
qu’il pourfend la psychanalyse vulgarisée dans ses croquis
satiriques, il apparaît dans ses nouvelles philosophiques comme le
“double” de Freud, ainsi que ce dernier définissait son
autre admirateur Arthur Schnitzler.
Il comprit bien avant Claude
Lévi-Strauss que l'inconscient est structuré connue un langage,
et il en tint compte pour la composition de ses nouvelles oniriques. Il saisit
également, bien avant Lacan, l’opportunité de rattacher la
psychanalyse aux recherches linguistiques, formelles et structuralistes.
Il y aurait encore beaucoup à dire
sur Karinthy et la psychanalyse, mais le cadre du présent essai ne le
permet pas.
***
Afin de situer culturellement l'esprit de
Karinthy, dois-je rappeler que sa vie et son œuvre baignent dans
l’atmosphère et la mentalité de la Budapest d'avant et
d'après la première guerre mondiale, enrichie par l'humour juif
hongrois. Autour des années 1900, Budapest et Vienne se
complétaient en tant que berceau commun de la sociologie moderne, de la
dite “science de l'esprit”, de la psychanalyse, de la musique et de
l'art modernes, et de bien d'autres choses excellentes. Les cafés littéraires
de Budapest étaient des véritables pépinières
intellectuelles, les “Académies” socratiques de nombreux
écrivains, poètes et artistes. Karinthy fut la vedette
choyée de cette vie de bohème, l'homme le plus spirituel de ce
monde. On l’étiquette alors comme auteur humoristique,
“léger”. Cette définition est valable en effet pour
une partie de ses écrits. Et encore ! Disons plutôt que c'est
une légèreté profonde, un humour
“sérieux” dans le sens conceptualisé par Vladimir Yankélévitch. Mais pour comprendre
l’atmosphère de l'époque, il ne suffit pas d'évoquer
nostalgiquement le côté ensoleillé de 1'univers de
l’Autriche-Hongrie. Ce monde survécut tant bien que mal aux
horreurs de quatorze dix-huit, et ces deux villes deviennent les foyers d'une
épidémie dévastatrice. Hitler commença sa
“carrière” à Vienne, et à Budapest fut
fondé vers 1922 le parti des « Défenseurs de la
race ». Karinthy, mort en 1938, après avoir été
opéré d'une tumeur au cerveau, échappa aux souffrances
infligées par le national-socialisme à des millions d’hommes
et de femmes.
Pour clore mon essai sans vraiment
l'achever, dois-je signaler que « La lecture philosophique » de Karinthy est un sujet
très vaste que j'ai à peine entamé en soulevant quelques
questions de mon choix. Fondateur d'une “philosophie fiction", comme
on dit “science-fiction", inventeur de modèles cognitifs, de
laboratoires philosophiques et de machines philosophiques de simulation, la
philosophie devient un sujet littéraire dans son œuvre, tout comme
peut l'être un personnage ou un paysage romanesque.
Péter
Diener
[1] Conférence donnée à l’Université de Toulouse en 2001. Publiée dans la revue "Cahiers d’études hongroises", n°10 – 2002.