Frigyes Karinthy

L’homme qui ne plaisantait pas avec l’humour

(par Moshe Zuckerman)

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 Comment l'homme et la femme pourraient-ils se comprendre ? car en fait tous deux souhaitent des choses différentes : l'homme, la femme ; et la femme, l'homme.

Frigyes Karinthy, écrivain hongrois, est merveilleusement représentatif de ces écrivains du Mittel-Europa (Europe Centrale), qui de l’observatoire de leurs tables de cafés, scrutaient leur temps et le déchiffraient. Comme avant lui Karl Kraus à Vienne, son humour ravageur et décapant a servi de révélateur à toute une société. Cette féroce et parfois cruelle ironie a fait de lui « l’enfant terrible des lettres hongroise ». Il avait en lui le goût de l’imaginaire onirique, de la farce mettant à bas nos conventions et notre vision des choses. Sa jubilatoire façon de jouer avec les mots, les apparences, les sentiments sont presque impossibles à rendre hors de la langue hongroise. Aussi il n’a pas en France la place qu’il mérite. Il excellait dans les formes ramassées et percutantes. L’art du cabaret, proche de l’univers berlinois ou viennois, mais avec les particularités hongroises de dérision et d’imagination débridée, va irriguer son œuvre. Sa politesse du désespoir, parfois plongeant dans la tristesse et la nostalgie. Il dénonçait l’humanité lâche et bête. célébré comme humoriste, il se voulait autant philosophe, poète, romancier, traducteur (surtout de son idole, Heinrich Heine), d’un savoir encyclopédique, il jette un regard acéré sur le monde et le tourne en dérision. Farouchement rationaliste, éternel sceptique, il semble une réincarnation de Voltaire en Hongrie ! Il ajoutait à ce combat pour écraser les infâmes par le rire, un culte absolu au progrès technique et au devenir de l’humanité. Positivisme, passion des sciences naturelles, culture française, furent ses points d’ancrage. « L’art ne peut exister sans la science » fut une autre de ses devises.

Il était né le 24 juin 1887 à Budapest dans une famille passionnée de culture. Très tôt ses caricatures de ses contemporains, ses charges féroces contre la médiocrité le font connaître et il devient célèbre et redouté très jeune. Sa production dite « sérieuse » en aura souffert car on ne retiendra que le dynamiteur de son temps par l’humour. Pastiches, farces cruelles, contes philosophiques, romans, nouvelles, jalonnent son parcours triomphal de 1910 à 1930. « En humour, je ne plaisante jamais » sera sa devise.

En 1936, atteint d'une tumeur au cerveau, il est opéré à Stockholm, grâce à une souscription nationale. Il raconte sa maladie dans Voyage autour de mon crâne. Il meurt le 29 août 1938 lors de vacances à Siófok d’une attaque cérébrale. Il reste encore maintenant l’écrivain le plus populaire et le plus lu dans sa patrie. Lors d’une histoire étrange et loufoque on dit encore « Est-ce une Karinthy ? ».

Pour faire passer un peu de l’énergie féroce de Karinthy il fallait un hongrois pour saisir les subtilités de ce rire. C’est Moshe T. Zuckerman qui ayant traduit trois recueils de nouvelles, Je ne plaisante pas avec l’humour, Tout est autrement, Qui t’as sonné ? nous introduit à cet univers.

 

Le grand humoriste hongrois

 Frigyes Karinthy (1887-1938) est sans doute le plus grand humoriste hongrois. Il représente la victime typique de ce qu'il faut appeler le barrage dû à la langue. S'il était né anglais, français, ou américain, son nom serait accolé à ceux de Swift, Sterne, Courteline, Allais, Twain, O. Henry. Hongrois, personne ou presque ne le connaît. Il y eut quelques tentatives pour le traduire en anglais, en français et en allemand. Est-ce par manque d'enthousiasme des éditeurs, par manque de lancement adéquat, ou est-ce dû au choix des textes traduits, le fait est là : l'un des plus grands humoristes européens est mal connu ou inconnu en dehors des frontières de la Hongrie. Pourtant, humoriste, novelliste, poète, publiciste - journaliste, auteur dramatique, il a écrit une œuvre considérable : de son vivant ont été édités soixante-dix volumes de ses écrits. Il a même créé un nouveau genre qu'il a intitulé caricature littéraire : semblable au dessin humoristique, il caractérise l'auteur et critique son œuvre. Ses parodies des écrivains et des poètes, ses exercices de style - malheureusement intraduisibles - ont influencé la littérature hongroise et restent uniques dans leur genre.

Sans conteste, Frigyes Karinthy est le meilleur représentant de cet humour budapestois bien particulier, de l'époque de la monarchie austro-hongroise, au début du siècle, et même, plus tard, de celui du lugubre régime réactionnaire de Horty. Cet humour émane du creuset où se mêlent de nombreuses minorités : juive, slovaque, croate, serbe, qui cherchent à s'assimiler, à s'affirmer dans la majorité hongroise, ou vis à vis d'elle. Cette dernière n'était elle-même qu'une minorité nationale et culturelle par rapport à la civilisation germanique dont elle cherchait à se libérer.

Cet humour si particulier, féroce, cruel, est le marqueur de cette époque révolue. Comme tous les grands humoristes, Karinthy était aussi un moraliste humaniste. Appartenant aux jeunes talents (Ady, Babits, Moritz, Kosztolanyi) qui se sont regroupés autour de la revue littéraire Nyugat, (Occident) à l'avant-garde de l'esprit d'ouverture et de progrès, il fut l’un des rares, qui lors de la grande folie meurtrière de la première guerre mondiale qui entraîna l'intelligentsia hongroise dans un délire chauvin, garda raison et se moqua dans son style corrosif habituel de ses confrères écrivains va-t'en-guerre. Pacifiste, espérantiste convaincu, il lutta de tous ses moyens littéraires - humour, poésie, polémique - contre le fascisme et l'antisémitisme qui gagnaient du terrain en Hongrie à partir des années vingt et qui, plus tard, s'étendirent en Europe. Pilier des cafés connus de Budapest, ses anecdotes, ses bons mots faisaient le tour de la capitale, comme c’était l'habitude pour Tristan Bernard à Paris.

Observateur averti des hommes et des événements, ses propres expériences lui servaient souvent de source d'inspiration. Ainsi, à la fin de sa vie, il forge un récit drôle et poignant de sa maladie, une tumeur au cerveau: Voyage autour de mon crâne. Il y raconte les péripéties de son voyage en Suède et de son opération au cerveau par le plus grand spécialiste de son temps, Olivererona. L'opération réussit mais deux ans plus tard il rechute et décède à l'âge de cinquante et un ans.

Ce fut l'un des meilleurs écrivains de la Hongrie du vingtième siècle, en tout cas le plus grand humoriste hongrois. Il est temps qu'il occupe aussi la place qu'il mérite dans la littérature européenne

Pour introduire Frigyes Karinthy devant le public français, voici quelques courtes nouvelles représentatives de l'auteur dans ce domaine et traduites pour la première fois.

 Moshé T. Zuckerman