Procédés narratifs dans Le cirque de Karinthy[1]
Par Lajos
Nyéki
En réfléchissant à la
question des procédés narratifs utilisés par Karinthy
d'une manière générale et particulièrement dans les
textes qui figurent dans ce volume, on se rend très vite compte que,
pour expliquer ces procédés, il faut aller plus loin en se
livrant à une analyse profonde. Bien sûr, dans cette approche, il
est impossible de nier L’influence de la démarche chomskyenne. Il
est évident pour nous que les procédés narratifs, tels
qu'ils sont habituellement présentés, se révèlent
comme des structures de surface, derrière lesquelles il est
légitime de reconstituer tout un système de logique profonde.
Bien sûr, une intervention à une table ronde n'est pas destinée
à révéler des vérités définitives et
immuables. Et cette remarque reste valable même pour cette version
écrite et quelque peu remaniée. Tout ce que j'ai
l’intention de dire reste dans le domaine des hypothèses à
discuter.
Dans les récits de Karinthy, nous
sommes en face de la dualité, de l’opposition même, de deux
types de logique : a) une logique
linéaire du “bon sens” banal, procédant par des
séries de syllogismes, et b) une logique
des réseaux qui repose sur des associations d'idées
(autrement dit, de signifiés) ou des associations verbales (autrement
dit de signifiants). Dans une conception réductionniste qui trahirait un
matérialisme vulgaire, seules ces dernières ont droit de
cité, car les associations de signifiants sont faciles à
observer, on peut les enregistrer de diverses façons, alors que dans
l’observation des associations de contenus se glisse
inévitablement une part d’arbitraire et de subjectif.
Il semble évident que le
fonctionnement du cerveau procède par une logique des réseaux
associatifs ; ceci est particulièrement vrai dans les cas où
le contrôle du “bon sens" est relâché comme dans
les rêves.
Le premier texte du volume, intitulé
justement Le Cirque, est une
démonstration parlante de ce qu'on vient de dire. L'auteur explicite clairement
qu'il s'agit d'un rêve. Le point de départ est constitué
par deux envies : “d'aller au cirque" et de
“posséder un violon". Le narrateur est guidé par un
pouvoir occulte matérialisé par le pronom indéfini
quelqu’un (l'effet de vague est renforcé par le
conditionnel) : « c’était comme si quelqu'un me
conduisait en me tenant par la main ». Mais ce rêve
n’est que la compensation imaginaire d'un empêchement bien
réel : « ils ne m'ont pas amené au cirque. Oui,
c'est comme ça que j'ai rêvé de temps en temps du
cirque ». Le narrateur rêveur dévoile donc ainsi le
pourquoi de ses rêves. Et le récit se déroule entre deux
forces : cette contrainte qui paraît bien réelle et l'envie
plutôt factice de
« Alors, mon cœur s'est arrêté, j'ai balbutié
quelque chose comme quoi je n'avais pas besoin de billet, je n'allais pas dans
la salle, c'était seulement pour mon violon… et je lui
désignais désespérément mon violon que bien
sûr je tenais serré sous mon bras. Il s'est baissé
jusqu'à ma bouche et n'a pas décoléré et m'a
laissé bredouiller jusqu'au bout que je n'avais pas de billet, mais que
j'avais composé une chanson, moi-même, sur mon violon et que s'il
me laissait entrer, je voulais bien la présenter au public.
Là-dessus il a éclaté d'un rire si généreux
que je voyais le fond de sa gorge comme un tunnel profond, puis il a dit
froidement ceci mot pour mot : "Un p'tit cinglé, il s'est
monté la tête, son cœur est coincé, ça fait
sauter la bête." J'ai trouvé ce petit poème
étonnamment astucieux et j'ai vu le plaisir que le directeur a
tiré de ma reconnaissance spontanée. Il m'a tapoté
l'épaule et m'a dit d'attendre, on pourrait peut-être faire
quelque chose, on en reparlerait. »
Les deux envies : aller au cirque et jouer du violon, commencent donc à se
rejoindre. Mais la logique du rêve procède par mille
détours : le narrateur et le directeur doivent monter et descendre
à l'aide d’une machinerie bruyante, passer par des couloirs
sombres, assister à des scènes de tortures et d'assassinats, mais
qui finissent par se révéler comme des spectacles de
divertissement. (Dans ses écrits, Karinthy ne cesse de dénoncer
le goût morbide du public et l’exhibitionnisme sadomasochiste
peut-être inhérent à toutes formes de spectacle.) Ils
pénètrent enfin dans une école de clowns qui est une
transposition de l'école tout court, autre lieu de torture dans
l'imaginaire populaire, vu par l'auteur de Tanár
úr kérem,
classique inégalable de l’humour scolaire. Les
élèves doivent exécuter des prouesses :
« On m'a également fait asseoir sur le
banc et le directeur appelait les élèves au tableau noir les uns
après les autres pour les interroger. L'un d'eux est venu en marchant
sur les mains et en cognant rythmiquement sa tête au sol. Il a dû
refaire son numéro. Un grand échalas s'est fait appeler ensuite,
il a sorti un couteau et s'est ouvert
Il est inutile d’insister sur le
caractère cauchemardesque de ces visions. C'est la nature obsessionnelle
du rêve qui en définit en dernière analyse la logique.
Comme le héros risque d'être considéré comme
incompétent en tout, on lui fait traverser la morgue où le
médecin chef doit donner son avis. On conclut que son seul salut se
trouve dans l’acrobatie. Et le récit se termine par la description
détaillée de sa performance à la fois artistique et gymnastique
dans la hauteur des projecteurs.
Il n'est pas abusif de rapprocher cette
page d'un passage célèbre de Tanár
úr kërem
(version française, due à Françoise Jarcsek-Gál,
intitulée M’síeur) :
Lógok a szeren (Je pendouille aux agrès)
où le héros rêve des exploits mirobolants : « …un homme donnant le
matin, en sa qualité d’académicien en chef, une
conférence devant les professeurs de l’université, et
remportant l’après-midi le championnat du monde de nage sur le dos
et de barre fixe... » :
« Je me trouvais là, seul, sur le tapis de la piste vaste,
baignée dans une lumière crue. À pas feutrés j'ai
couru alors jusqu'au milieu, le cône du projecteur me suivait
constamment. Je me suis prosterné vers les loges tel un serpent,
à gauche puis à droite. J'ai ensuite attrapé
l'échelle et prestement, sans bruit, si légèrement que je
ne sentais pas le poids de mon corps, j'ai grimpé la hauteur de quatre étages.
Là je me suis hissé précautionneusement sur un unique et
mince bâton et j'ai oscillé quelques instants en équilibre.
».
À ce moment, on lui tend « une petite table à
pieds de fer fixée au bout d'une perche » ; et la
construction branlante continue à s'élever, on lui passe trois
chaises posées l'une sur l'autre, chacune sur un seul pied,
l’édifice est complété par un énorme cube de
bois. Enfin on lui tend une dernière perche et il met plusieurs minutes
à la dresser sur la pointe supérieure du cube.
« J'ai
attendu le temps qu'il fallait pour que le balancement de mon édifice
atteigne un point mort. Alors, dans le mortel silence, je me suis
redressé, j'ai dénoué mon maillot et j'en ai retiré
le violon… les mains tremblantes j'y ai posé mon archet…
à ce moment, en tâtonnant d'un pied j'ai lentement
lâché la perche. Je me suis penché en avant… je suis
resté quelques minutes en équilibre… et profitant du
silence de la terreur qui en bas avait ouvert les bouches et serré les
cœurs… lentement et en tremblant je me suis mis à jouer la
mélodie que jadis, il y a longtemps, très longtemps, j'ai entendue un jour résonner et sangloter dans mon
cœur. ».
Sur sept textes (du recueil Deux bateaux publiés aux
Éditions Ombres), trois sont
des récits de rêves : Le Cirque,
déjà cité, Ombres, Vent du Nord. (D'ailleurs, pour leur
représentation visuelle, avec ses possibilités techniques, changements
de plans rapides, fondu enchaîné, etc., c'est le cinéma qui
paraît le plus approprié.)
Le récit intitulé Ombres est construit aussi suivant la
logique des rêves. L'auteur donne lui-même la clef de ces visions
d'enfance :
« …les contours de l'armoire, du paravent et du grand vase d'onyx
s'effondraient chaque soir derrière la veilleuse en ces profils sur les
murs. ».
Et dans le texte se développe un
véritable théâtre d'ombres où tout est noir :
la flamme des allumettes, le bout des cigarettes, et les vivants, devenus
ombres, passent à travers les murs, se traversent les uns les autres
mutuellement sans difficulté. Un des personnages, « un chevalier servant barbu,
le nez crochu » que le narrateur appelle Mouki[2], « prit dans sa poche l'ombre
d'un mouchoir et essuya l'ombre de ses lunettes. ». D'ailleurs, dans
ces descriptions qui évoquent aussi sans aucun doute les salles obscures
des cinémas dont l'invention est, somme toute, assez récente
à l'époque, tout apparaît comme projeté sur un mur.
Même le tramway :
« [Un
tramway] arrivait justement en face sur le mur, un joli tram propre, tout
ombre. Le receveur sonna pour arrêter ; ce n'est pas par les marches
que nous grimpâmes mais nous traversâmes simplement le devant du
tram et nous assîmes de profil contre les fenêtres. Le tram
s'élança, il longea les murs, il traversa tout un tas de gens qui
disparurent à l'instant même mais ils continuèrent
calmement et allègrement leur route dès que le tram les quitta.
».
L'effet est si cher à Karinthy qu'il
l’exploite au maximum comme l'illustre ce passage :
« Monsieur Spitz enfonça la main dans sa poche pour en extraire
des allumettes noires, il mit une cigarette noire dans sa bouche, il frotta une
allumette dont jaillit une flamme noire, il alluma sa cigarette et exhala des
volutes de fumée noire semblable à une fine dentelle. ».[3]
Placer l'obscurité au centre de la
narration a une très forte implication métaphorique qui s'attaque
pour ainsi dire aux prémisses de la raison
pure, du bon sens, en mettant en cause en dernière analyse la
nécessité de la clarté du discours.
Pour tirer au clair les rêves, on a
besoin d'une clef. Et justement, cette clef apparaît dans Ombres. Le
récit se situe près d'un atelier de serrurerie dont
l’emblème est une Clé accrochée à un fil de
fer. Madame Szidi, la tante du narrateur, fait croire
à celui-ci qu'avec la Clé d'Or on peut ouvrir la porte d'or du
Pays de l'Or où tout est en or. L'obscurité de la nuit, condition
indispensable des rêves, est donc contrebalancée par la promesse
d'une lumière, d'un monde des rêves dorés d'où tous
les monstres cauchemardesques sont bannis, où règne un bonheur
inaltérable dont le narrateur parle ainsi :
« …j’ai allongé le bras et j’ai atteint la branche
supérieure du peuplier haut de cent mètres et j’ai
attrapé la clé d’or. Je pris l’étincelante
clé d’or dans ma main et je faillis pousser un cri de joie. ».
Mais le réveil est dur, avec les
ombres, les lumières disparaissent également. C'est
l'éclat de rire “tranchant et sarcastique” de Monsieur Spitz
qui marque le passage entre les deux mondes pour le narrateur :
« je serrais convulsivement le poing pour ne
pas lâcher la clé mais j’avais l’impression
d’empoigner le vide […],et quand je regardai autour de moi,
j’étais dans ma chambre et le soleil brillant entrait par la
fenêtre jusqu’au mur d’en face, à droite de mon lit,
l’ombre noire et bien nette de la clé d’or s’y
trouvait, la clé d’or, l’enseigne de l’atelier de
serrurerie pendouillait devant notre fenêtre et jetait son ombre sur le
mur. ».
Le récit de Karinthy est
remarquable, car, tout en représentant les méandres de la logique
associative des réseaux telle qu'elle se manifeste dans les rêves,
il saisit aussi leur genèse, leur ancrage dans la réalité
quotidienne.
Le texte intitulé Vent du nord commence par
l'annonce : « J'ai rêvé cela », mais
là, les personnages historiques et imaginaires se mélangent d'une
manière déroutante : Auguste. Mécène,
César Borgia, La Duse, D’Annunzio apparaissent et disparaissent.
Les rêves s'inscrivent dans des perspectives historiques, voire
mythologiques. L'auteur fait manifestement des rapprochements entre le travail
onirique et le fonctionnement du langage en tant que créateur de
figures, particulièrement de métaphores. Le narrateur parle
d’un « formidable été païen [qui] avait
duré vingt ans ». Il décrit avec force détails
la luxure, en s’inspirant de l’atmosphère de la Grèce
antique telle qu'elle apparaît dans l'imaginaire littéraire :
« …nous organisions des joutes olympiques, la lutte de jeunes
garçons nus, et la fête s'achevait par la danse des femmes
perses ; nous étions tous jeunes et tous amoureux les uns des
autres.... Nous chantions la poitrine
et les hanches des femmes et nous trouvions de merveilleuses comparaisons entre
les femmes, les fruits, les fleurs, les félins au pelage de velours et
les boissons. ».
Les implications sexuelles de ce
récit sont évidentes ; il serait certes utile de recourir
à une grille d’interprétations psychanalytiques pour le
commenter, mais ceci sortirait de notre compétence. – Une chose
est certaine : l'auteur laisse entendre qu'en écrivant, il
s'agissait pour lui d'une certaine manière d'exorciser la mort. On ne
peut plus explicite :
« Nous ne craignions pas la mort. Les orgies suivaient les enterrements
et nous ne bâtissions pas de mausolées. La mort n'évoquait
en nous que le sang qui bat ou qui s'épanche, rien de plus. ».
La méthode mise en application par
Karinthy n'est pas loin de celle de l'écriture automatique.
L’histoire pourtant se cristallise grâce à l'apparition de l'Étranger, un être dans
lequel toute l’angoisse existentielle de l'auteur se trouve
concentrée. Au cours du récit, sa figure se précise; il
s’individualise quelque peu en devenant le "Norvégien",
mais, en même temps, il se transforme en un monstre
démesuré :
« il avait de longs cheveux bleu gris qui flottaient bizarrement autour de
sa tête tels la flamme froide, bleue de l'esprit-de-vin ou le feu follet
au-dessus des étangs humides et froids. Et son visage s'était
allongé, sa figure était longue de deux mètres, avec des
contours flous, il ne me regardait pas et il ne me répondit rien. ».
Conformément à
l’élargissement cosmique du rêve, on découvre que ce
Norvégien est le Vent du Nord en personne, autrement dit, le
héros du récit annoncé dans le titre, attendu au
Pôle Nord par sa bien-aimée. C’est un être
véritablement mythique :
« J'entendais sa voix tantôt de près,
tantôt de loin, il haletait, il gigotait et ses bras qui battaient la
mesure, longs d'un millier de mètres, gesticulaient sur la voûte
céleste qui noircissait. ».
À son réveil, le narrateur ne
peut que constater le ravage causé par le vent présenté
cette fois comme un dément, mais, contrairement au récit
précédent dans lequel le rêve était né de la
réalité, ici c’est le rêve qui est prolongé
dans la réalité, il est pour ainsi dire authentifié par la
réalité, qui est toujours saisie dans un langage
métaphorique :
« Le vent du nord trépignait, fou de rage, dans la fureur de la
voûte céleste ; tandis que les nuages épais, mous et
noirs semblaient maintenant être les murs lambrissés d'une
gigantesque cellule que ce fou dans sa camisole de force, frappait,
tambourinait de ses poings, cognait de sa tête - le vent du nord. ».
Avec la Parabole sur la mort
(1920) que Péter Diener qualifie de
"nouvelle antimilitariste tardive", nous pouvons poser la question
d'autres procédés narratifs. Incontestablement, la logique du
rêve est toujours présente, mais dans un rapport d'amplification
extrême. C’est la description des cauchemars, mais sous leur aspect
plutôt auditif que visuel.
Du point de vue narratif, on peut signaler
deux procédés principaux. Il s'agit d’accumulation (condensation) et de contraste : l’accumulation de détails terrifiants
dans les hallucinations auditives d'un diplomate (de son nom, Ivan Ivanovitch)
dont les bonnes manières, l'aspect extérieur distingué, sa
façon d'être discrète, impassible et quasi silencieuse
contrastent avec son cynisme prêt à accepter toutes les
atrocités pourvu que celles-ci puissent s'inscrire dans un projet
machiavélique d’efficacité stratégique. Il joue
à la guerre comme à un jeu d'échec dont les figures sont
les soldats jetés contre l’ennemi pour former des remparts de
défense vivants, mais très vite massacrés. Un autre
contraste s'établit entre le style naturaliste de la description et le
contenu hallucinatoire. (Dans la mesure où la technique naturaliste vise
en préférence à présenter le monde par son
côté répugnant, ce contraste en est un trait
caractéristique.)
Quelques exemples pour illustrer nos
remarques. Karinthy décrit le diplomate de la manière
suivante :
« Cette supériorité quasiment artistique avec laquelle il
savait s'exprimer, statuer du matériau de la guerre, la masse des
hommes, comme un architecte traite de pierres de construction ou de ciment,
était admirable, c’était celle d’un champion
d'échecs qui, les yeux clignés, se concentre sur le seul
résultat[4]
pendant qu'il ôte un pion de l'échiquier. ».
Et Karinthy poursuit :
« Il convient d'y lancer deux bataillons. Trois lignes de tirailleurs
devant, sans tirer, il est inutile de leur distribuer des munitions car on en
manque. Leurs corps fermeront de toute façon le passage, ils serviront
de protection. ».
Puis le diplomate constate en souriant
l’avantage que l'on peut tirer de l'existence du courant dans les fils
barbelés :
« Il y a du courant dans les barbelés ? L'équation est
très simple : quelques
centaines d'hommes assiègent les chevaux de frise, ils se collent
dessus, comme le corps humain est mauvais conducteur, cela permet aux autres de
grimper par-dessus pour passer. »
Pour ce qui est de l’accumulation
des effets sonores comme procédé narratif, Ivan Ivanovitch est
littéralement anéanti par les bruits liés aux ravages de
la guerre auxquels il devient enfin attentif :
« au-delà de la cacophonie des canons et des fusils, d'autres
bruits isolés s’immiscèrent dans son cerveau. L'un
ressemblait à un sourd râle haletant : le halètement
final du soldat montant à l'assaut qui plante sa baïonnette…
Il entendit le craquement sourd de l'autre sternum sous la pointe… Il
entendit le bruit timide du sang qui filtre, puis le jaillissement franc du
flot sortant des poumons. […] de plus en plus fort, de plus en plus
effroyablement, de milliers de gorges, des gorges étranglées
poussant des cris perçants, des gorges vomissant. »
Nous avons mis en évidence
l'accumulation des effets sonores dans ces passages, mais les
procédés narratifs rejoignent en réalité le domaine
visuel des procédés cinématographiques[5] Si l'on peut entendre ces cris, ces
hurlements, c'est parce qu’ils sont au
premier plan. Il y a des passages où cet effet de proximité
et d’agrandissement atteint la limite du tolérable :
« Puis il entendit des trompettes lointaines, puis comme un orgue de
barbarie lanciner un air de crécelle d'une distance
inhospitalière, puis il entendit des croassements : le
martèlement de becs noirs et sales parmi des cheveux hirsutes. À
travers cet horrible grondement des canons, il distingua nettement le giclement
d'un globe oculaire crevé quand le bec noir y plongea. ».
Ceux qui ne veulent toujours voir en
Karinthy qu'un amuseur qui a gaspillé sa vie en rédigeant des
textes alimentaires, peuvent méditer sur ce passage, d'autant plus que
les effets sonores insoutenables s'accompagnent aussi de visions
terrifiantes :
« Puis il vit des centaines d'autres soldats… morts ou agonisants,
entassés les uns sur les autres… il vit des rivières
sinueuses de sang et de cervelle giclée. Il vit des cœurs
fracassés derrière des poitrines fermées comme si tout
était transparent… ».
« Comme si tout était
transparent », ce passage est révélateur, car il suggère
un certain renvoi à des clichés radiographiques. Chez Karinthy,
les procédés narratifs s'inscrivent dans une construction d'une
très grande complexité.
L'influence de la technique
cinématographique y est évidente, mais ce qui est vraiment
étonnant dans les passages cités, c'est que l'auteur
présente une série de faits hallucinatoires tantôt par leur
côté auditif, tantôt par leurs manifestations visuelles.
Comme si la bande sonore était séparée de la bande des
images... Si ce “film verbal" rappelle, comme nous l'avons
supposé, les clichés radiographiques, il n’y a rien
d'étonnant, car le procédé est très fortement
rationalisé par l'auteur, la scène se passant dans une salle
d'hôpital. Victime d'une explosion dans un train qu'il a pris pour aller
à Saint-Pétersbourg, Ivan Ivanovitch est examiné par deux
médecins qui constatent la paralysie de ses nerfs auditifs en craignant
que celle-ci ne s'étende aux autres organes de perception.
Paradoxalement, et c'est peut-être le
principal effet de contraste de ce récit, le diplomate entend et voit
tout avec une intensité insoutenable. Karinthy ne parle pas de remords
ni de punition. Dans ces textes, on ne peut déceler aucune intention
didactique ou moralisatrice, mais le lecteur peut difficilement
s'empêcher de porter un jugement. Il nous paraît évident que
l'auteur a savamment calculé cette réaction.
Par ailleurs, la nouvelle se termine par un
ultime contraste. Le diplomate impassible et cynique apprend enfin à
pleurer :
« Il éclata en sanglots, il sentit la chaleur des larmes qui
coulaient sous ses cils raidis. Alors enfin il comprit tout et il fut
inondé d'une joie infinie et inconnue. Les bruits confus, terrifiants,
s'entremêlèrent et s'unirent en une musique symphonique de plus en
plus triomphante… »
Et la mort le terrasse, alors qu'il se
prépare à une nouvelle naissance :
« c’est cela, c’est la vie que j’attendais, moi,
nouveau-né, là-bas dans la longue obscurité. C’est
la vie… le son et la lumière… désormais je vois et
j’entends ! Qu’il est doux de naître, de venir à
ce monde doux et radieux ! […]Le médecin se pencha au-dessus
de lui et fit signe à la religieuse : c’est fini. ».
On peut certes reprocher à ce texte
un certain esthétisme fin de siècle qui n'est pas en
contradiction avec les excès naturalistes frôlant sans cesse la
morbidité. Cela n'empêche qu'il marque une étape importante
dans l’apparition en Hongrie d'un type de narration jusque-là
inconnu.
***
Les récits signalés avaient
pour point commun un certain équilibre entre les composantes sonores et
visuelles, avec une nette prédominance de ces dernières. La
nouvelle intitulée Barabbas (1917),
exigerait une représentation purement sonore, peut-être impossible
à réaliser. C’est le passage très connu de
l'Évangile, où Ponce Pilate demande à la foule lequel des
deux elle voudrait voir libérer, le Nazaréen
ou bien Barabbas. La grande
trouvaille de Karinthy consiste à imaginer que chacun
séparément demande la libération de Jésus, mais ces
cris individuels aboutissent dans une immense rumeur clamant Barabbas. Il est inutile d'insister sur
la signification symbolique de ce texte.
Dans sa postface,
Péter Diener fait le rapprochement du
récit de Karinthy avec quelques œuvres littéraires comme Mario et le Magicien de Thomas Mann, le
Procurateur de Judée d'Anatole France, ou bien avec La révolte
des Masses d'Ortega y Gasset. Sans remettre en cause
la légitimité de ces rapprochements, on peut également y
déceler les traces de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon (1895)
qui acquit très vite en Hongrie une très grande
célébrité. C'est en effet une très bonne
illustration de la thèse suivant laquelle, fondu dans la foule,
l’individu perd son libre arbitre et sa rationalité. – Dans
une perspective diamétralement opposée, on pourrait même
penser qu'il s'agit là de la démonstration, certes involontaire,
d'une des lois de la dialectique marxiste qui énonce qu'au-delà
d'un certain seuil, l’accumulation quantitative aboutit à des
changements de qualité.
Karinthy décrit la scène
d'une manière poignante :
« Et ils se regardèrent les uns les autres avec terreur, parce que
chacun séparément avait crié : « le
Nazaréen ! » - Et il advint que le Maître
blêmit et en se retournant Il parcourut la foule des yeux. Et
séparément Il reconnut le visage de chacun, mais dans la
pénombre du soir, ces nombreux visages se fondirent en un visage unique,
une tête immense qui ricanait bêtement et méchamment. »
Dans la nouvelle intitulée Deux bateaux (1915), deux conceptions
s'affrontent, autrement dit, la structure narrative utilisée est l’oppositíon,
opposition entre le "capitaine Christophe", dans lequel on
reconnaît aisément le personnage de Christophe Colomb convaincu de
la rotondité de la terre, et l'alchimiste Sinésius
qui veut échapper aux contraintes imposées par la science vers
une quatrième dimension ésotérique, vers ce qu’il
appelle le Ciel de cristal.
Karinthy était un adepte de la
philosophie des Lumières (parmi ses projets, on trouve celui de la
rédaction d'une encyclopédie à la Diderot), il
était un rationaliste convaincu, mais qui ne fermait pas toute porte
vers l'irrationnel. Était-ce l’influence de
l’ésotérisme maçonnique qui a séduit à
l'époque bon nombre de ses camarades écrivains ?
Comme un de ses meilleurs amis et complices
en canular, Dezső Kosztolányi, il fut pendant un certain temps
membre de la Loge Martinovics dirigée par le politicien sociologue
Oszkár Jászi. Toujours est-il que pour
lui la tolérance était une valeur fondamentale, il avait du mal
à croire à des oppositions polarisées n'admettant aucune
valeur intermédiaire.
Pour saisir son attitude, il suffit de
penser à l’affection avec laquelle il décrit Sinésius et ses disciples :
« Sinésius avait lui aussi des disciples : des
jeunes gens blêmes et hirsutes qui l'écoutaient avec des yeux
admiratifs lorsqu'il leur prêchait l'herméneutique et l'astrologie. ».
Il s'identifie à son personnage qui
parle avec une incontestable nostalgie de la disparition des sciences
traditionnelles et de l’apparition de la science nouvelle qui, avec ses
visées pragmatiques, risque de détruire la poésie:
« Brusquement la science devenait quelque chose de très tangible et
de tout à fait simple dont on attendait des résultats, et des
résultats rapides. Mieux valait dès aujourd'hui un pays neuf et
accessible où l'on pouvait bêcher l'or de la terre pour pas cher,
sans risque, que demain un or certain que les alchimistes fabriqueraient
à partir de charbon et de sable lorsque la position des astres serait
favorable. ».
Sinésius prévoit avec sagesse mais sans
enthousiasme les transformations qu'aura apportées la science à
la Colomb :
« Nous trouverons un monde transformé, vous le pensez bien, Colomb
et ses pareils auront bouleversé la face du monde. Des savants viendront
pour mesurer la superficie de la boule qu'ils penseront limitée…
et d'ailleurs leurs calculs mesquins et sans âme les justifient. Des
savants viendront pour mesurer les distances et pour prendre la Terre en
possession. Chacun les croira, pendant mille ans, tout le monde croira la
Science rationnelle et populaire qui ne prétend que ce qu'elle peut
aussi prouver, et qui n'admet que ce qu'elle voit de ses yeux et entend de ses
oreilles, car pendant mille ans œil
et Oreille seront des idoles, ô Paracelse, et ils s'inféodent
à ces idoles de la même façon qu'autrefois les Perses et
les Assyriens s'étaient soumis à la puissance des pierres. Nous
seuls savons que toute idole est fausseté car Dieu, l'Essence, est
insaisissable. Mais eux croiront en la Science épaisse et palpable qui
flatte la racaille. Et en son honneur ils construiront des palais dans le Monde
Ancien comme sur la Terre Nouvelle : des palais et des machines. Quand
nous serons de retour, nous trouverons des machines à voltiger dans les
airs, à voler autour de la Terre et à claironner la petite gloire
des savants charlatans : des petites merveilles qu'auront pu produire de
minables petits Christs sauveurs. ».
À notre avis, il serait faux de voir
dans ces phrases l'éloge de l’irrationalisme. Il s'agit
plutôt du rejet d'une science vulgaire, trop
“mécaniciste” et de la promesse d’un
dépassement de la réalité banale vers un monde virtuel
qui, grâce au développement de l'informatique, ne commence que de
nos jours à s’affirmer.
Comme nous l'avons laissé entendre,
on ne peut pas séparer la question des procédés narratifs
des processus logiques qui, qu'on le veuille ou non, débouchent sur des
questions idéologiques.
Si la logique des réseaux semble
régir le domaine des rêves, elle régit aussi les
systèmes de navigation de nos ordinateurs. Et il me plaît à
croire que Karinthy, avec son extraordinaire sens d'extrapolation, a
prévu tout cela...
Lajos Nyéki
[1] Conférence donnée à l’Université de Toulouse en 2001. Publiée dans la revue "Cahiers d’études hongroises", n°10 – 2002.
[2] Il est aussi appelé, à cause de son aspect "angulaire", Monsieur Spitz, du mot allemand signifiant aigu, pointu
[3] Sur
le plan purement littéraire on peut rapprocher ce passage d'un
poème de Mihály Babits publié en 1908 : Fekete ország (Pays noir) qui commence justement par
[4] Souligné par nous.
[5] Précisons que des films sonores (ce qualificatif est plus approprié que l'adjectif parlants) parcourent déjà la Hongrie des I'année 1900; ce sont des kinétophones d'Edison qui fonctionnent grâce au couplage d'un projecteur avec un gramophone (Voir Szinészeti Lexikon dir. par Antal Németh, Gyöző Andor kiadása, Budapest, 1930, t. 1, 316). La séparation du son de limage est donc suggérée par la technique.