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22 oct. 2012
logo oiseau-livre - Guillaume
Schneider
Dans Voyage autour de mon crâne, Frigyes Karinthy entraîne
son lecteur dans son combat tortueux contre une tumeur au cerveau.
Voyage autour de mon
crâne est
une autobiographie de Frigyes Karinthy, auteur hongrois du début du vingtième
siècle. Cette œuvre retrace son cheminement à travers la maladie, de la
négation du mal à l'auto-diagnostic, jusqu'à la
confirmation médicale et au traitement - réussi.
À sa publication, ce récit est d'une extrême
modernité, car les techniques médicales qui y sont décrites ne sont pas encore
autant vulgarisées qu'aujourd'hui. Les opérations sur les tumeurs au cerveau et
la neuro-chirurgie moderne n'en sont qu'à leurs
débuts et le diagnostic d'une telle tumeur sur un patient revient pratiquement
à signer son arrêt de mort.
Le talent de l'auteur, qui se prend lui-même
pour cas d'étude, est
de décrire avec précision sa descente aux enfers à partir du moment où le mot
de tumeur est posé, ce qui fait apparaître l'opération finale comme un
véritable miracle. Quels que soient les termes qu'il emploie dès lors,
l'intervention ne semble jamais aussi insoutenable que l'angoisse qu'il a vécue
auparavant. Et pourtant, comme les interventions sur le cerveau se font en état
d'éveil, aucun détail n'est épargné au lecteur, de la trépanation à la suture
finale.
Karinthy, outre son expérience personnelle, est
un fervent admirateur des progrès scientifiques de son temps, et ils sont
nombreux durant cet entre-deux guerres (voir mon article sur Trois explications
du monde: http://suite101.fr/article/mysticisme-atomisme-et-psychanalyse-trois-explications-du-monde-a33412).
Bien documenté sur le sujet, il opère un savant équilibre entre l'objectivité
médicale et les dérives subjectives de son cerveau malade.
Dans ce récit de sa maladie, Karinthy s'applique
également à montrer comment le corps et son fonctionnement peuvent nous
échapper à tout instant. Ce corps que l'on croit connaître, qui représente à la
fois nos limites et le refuge de notre sentiment d'exister, Karinthy le montre
en pleine déliquescence, impossible à contrôler et affectant les sièges les
plus solides de l'humanité que sont l'intelligence et la capacité à s'exprimer.
L'œuvre relate plusieurs visites de Karinthy
dans des hôpitaux, dont une en simple visiteur poussé par la curiosité. Les
images qui en ressortent donnent froid dans le dos, tant du point de vue des
malades, souvent condamnés, que des traitements, pour la plupart expérimentaux
et parfois pires que le mal - notamment en ce qui concerne les électrochocs. Si
la maladie entraîne la mort, la médicalisation semble entraîner la
dépersonnalisation.
De plus, l'auteur reconstitue en grande partie
les dernières étapes de sa maladie d'après des paroles rapportées. Victime
d'acouphènes, puis de vertiges, puis de nausées, puis de cécité progressive,
les symptômes n'en finissent pas de s'ajouter les uns aux autres, amuissant l'auteur qui ne peut plus écrire, rendant tout
raisonnement impossible dans la durée, et faisant prévaloir l'existence de la
maladie sur l'existence de l'être humain. Finalement, la seule preuve qui lui
reste de son intelligence, celle qui l'emporte sur l'angoisse et la mort, c'est
son intarissable sens de l'humour.
Nombreuses sont les réticences de l'auteur à
accepter un traitement. Une bonne moitié de l'œuvre est consacrée aux efforts
qu'il fournit pour apprivoiser son mal, jusqu'à ce que celui-ci le dépasse. Il
est curieux de constater comment la peur de l'inconnu à l'intérieur de soi peut
dépasser - et de loin - la peur de la mort.
Karinthy décrit là la grande misère humaine: à
la fois mortel et conscient d'un potentiel dépassement de cette mortalité sans
en posséder les clefs. L'être humain, dans son intelligence quasi infinie, se
heurte sans cesse à sa finitude, ce qui génère toutes sortes d'angoisses. Mais
malgré tout, il persiste dans son désir de contrôle de soi. Ainsi pour un être
intelligent, l'instinct de survie réside paradoxalement dans le lâcher-prise,
dans la confiance en l'autre et en son jugement.
Or Karinthy est loin d'être un patient docile.
Critique et observateur, il se libère de ses pulsions morbides grâce à ses
remarques cyniques, souvent acerbes, envers tout ce qui l'entoure. De ce fait,
il démontre l'ambivalence de l'intelligence, à la fois mortifère et salvatrice.
Il confère aussi une large place aux autres arcanes de la conscience, comme l'auto-censure et le tri des idées par le rêve, qui
conduisent l'homme à produire des choix libres et avisés en-dehors des circuits
de la raison.
Ce voyage autour d'un crâne donne donc une idée
générale de la complexité du cerveau et du sentiment d'exister chez l'homme,
qui ne se résume ni à l'intelligence ni à un vague concept d'âme. À la fois
plein d'appréhension et d'espoir - dans la mesure où l'auteur peut parler de
cette expérience a
posteriori, ce livre est à découvrir absolument.
Karinthy Frigyes, Voyage autour de mon crâne,
trad. Françoise Vernan, Paris, Viviane Hamy, 1990.
Article paru dans http://suite101.fr/article/f-karinthy-voyage-autour-de-mon-crane-plongee-dans-la-maladie-a35753